lundi 17 octobre 2016

17/31




   On ne dira jamais à quel point les éditions Fleuve noir et leurs fameuses collections Angoisses et Anticipation ont participé à l’instauration d’un nouveau type de récit fantastique ou de suspens, dont « l’horror movie », dans tous les sens de ce terme polysémique, reste tributaire. Le grand mérite de cette maison d’édition fut sans aucun doute de permettre à des auteurs de langue française d’écrire des œuvres originales, pour la plupart de pure consommation, mais qui n’empêchait pas le talent et  l’invention. Le souci graphique apporté à cette littérature pulp à la française, traduit bien la cohérence d’une collection qui si elle revendiquait son origine et sa destination populaire, n’entendait pour autant rien céder sur le plan du genre. Quelques-uns des plus grands films de genre français de ces années-là sont directement inspirés des romans du Fleuve. L’aventure ultérieure de Métal Hurlant doit un héritage certain à cette littérature « de gare », et on souhaiterait vivement qu’un nouveau cycle de ce fantastique s’ouvre en Europe, fauché peut-être, mais ô combien fertile et poétique.

Le film de Franju est donc l’adaptation du roman éponyme de Jean Redon d’un an antérieur. Bien qu’adaptation d’un récit littéraire, le souci de cinéma est immédiat : le film s’ouvre sur une « poursuite » automobile. La nuit, une femme que l’on pense d’abord seule, au volant de sa 2CV, tente de semer un poursuivant. La musique, de Maurice Jarre s’il vous plaît !, litanie irritante de cordes aigües, souligne l’angoisse de la conductrice, et sa mauvaise conscience évidente. Un tel motif s’est déjà vu en cette année 1960 au cinéma : quelque chose de commun rapproche cette Louise de la Marion du Psychose d’Hitchcock, leur capacité d’agir, pour le meilleur et surtout pour le pire, en dépit de leur allure conventionnelle de ménagère soignée. Mais nous ne sommes encore qu’à l’aube de ces années 60’, et pour aventureuses qu’elles puissent être, les femmes ne sont pas encore tirées des griffes de ces hommes qui leur infligent leurs ambitions et fantasmes. Déjà 5 ans auparavant, le personnage de Nicole Herner s’était montrée aussi audacieuse que soumise à son amant dans Les Diaboliques de Clouzot, autre film « frère » (ou sœur) de ces Yeux sans visages

C’est que le personnage principal du film de Franju reste un homme, à l’instar du Michel Delasalle de Boileau et Narcejac – par ailleurs adaptateurs du roman de Redon pour l’écran. Et pas n’importe quel homme : celui qu’on dit dominant, ici incarné par Pierre Brasseur en professeur chef de clinique aussi massif qu’autoritaire. Les personnages féminins qui entourent ce docteur Génessier, il tient en main leurs destinées : celle de Christiane, sa fille, défigurée par un terrible accident de la route, celle de Louise, son assistante et amante, celles enfin des pauvres jeunes filles qu’il enlève afin de leur « voler » leur visage dans le but de pratiquer la greffe qu’il a promise à sa fille. Alors que les premières scènes du film nous laissaient dans l’ignorance de la duplicité du docteur, nous comprenons assez vite que cette Louise n’est pas tout à fait celle qu’elle paraît être : trop serviable pour les autres, elle ne sert en réalité qu’un seul maître, son secret amant Génessier, qui lui-même n’a pour seule ambition que de littéralement rendre le sourire à sa fille. C’est bien entendu à partir de la première apparition de Christiane, magnifique silhouette diaphane toujours de blanc vêtue, à l’allure spectrale et presque pétrifiée, que l’on saisit les enjeux du récit. De tous ces personnages à l’ambivalence énigmatique, seul cet être pourtant masqué semble porter sur son visage comme l’image de son état intérieur : déjà morte. Les manigances de son père pour transposer cet état intérieur dans une réalité extérieure ont occupé toute la première partie du film : le docteur Génessier vient de « tuer » sa fille, par la seule autorité de sa parole – une fausse reconnaissance à la morgue - tout comme il l’a déjà défigurée par sa seule volonté lors de l’accident de voiture, dont Christiane souligne que c’est son ambition de « dominer tout le monde » qui est l’origine. Un père qui a puissance de vie, de mort et peut-être de résurrection sur son enfant, sur sa fille qui plus est, voilà quelle est la situation qui préside à ce récit : parce qu’il dispose de cette puissance toute « prométhéenne », ce bon professeur en digne héritier du docteur Frankenstein, va s’abîmer dans l’hubris de son orgueil, et en payer le prix.

S’il apparaît dès les premières minutes du film comme un personnage antipathique, cassant et hautain, le spectateur lui reconnaît néanmoins sa douleur dès lors que la situation est intégralement comprise. Et puis, après tout, il correspond aussi assez à un certain stéréotype du grand professeur de médecine, à la fois inaccessible et obsessionnel, le mandarin acariâtre, portrait encore très admis en 1960. Brasseur n’esquisse pas un sourire durant tout le film, ou tout au moins, lorsqu’il le fait, notamment en compagnie d’un jeune patient dont on comprend qu’il est condamné, est-ce simplement pour donner le change à la mère de l’enfant, et par-là confirmer la dualité qui le caractérise. Sa fille elle-même, au fait de ses agissements criminels, ne semble pas douter que ses actions sont d’abord conduites au motif de sa gloire personnelle plus que par son amour paternelle. Peut-être également, concède-t-elle, au titre d’une certaine culpabilité dont il s’agit pour lui de se purger. Durant tout le film, le pouvoir médicale, dont Génessier incarne l’autorité, apparaît ainsi comme l’expression du mensonge et de l’impuissance : Génessier tue, il ne sauve jamais, quand bien même il prétend sans cesse le contraire. 

Un pouvoir « impuissant » et imposteur, voilà à quoi peut se réduire ce père indigne. Et si « les morts doivent se taire », comme il l’intime à sa fille, ceux-ci ont pourtant la faculté d’agir sur les vivants : Christiane hante la demeure familiale, revenante au visage de poupée de porcelaine et à la démarche flottante, figure exactement inverse de son robuste père, et découvre la vérité comme elle ôte son masque : en dévoilant l’horreur, elle remet à l’endroit le monde inversé, perverti pourrait-on dire, qu’a construit son père à force de persuasion et de monomanie. La scène de l’opération de la pauvre Edna, à qui Génessier ôte le visage, en dépit de son horreur « plastique », nous émeut aussi par la froide répétition avec laquelle agit le chirurgien. « Pinces !», réclame-t-il sans cesse à Louise, son assistante, dans un ouvrage qui a tout de celui de l’artiste se reprenant sans cesse à son chef d’œuvre, et ne cessant d’y déceler le moindre défaut. L’horreur ne peut mener à la beauté toutefois, et si les fins de Génessier sont rationnelles - sauver sa fille, faire progresser la science - elles ne sauraient toutefois justifier les moyens. Plus qu’un sacrilège ou une abomination, le professeur a surtout usurpé les droits de ses « cobayes » : en instrumentalisant Christiane et les pauvres filles qui lui servent de matériels, il refuse à ses victimes le droit d’être des personnes, c’est-à-dire littéralement d’exposer leur visage – étymologie même du mot « personne ». Non un sadique, mais un impitoyable, voilà ce qu’est Génessier, incapable de toute compassion, lors même que sa souffrance est réelle, mais seulement narcissique.


Alors certes, les policiers qui tentent de le confondre, n’ont eux-mêmes aucun scrupule à « abuser » l’idiote utile qui va leur servir d’appât pour parvenir à leur fin, mais comme Génessier dans ses œuvres, ils échouent lamentablement, et n’ont que faire des conséquences « personnelles » de cet échec. Cette trahison des hommes à l’égard des femmes, générale chez les personnages masculins, traduit à la fois la domination des uns sur les autres, les hommes sur les femmes, les pères sur les enfants, l’autorité sur les humbles, mais aussi l’absence de conscience dont les maîtres font preuve quant à leurs assujettis. Pour les premiers, les seconds n’existent que lorsqu’ils « s’en servent ». Et lorsqu’à la fin du film, Christiane libère la jeune Paulette, dernière captive de son père, et tue froidement la complice Louise, traitresse à sa condition, la révolution n’est pas loin : les invisibles e manifestent. Le fantôme s’est définitivement fait revenant, incarnation du retour du refoulé, et les chiens qu’il affranchit et qui dévorent leur despote (même éclairé), sa meilleure réponse à l’altérité qu’on lui refusait : à la violence aveugle répond une violence muette, qui n’a plus que faire de se justifier. Génessier ne saura même pas par qui et pourquoi il est mort, voilà le pire des affronts qu’on pouvait lui faire : le laisser dans l’ignorance, ne plus tenir compte de lui. Les blanches colombes qui entourent Christiane lorsque celle-ci disparaît dans l’obscurité de la forêt à la fin du film nous rappellent que l’émancipation se paie parfois du prix du sang. Elle n’en reste pas moins la revanche de l’innocence face à la tyrannie.


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