mardi 18 octobre 2016

18/31



Y eut-il jamais des spectateurs, même en 1933, pour se réjouir de la mort du roi kong ? Pourtant  frappée par l'incertitude, assoiffée d'échappées oniriques mais habitée par un besoin de sécurité et de repères rassurants immense, il nous est difficile d'imaginer qu'en cette époque déjà la chute du gorille colossal ait pu être accueillie avec la seule satisfaction de  voir la civilisation moderne et ses valeurs triompher de la bestialité sauvage.

Au gré des nouvelles version, le film de Shoedsack et Cooper a montré son miroir à chaque époque. Gamin joyeux et destructeur en 1967, Symbole d'une nature exploitée sans merci par les conglomérats industriels en 1976, et animal doué d'une âme, en 2005, nous renvoyant à nos rapports contradictoires avec une nature déifié, mais dont la destruction, acceptée de toutes les société occidentales, est le prix à payer pour le maintien d'un mode de vie qui semble ne pas être négociable.

Pourtant, c'est l'étoffe des mythes, quelque chose reste inchangé, au gré des reprises, au fur et à mesure que les conteurs se passent le conte. Une image, d'abord: celle de ce primate se dressant au sommet d'un montagne forteresse moderne, autrement dit, la vie dans ce qu'elle a de plus archaïque et pulsionnel à l'assaut de l'intelligence humaine dans ce qu'elle a de plus ingénieux et civilisé. Kong c'est le gribouillis et le poil, l'immeuble la ligne tracée à la règle et l'acier. La caverne obscure, et le verre transparent. Où, comme le souligne le journaliste dans l'épilogue, la Belle et la Bête. Mais la mort de king kong, en fait, n'a rien à voir avec celle de la créature bestiale du conte. D'abord parce qu'elle n'a rien de symbolique. Kong chutant de l'Empire state building, c'est la bête vaincue, le lion échappé du zoo que l'on n'a d'autre choix que de mettre à mort. Pas de prince sous la fourrure: Kong, voilà sa force, n'est rien d'autre que Kong. Et on ne nous dit rien de ce qu'il reste à Ann Darrow de cette traumatisante aventure.

Le double-sens du mot en français résume bien l'attraction fondamentale de King Kong, ce qui le distingue des autres films de terreur animale. Bien entendu, pour la femme, le rapt de Kong a été bien plus qu'une détention mais bel et bien une liaison, et si presque rien n'en donne l'indice à l'écran, l'image de la jeune femme blonde dans la main de l'immense gorille se dressant avec elle a un écho si fort sur notre inconscient que la tension sexuelle irriguant le mythe n'a besoin d'aucune formulation explicite pour être immédiatement comprise. Il faut bien qu'à la fin Kong se relâche, il ne peut en être autrement de l'instrument du désir brut. S'il meurt dans un murmure en 2005, son agonie est déjà étonnamment douce en 1933, il y a quelque chose de très beau dans la fatigue qui semble saisir le singe, passée l'acmé de sa colère, jusqu'à une lassitude semblant se conclure par un endormissement qui est ici définitif.

Ce moment à l'émotion palpable, on le doit à Willis O'Brien, l'animateur de Kong. Car le choix de faire de la créature une poupée rendue vivante image par image participe autant à la pérennité du film dans la mémoire collective que son implicite sexuel. S'il était certainement plus aisé de glisser un homme dans un costume, le recours à la technique alors balbutiante de la stop-motion rend le film inoubliable et provoque une révolution  esthétique. Même si le Monde perdu, galop d'essai d'O'Brien presque dix ans plus tôt est presque le jumeau de King Kong, l'oubli dans lequel est tombé le film aujourd'hui nous permet de mesurer l'impact de la symbolique érotique de ce dernier, et que ce n'est pas tant le mouvement qui nous fascine que ce qu'il exprime. Autrement dit, dès Willis O'Brien, l'art de l'animation n'est pas tant celui de recréer le mouvement que de représenter l'invisible et l'immatériel: le désir ou la colère que nous croyons voir dans un animal sauvage, et qu'aucun acteur n'aurait pu rendre suffisamment étranger, ni aucun animal suffisamment familier.

Mais le paradoxe que s'impose O'Brien, à savoir récréer pendant des mois, millimètre par millimètre, minutieusement, sur une poupée de quelques centimètres, les gestes instinctifs d'un animal sauvage, transcende le propos du film pour atteindre à une poésie fascinante, primitive, produite par une technique purement cinématographique, à la fois rudimentaire et sophistiquée.

L'effet produit appartient au rêve et à la légende. De King Kong descend tout l'art de la stop-motion mélée à la prise de vue réelle. Quelque chose se produit par le contact d'une image onirique avec un enregistrement d'un réel de chair et de sang qui créer une tension à laquelle les enfants sont très sensibles- ils l'éprouvent directement dans leur jeux avec l'énergie particulière qu'ils y déploient. Kong, c'est aussi la sauvagerie de l'enfance, en même temps que son désir de grandir, de devenir fort, d'avoir un corps pour lequel tout semble possible.

Alors la chute de Kong, le retour à l'ordre, a elle quelque chose de Prométhéen. Il n'a pas sa place sur l'Olympe de l'Amérique moderne. Une nation qui veut se croire triomphante, maîtresse de ses pulsions, sur la terre comme au ciel, pour un Prométhée  ne leur ayant pas dérobé le feu. Tout juste son reflet, dans une chevelure blonde.






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