mercredi 12 octobre 2016

12/31



   Autre Joconde, autre style, autre postérité. Si l’insolence de La Nuit des morts-vivants a durablement marqué le cinéma d’horreur, il en va plus secrètement de même de cette Vie est belle de Capra, chef d’œuvre intégral, resté une véritable madeleine pour toute une génération de cinéastes, ceux-là même qui allaient prendre le pouvoir dans les studios américains à partir des années 70, et qui y sont toujours aux commandes ! C’est notamment par leur entremise que nous est arrivé ce Wonderful life : la première fois que j’ai pour ma part rencontré ce film, c’est sur la petite télévision de la cuisine familiale des Peltzer, dans le Gremlins de Dante…

Il ne s’agit pas ici de délimiter deux camps irréconciliables : celui, d’un certain cinéma de la marge, grave et ténébreux, « contre-culturel » et subversif, et de l’autre, un cinéma mainstream, industriel et populaire, divertissant et bienséant. Je pense qu’il y a de tout cela et dans l’un et dans l’autre, et que Dante ou Romero, sans même parler par exemple d’un Sam Raimi, dont le Jusqu’en Enfer dont nous entretenait hier le Chef de Gare pourrait être un parfait exemple, sont à bien des égards redevables de ce cinéma parfaitement illustré par La Vie est belle. Un cinéma du « chahut », celui qui bouscule ses personnages, ses spectateurs, ses conventions, non pour la seule satisfaction de la provocation, mais d’abord et avant tout pour l’amour du cinéma lui-même, celui qui peut tout se permettre, et au premier chef, faire se croiser le royaume des vivants et celui des morts ! Un cinéma fantastique, en somme… A tous points de vue.

Le régime de récit choisi par Capra est sans conteste la comédie. Plutôt burlesque à certains moments, notamment dès lors que l’Ange gardien apparaît à l’écran – et la première scène du film, qui nous le représente comme un petit point lumineux sautillant est à ce titre programmatique. La sophistication du récit sous forme de flashbacks autour des moments forts de toute une vie, n’est pas sans rappeler un autre monument du cinéma mondial, le Citizen Kane de Welles, de 5 ans antérieur. Mais dès l’ouverture, avec cette mise en image comique d’un dogme « cosmique », Capra subvertie ce qui semble sacré à l’Amérique au sortir de ces années dramatiques : Dieu, l’Art, le travail. La confiance en un mot, celle qui semble bien mal acquise à cet ange de seconde classe qu’est Clarence, le « bon à rien » de service. 

Pas vraiment d’ambiguïté dans ces premières scènes, il ne s’agit pas de « poser un problème », mais bien de le disqualifier : il n’y a pas de bons à rien, de loser dirait-on aujourd’hui, dès lors qu’on le décide. Ce sont les gagnants qui font les perdants, et le débat peut s’arrêter là : pas de gagnant, pas de perdants. Il faut une certaine insolence pour énoncer, même furtivement, même facétieusement, une telle opinion au sortir de la Seconde guerre mondiale en Amérique ! Dès lors toutefois, nous savons que nous serons intégralement du côté de George Bailey, ce « perdant » magnifique, incarné par un James Stewart complètement habité par le rôle, et pourtant en réalité aux antipodes de ce personnage parfois falot. Héros de guerre dans la « vraie vie », quand son personnage s’est trouvé réformé de l’armée du fait d’un handicap, aviateur émérite quand George Bailey reste piégé à Bedford Falls en dépit de ses rêves de voyages et d’aventures, diplômé d’architecture quand George Bailey sacrifie ses études à l’université (dans la même discipline !)… Tout se passe comme si Stewart, dont c’était le film préféré, avait eu là l’occasion de jouer celui qu’il aurait pu ne pas être si la fortune ne lui avait pas souri. Il s’agit là en somme un peu de l’histoire du film tout de même ! Si James Stewart n’avait pas vécu, nous aurions eu George Bailey, et pourtant l’histoire n’en aurait pas été moins belle. Voilà ce qui me semble le signe certain d’une rare utopie paradoxale sur les écrans : pour une fois, nous racontent en chœur Capra et Stewart, nous allons vous raconter une histoire moins « bigger than life » que la vie, énormité cinématographique, et vous allez voir : smaller than life, c’est toujours better than life !

Voilà un geste qui m’apparaît tout à fait audacieux, car c’est exactement avec les moyens inverses de ceux du cinéma américain habituel que nous est enfin dressé le portrait d’un héros (extra)ordinaire, un homme peut-être sans qualité mais avec toutes les vertus. Littéralement cela prend donc cette forme de l’absence du héros : il n’est plus là, il n’a même jamais existé. Et pourtant il peut constater sa propre absence, et se révéler en creux – en négatif pourrions-nous dire au sujet de photogrammes. Un non-vivant, pourrait-on dire, si l’on voulait parodier Romero. Et tout le contraire d’un très (trop) vivant Kane, dont le procès-verbal de la vie sera fait après sa mort par les autres, tous les autres. La comédie de situation du film de Capra permet donc une introspection, celle du personnage principal, mais aussi celle de la société dans laquelle il évolue, cette Amérique des bas-côtés, qui n’est ni celle habituellement visible de la grande ville, ni celle mythique des espaces indomptés. Cette Amérique là, souvent la plus désespérée en période de crise, et, avouons-le en ces temps électoraux, la plus désespérante dans ses réponses hâtives et égotistes…, c’est tout de même celle que célèbrent Capra et Stewart. La communauté, ce substrat de toute la mentalité américaine, n’est pas un vain mot dès lors que l’on se montre digne d’elle et qu’ainsi on la constitue. Pour George, cela passe par le sacrifice de ses propres ambitions – mais au profit d’une autre ambition, plus collective, et sans doute plus généreuse. Très probablement un tel renoncement se paie-t-il également d’une dose de dépit et d’aigreur toutefois. 


Il est certain que dans l’emballement que l’on éprouve pour ce personnage, son abnégation et son dévouement à sa communauté, Capra n’hésite pas non plus à nous ramener au réel : la responsabilité, c’est bien la mort des illusions de la jeunesse. Et l’autre face de ce sentiment largement loué, c’est en effet l’amertume dont se nourrit toute méchanceté. La « belle vie » est faite de renoncements, d’autant de petites morts auxquelles l’on consent avec joie et même enthousiasme. Au contraire, la mauvaise se réjouit-elle de s’obstiner à repousser les murs de voies sans issues. On pourrait imaginer ainsi qu’un vrai « méchant », à l’instar du personnage de Potter, diablement interprété par Barrymore, s’il se trouvait à la place de George Bailey lorsque Clarence le ramène à une vie « inexistante », pourrait se réjouir de pouvoir rejouer sa partie, et recommencer une nouvelle vie, mais pour au fond n’en rien changer. Au contraire George comprend qu’il souhaite continuer sa vie, non pour se « refaire » comme un vulgaire joueur de casino – casino que semble devenue Bedford Falls en son absence - mais pour endosser celui qu’il est. « Connais-toi toi-même », disait la Pythie. Humilité et gloire de l’homme, qui se passe de toute vengeance quand à la fin le gentil est récompensé et qu’il n’a alors nul besoin de la punition du méchant pour vaincre : pas de perdants, pas de gagnants. Humilité et gloire d’un personnage qui aide même les anges à devenir ce qu’ils sont… C’est tout de même aussi un peu tout cela, le rêve américain. 


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