jeudi 13 octobre 2016

13/31




Le cyborg à l'expression monolithique n'est pas le héros de Terminator. La reprogrammation du robot et le plan de carrière de sa vedette en devenir l'a fait oublier, mais c'est à Kyle Reese que revient ce rôle, porté par l'incandescent Michael Biehn, à qui on ne proposera jamais, hélas, un autre personnage à la hauteur de son charisme fiévreux. Le destin tragique auquel le personnage est condamné dès le début n'est pas étranger à la profondeur de l'empreinte qu'il laisse, une fois le film achevé sans lui, dans l'esprit du spectateur...comme dans celui de Sarah Connor.



Car s'il a accepté de se laisser prendre au piège d'un insoluble paradoxe temporel en remontant 45 ans dans le passé, c'est pour sauver cette jeune femme, dont il ne connait presque rien: son nom, son visage sur une photographie, et l'espoir dont elle est à l'origine: elle doit donner naissance au libérateur de l'humanité, prisonnière sous le joug de machines, jadis leurs esclaves, aujourd'hui conscientes, émancipées et régnant sur terre après avoir presque exterminé les hommes. Chevalier arthurien voyageant dans des époques dont aucune ne semble pouvoir être la sienne tant il concentre des qualités invariablement irréelles, Kyle Reese est même garant de la plus littéraire d'entre elles: l'amour courtois qu'il éprouve pour Sarah, et qui est la raison de son engagement pour sa mission sans retour possible.[1] Reese a préféré renoncer à tout amour charnel à son époque d'origine pour ne honorer les sentiments chastes et absolus qu'ont fait naître en lui la rencontre du visage de Sarah sur une photo vieille de 45 ans. Cet aveu fait à sa dame, le sacrifice ultime qu'il va consentir un peu plus tard en espérant lui sauver la vie apparaîtra presque comme banal, en comparaison.



Pas encore kamikaze de la logistique et des effets visuels, Cameron est déjà un suicidaire de la narration. Il en faut, de l'inconscience, pour écrire et faire dire à son acteur " I came across time for you Sarah. I love you. I always have." Coppola, pour se permettre de faire dire à son Dracula les même mots, 10 ans plus tard se drapera dans un maniérisme stérilisant. Le résultat, pour touchant qu'il puisse paraître n'en demeure pas moins mécanique et inhabité.



Rien de tel ici. Cameron est déjà- et restera- ce cinéaste capable de faire avancer le cinéma de 30 ans pour filmer un homme avouer "je t'aime" à une femme, sans aucun autre artifice que celui du jeu d'un comédien et d'une comédienne, et des spectateurs prêt à se retrouver dans le miroir qu'on leur tend. On comprendra qu'on puisse rire d'une telle déclaration, apportant la dernière touche à un personnage dont l'héroïsme chevaleresque semble tout droit sorti d'une chanson de geste, et n'a pas plus de réalité.



Ce serait se méprendre sur ce que cherche Cameron. Il ne tient pas tant à nous faire croire à Kyle Reese que le contraire. C'est lui qui croit en nous- nous sommes comme Sarah, à laquelle nous nous identifions le plus facilement. Il nous inspire courage, volonté, et rage de vivre. Au contact de la fiction- Kyle- Sarah est transformée à jamais, comme le sera Rose par Jack ou Jake par Neytiri. D'une certaine façon, le héros, chez Cameron, ne peut survivre ailleurs que dans le coeur de celui qu'il a inspiré. Et c'est sous son regard qu'il meurt: Jack disparaissant dans le flots devant Rose, Jake Sully quittant son corps humain avec la bénédiction de Neytiri.

Voilà bien la fragilité de son cinéma. Le héros de Cameron n'a rien de moderne. Il ne nous ressemble pas. Mais c'est aussi sa force:  sans défaut- mais pas sans humanité- il est du côté de la légende et de la mythologie. Plus les paris technologiques de Cameron semblent insensés, plus les racines de ses récits cherchent à s'enfoncer profondément dans la viscéralité de notre rapport à la fiction, et l'universalité des figures héroïques.



La mort de Reese, figure presque christique est pourtant traitée à contre-pied. Sans ornement, elle nous est révélée par un rapide insert sur son visage, les yeux restés grand ouverts levant toute ambigüité quant à son état. Malgré les apparences le cinéaste ne cherche pas à forcer l'émotion. A ce moment du récit, nous avons déjà partagé avec Reese et Sarah le chagrin mêlé de bonheur d'une unique étreinte, dans un moment lyrique à la mise en scène plus stylisée. Maintenant, face à la vérité crue d'un cadavre, Cameron préfère respecter l'émotion présente dans le regard de son actrice et lui fait confiance pour la transmettre au spectateur.
 
Sarah pleure quelques secondes son amant d'une nuit, mais déjà, sa fuite doit reprendre, car se relève l'indestructible cyborg animé d'une seule volonté: celle de l'anéantir. Si Kyle est revenu du futur pour aimer Sarah, le cyborg l'a fait pour la tuer: il est le négatif parfait de Kyle. Lui, chair et sang, protège la vie et la donne en ensemençant la mère du sauveur de l'humanité. Le robot, mécanique, représente l'immanence de notre monde. Face à Reese dans ses derniers instants, il a d'ailleurs la silhouette de la grande Faucheuse. Il ne saurait mourir. Reese, qui incarne un idéal, ne peut que disparaître face à lui. Non sans avoir planté en Sarah la graine d'un espoir qu'il faudra laisser grandir et confronter au réel. Ce que Cameron fera dans la suite de ce premier Terminator. Car pour naïf qu'il puisse paraître, il est aussi un cinéaste lucide.






[1] Cet aspect du destin de Reese est-il vraiment tragique ? être coincé en 1984 semble plus enviable que de devoir retourner dans un 2029 apocalyptique...

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