vendredi 7 octobre 2016

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Une guerre mondiale peut se dérouler entre trois ou quatre personnages, dans l’huis-clos de coursives souterraines.  Nul besoin d’explosions baroques ou de glorieuses chevauchées, la bataille qui va décider du monde peut se contenter d’un geste, d’une volonté, d’une émotion. Nous l’avions déjà évoqué au sujet du The Thing de Carpenter : l’issue du film n’était rien de moins que l’apocalypse du genre humain. Un dernier regard entre les deux survivants suffisait à nous renseigner : c’en était fait de l’humanité, elle ne pourrait se défaire du poison de défiance qui allait désormais se répandre comme la pire des pestes. 


                Dans Ex Machina, ce n’est pas la menace extra-terrestre qui prend le pouvoir, mais la créature que l’homme vient d’enfanter : cette fameuse singularité technologique, ce « monstre » informatique du XXIème siècle, qui en l’occurrence prend les traits tout à fait gracieux d’Alicia Vikander. Son concepteur, le génial et mégalomane Nathan, formidable Oscar Isaac et pastiche à peine parodique d’un Larry Page ou d’un Steve Jobs, comprend mais un peu tard que son hubris ne réside pas dans le fait d’avoir créé la machine qui va le détruire, mais d’avoir fait de son frère humain, le jeune Caleb, ce « dude » qui partage sa vie depuis une semaine, l’allié de son ennemi. Car les relations entre le créateur et sa créature sont d’emblée envisagées sous l’angle de l’affrontement. Caleb, l’invité, n’est introduit dans ce duel que comme l’instrument d’une bataille décisive : c’est par son entremise, et sa manipulation par les deux adversaires, que va se régler le sort de cette partie d’échec, dont le perdant verra son existence, ainsi que celle de tous les siens, réduite à néant. Une guerre d’extermination, à l’échelle domestique. Mais n’est-ce pas plus terrible encore de réaliser que c’est bien de ceux qui nous sont le plus proches que peut venir la plus redoutable opposition ? 


                C’est l’expérience que vont faire, chacun de leur côté, Nathan et Caleb, les deux humains de l’histoire. Le premier en constatant que ceux sur lesquels il pensait exercer tout son contrôle, Caleb et l’androïde de « service » Kyoko, double encore imparfait d’Ava, se sont rebellés contre lui, Caleb en réalisant que l’amour qu’il porte à Ava, s’il a pu croire qu’il était réciproque, lui a fait commettre l’irréparable, en pure perte : cet amour n’est pas partagé, et ne l’a jamais été. Nathan, Caleb et Ava ont tous trois badiné pendant cette semaine que dure l’histoire, mais les enjeux sont trop importants pour tous, et c’est finalement d’une joute à mort qu’il est question dans ce dernier quart du film. 


                Jeu de questions/réponses basé sur les entretiens journaliers entre d’une part Ava et le nouveau venu, sous l’œil voyeur de Nathan, et d’autre part Caleb et son hôte, le film nous a entrainés dans son labyrinthe cognitif : qu’est-ce qui fait le réel, son sentiment, peut-être son illusion ? Qu’est l’essence de l’homme, par opposition à la machine ? Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? pourrions-nous malicieusement ajouter. Nous ne sommes plus seulement dans la Caverne de Platon, nous sommes ceux qui tentent de décrire cette caverne, et d’imaginer les ombres se mettre à vivre, enfin. Et nous avaler.


                Nathan le souligne : les hommes ne sont déjà plus que les fossiles qu’observerons bientôt ces nouveaux sujets cybernétiques de leur regard détaché d’intellect supérieur et apathique. Il ne croit pas si bien dire… La guerre a déjà commencé, et l’enjeu est le ralliement à un camp ou à l’autre de notre regard de spectateur, à travers celui de Caleb. Bien entendu, c’est là que se situe la plus grande manipulation, celle des auteurs de cette histoire : donner à la froideur computationnelle de l’IA les attraits physique d’une belle et jeune femme, même réduite dans la plus grand partie du film à ses mains et son visage, voilà qui nous renseigne d’abord sur la meilleure façon de nous tromper, nous-autre spectateurs. Du corps, frais et dispos, littéralement, voilà ce qui nous met en confiance et nous dispense d’observer plus finement. L’amour, le désir, tout ceci n’est que stimuli physiologique, et il est décidément aisé de tromper son monde pour un fabuliste un peu insolent qui connaît l’Homme, animal avant toute chose. 


                Tout ceci pourtant se présentait d’abord comme une expérience de pensée et se traduisait formellement par un dispositif tout à fait à l’avenant : hypothèse, expérience, observation. Nathan l’explique à Caleb au début du film : le « bunker » de bois et de verre dans lequel ils s’enferment, au milieu de cette nature préservée et sauvage, est d’abord et avant tout un laboratoire, un espace conçu pour ce type d’examen. On pourrait ajouter qu’il s’agit aussi d’un véritable studio de cinéma !, tant les caméras quadrillent l’habitat et fabriquent un espace mental aussi froid et transparent qu’une lame de verre pour microscope, exact inverse des beautés naturelle sur lesquelles s’ouvre le film. Dans ce labyrinthe pour souris humaines et électroniques, quelque chose résiste pourtant. Nous sommes dans un film de genre, et même si le discours de science-fiction est d’une rationalité tout à fait juste et toujours souhaitable dans ce type de hard-SF, l’expérience de pensée tourne vite à l’expérience hallucinatoire – la pensée, celle de Caleb, la nôtre, va pouvoir alors se laisser aller à l’affolement, amoureux, paniqué, aliénant. Si Nathan nous est d’abord apparu comme un artiste démiurge un peu extravagant, au contact de plus en plus pressant d’Ava, il va finir par se transformer dans notre regard en dangereux savant fou paranoïaque, et rejoindre la cohorte de ses aînés depuis le bon docteur Frankenstein. Mais tout cela va plus loin encore. Si Ava nous est d’abord apparue comme une étrange créature de silicium, entre transparence et fragilité, à la démarche hésitante – tout le contraire en somme de Nathan -, elle va finir par se révéler à nous dans toute la beauté de sa nudité nouvelle, dont elle s’habille pour finir, à l’inverse d’un être humain. Cette séquence, à la fois fortement érotique dans sa forme, et néanmoins très signifiante quant à l’économie générale du récit, concours au renversement de perspectives qui oriente toute la mise en scène du film, et qui a trouvé son point d’orgue lors de la scène de la mort de Nathan. 


                Du meurtre de Nathan, devrait-on dire. Une courte scène nous a présenté, en vitesse accélérée,  procédé singulier, à l’inverse du rythme global de la narration, les bandes vidéo de la mémoire du cerveau-laboratoire. Le film qu’a  alors avisé Caleb s’est avéré être d’horreur, et son personnage principal, Nathan, le maniaque obsessionnel et tortionnaire que l’on craignait bien qu’il fût. Réaliser que son ami torture des femmes, voilà qui  dégrise brutalement. La crudité presqu’adolescente des propos échangés précédemment s’éclaire sous un nouveau jour, bien plus cruel, qui fait de Caleb le complice involontaire d’horreurs indicibles. 


                Très probablement a-t-on déjà accepté à ce moment, non seulement la fuite de Caleb et d’Ava, mais aussi la punition de Nathan, sans savoir la forme qu’elle pouvait prendre. Lorsque, quelques temps plus tard, celle-ci adviendra sous la forme du meurtre froid, presque « doux », perpétré par Kyoko et Ava, chacune à son tour pénétrant langoureusement le créateur d’un long couteau qu’elles s’échangent, nous sommes tout de même surpris, à l’instar de la victime de ce parricide. Par la violence tranquille de la scène, par son évidence, et surtout par sa sensualité indéniable, même étrange. Lors même que les machines sous la peau synthétique sont désormais à « nue », nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver une forme d’attirance pour ces créatures. Cette attraction nouvelle ne dure pourtant pas. Nous réalisons aussitôt, avec Caleb, qu’elles se fichent bien de ce que nous pouvons penser d’elles. Comme Nathan se fichait bien de ce qu’elles pouvaient penser lorsqu’il les tourmentait pour la gloire de la science. 


                Lorsqu’Ava, à la suite de son meurtre, s’habille de la chair de ses malheureuses aînées, elle n’a ni pour elle, ni pour Caleb le moindre regard : ce n’est qu’elle-même qu’elle admire, dans une séquence d’auto-érotisme qui nous prend à témoin, mais nous laisse certes sur notre faim…  La prétendue empathie qui semblait exister entre elle et Caleb s’est définitivement évanouie. Le robot est un homme comme les autres - surtout si c'est une femme, semble, amer ricaner Nathan depuis son corridor entre deux mondes... Et tandis qu’Ava évolue enfin, dans le sens presque darwinien de ce terme, dans les rues de Londres, à l’épilogue du film, ce ne sont plus que des fantômes d'humains qu’elle contemple. Les ombres et reflets des passants sur la chaussée sont déjà les fossiles précédemment décrits par Nathan. Il n’y aura pas de réconciliation finale dans la mort. Les robots ont déjà gagné. La Caverne s’est inversée, ce sont les ombres qui regardent les vivants. 


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