mardi 25 octobre 2016

25/31





Est- ce qu'on peut faire du crime de l'art ? Et devant ce spectacle, reste-t-on spectateur ? Devient-on complice ? Il est des films impossibles, des films irregardables au sens ou on ne peut trouver, face à eux, aucune position de spectateur. Cannibal Holocaust, parmi ceux-là, est un des plus puissants plastiquement et des plus dérangeants. Qu'y voit-on ? Une accumulation de scènes de tortures, de viols, de meurtres, de cannibalisme- toutes simulées- mais surtout, une série de mise à mort d'animaux, non simulées, et captée pour les besoins du film. Les animaux ont été, après le tournage, cuisinés et mangés par l'équipe du film. Il y a donc deux régimes d'images dans Cannibal Holocaust. Les premières, pour choquantes qu'elles puissent apparaître, relèvent du simulacre cinématographique. Mais les enregistrements d'animaux mis à mort, que sont-ils ? les actes ne sont pas simulés, on pourrait les qualifier de pornographiques. Ils documentent la fabrication du film, on pourrait les qualifier de documentaires.



Ces images sont les plus problématiques du film. Ce sont elles qui sont absentes de certains montages, et ce sont toujours celles que Ruggero Deodato regrette d'avoir tourné lorsqu'il a l'occasion de s'exprimer sur le film. Au fond, la position du réalisateur vis à vis de ces images importe peu. Mais comment trouver  la nôtre ? On peut trouver, sur internet, des photos de spectateurs photographiant leur réactions face à ces images de Deodato. Ces images semblent donc nous sommer de nous positionner vis à vis d'elle, d'afficher du dégoût, de la désapprobation et de la sympathie, voire de la compassion vis à vis des animaux massacrés. Cette injonction est d'autant plus forte que les scènes de morts animales s'insèrent dans un film d'horreur dont le contrat est bien différent de celui d'un film documentaire.



Repoussoir de Deodato, Gualtiero Jacopetti, producteur et réalisateur de Mondo Cane, fondateur du documentaire choc, a filmé ou inséré dans son film de 1962 des images de violences diverses non simulées, mais documentant des réalités indépendantes du film: Chiens cuisinés, élevage de poussins en batterie, gavage d'oies. Présentant le montage de ces scènes comme un moyen de les dénoncer, Jacopetti instaure un contrat mensonger avec son spectateur, mais lui assurant un confort moral, celui de partager, avec les autres spectateurs, une indignation et de former une communauté et même un jury: celui qui condamne. Et libre à chacun, en son for intérieur, de jouir de la vision de ces images sensationnelles.



Deodato, lui, souhaite réaliser un film d'horreur absolument choquant, mais fidèle à sa formation auprès des néo-réalistes, il veut interroger la représentation du réel en fabriquant au moyen des artifices du cinéma des images qui imitent en en décuplant la violence celles que les journalistes captent lors des évènements terroristes des années de plomb, et qui s'invitent sans sommation dans les salons des italiens. Pour que le projet de Deodato ait le moindre sens, il doit s'appuyer sur le contrat que propose tout film d'horreur. Un contrat cathartique, fondé sur la garantie que le spectacle est un simulacre, et un défi, nous offrant de nous mesurer à des images et à notre capacité à les supporter, fondé sur la ressemblance des images avec des images enregistrées du réel. Plus l'effet est réaliste, plus il est difficile à regarder. Et on peut aussi jouir de ces images parce qu'on les sait fausses. Autrement dit, on peut admettre trouver de la beauté et un plaisir aux images de Cannibal Holocaust parce que personne n'est mort pour qu'on les regarde.



Cet effet est d'autant plus fort dans le film qu'il est induit par la mise en scène de Déodato. S'appropriant la grammaire du reportage en zone de conflit, caméra tremblée, zoom, opérateur se dissimulant pour ne pas être vu etc... Deodato s'abandonne totalement à une pulsion scopique frénétique. Tout doit être vu, montré- et la construction dramatique épouse évidemment la logique du crescendo vers les horreurs les plus insoutenables- jusqu'à ce qu'en quelque sorte le regard se dévore lui-même. Le film dans le film- avant la coda replaçant le film dans un cadre moral normalisant- se termine par le meurtre de la caméra elle-même, dans la fiction, celui du caméraman, qui s'écroule, et dont la tête roule dans le champ- forcément !- avant que la bobine n'arrive au bout. L'image se détruisant elle-même en atteignant le paroxysme de l'horreur, est-ce là le message de Deodato ? il y a là, en tous cas, une étrange et morbide poésie- qui par ailleurs, baigne bien d'autres scènes du film, et ajout encore à l'immense malaise qu'on ressent devant.



En insérant dans ce projet esthétique excessif mais cohérent ces enregistrements des exécutions d'animaux, Deodato nous place dans une position impossible. Devant l'incontestable vérité des mises à mort, nous nous trouvons jetés hors du cercle précédemment délimité, et à l'intérieur duquel nous pouvions nous permettre de laisser les images exercer leur fascination. Mais c'est avec cette transgression véritable que le film de Ruggero Deodato continue de provoquer un inconfort profond, et donne tout sens à son titre provocateur.


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