mercredi 26 octobre 2016

26/31




On a souvent dit que 2001, l’odyssée de l’espace constituait la première occurrence d’une œuvre de science-fiction au cinéma à destination d’un public adulte, qui rompait avec les codes du pulp le plus futile. Il est certain qu’à la vision de ce Planète interdite, ce jugement rétrospectif ne rend pas grâce à certaines tentatives du genre antérieures au grand œuvre de Kubrick. Le film de Wilcox respire certes la désuétude, dans sa forme, parfois surannée, le plus souvent gentiment rétro-futuriste pour nous autres qui regardons tout cela avec 60 ans d’écart. Et pourtant, on ne peut reprocher au film une certaine ambition plastique : les décors, les effets spéciaux, et surtout la bande son (musique et bruitages), préfiguration des partitions électroniques qui deviendront habituelles 20 ans plus tard, tout ceci participe d’une véritable expérimentation de cinéma un peu sérieux. Bien sûr, la soucoupe volante du Bellérophon, les tenues très pin up d’Altaira Morbius, les longs champs/contrechamps assez peu imaginatifs, et enfin surtout l’ordre social très rétrograde qui règne entre les personnages, tout ceci nous rappelle régulièrement que nous restons là les pieds bien ancrés dans ces fifties américaines décidément d’un autre monde, même si nous tournons déjà notre regard vers les étoiles du futur. 

C’est d’ailleurs sans doute l’un des intérêts majeurs du film de Wilcox que de nous inviter à faire retour sur cette décennie issue des grands cataclysmes qui la précèdent et qui inaugure un nouvel âge qui n’est pas encore (complètement) achevé. Ce cycle nouveau est parfaitement figuré par le personnage de Robby le robot, véritable corne d’abondance du futur, promesse du progrès technologique infini, et déclinaison dans le film de cet essor infini d’une Humanité en voie de conquérir tout l’Univers – et fantasme d’une société de consommation toute réelle pourtant dans laquelle les Etats-Unis entraient alors de plain-pied. L’optimisme est presque béat, s’il n’était une face sombre à cette expansion sans fin du genre humain et de son intelligence : sa possible autodestruction par la puissance même qu’elle peut désormais engendrer. Robby est issu des technologies Krells adaptées par la science du professeur Morbius. Cet ermite de l’espace, double moderne d’un Némo du futur, devenu misanthrope non par dépit mais par vigilance à l’égard de sa propre espèce, connaît la contrepartie de la prodigalité de ces sciences et techniques extraterrestres – et extraordinaires : l’hubris de l’omnipotence. La référence dans le film est évidente : au fur et à mesure que l’on prend la mesure de l’avancée technologique du peuple Krell, disparu depuis plus de 2000 ans, on comprend le parallèle dressé avec l’Amérique nouvellement atomique de ces années 50’. « Maintenant je suis la Mort, le destructeur des mondes », avait dit Oppenheimer peu de temps après l’explosion de la première bombe atomique. Une sentence que pourrait faire sienne ce professeur Morbius qui semble reprendre à son compte les recherches et découvertes hérétiques de ces Krells qui se sont sans doute appliqués à eux-mêmes la formule du physicien qui gagna la Seconde Guerre mondiale.

Morbius incarne tout autant l’orgueil de cet Humanité décidément très américaine dans sa modernité, que son arrogance périlleuse : il connait le risque qu’il y a à tenter de maîtriser ce qui ne peut l’être, et néanmoins cette ambition de contrôle est tout ce qui le motive. Depuis le début du mois, nous revenons régulièrement sur ce motif de la pulsion qui « circule » de personnage en personnage, motif comme assez exemplaire de l’essence même du cinéma fantastique. Dans Planète interdite, ce motif est tout littéral : la pulsion de connaissance, qui est aussi et d’abord une pulsion de mort, prend la forme plastique d’un monstre invisible et néanmoins actif, voire dynamique : c’est cette force démesurée qui permet le récit. L’équipage du Bellérophon – le vainqueur de la Chimère dans la mythologie grecque – est décimé par ce fantasme littéral, produit involontaire et inconscient de la psyché du professeur Morbius, et c’est cette destruction qui scelle le sort d’Altaïr, le berceau des Krells, et celui de leur héritage : il faut détruire les destructeurs de monde. Il faut assujettir la pulsion de mort – et de connaissance – portée par le professeur Morbius. La postérité du savant ne doit survivre qu’en Altaïra, sa charmante et naïve fille, jeune demoiselle aussi ingénue qu’inoffensive.  Morbius doit donc mourir, et lui-même y consent finalement. 

Le fantasme de se libérer définitivement de son corps, destinée éventuelle des Krells et de toute intelligence ultime, est ainsi troqué au profit d’une mort « traditionnelle » qui relève du sacrifice propitiatoire : il faut bien expier ses péchés. Morbius ou le Prométhée futuriste. Finalement rien de bien neuf sous le soleil… Réaliser que l’on retrouvera ce motif quelques 50 ans plus tard avec le film de Scott Prometheus, très proche de ce récit aux allures toutes mythiques, n’est pas sans nous rappeler que la science-fiction, dès les années 50, tentait de prendre au sérieux son sujet, sans avoir besoin nécessairement de l’envelopper de la majesté d’un Strauss ou d’un Ligeti.



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