ça marche comment ?
Miraculeusement.
Almodovar n’est pas un cinéaste de genre, mais il en est amateur, et
dans ses films, a toujours flirté avec ses formes. Le mélodrame, évidemment,
irrigue son cinéma, mais aussi le thriller, le fantastique, l’horreur. Il a
produit L’échine du diable de Del
Toro et Action Mutante de De la Iglesia. Dans Parle avec elle, il montre le réveil
d’Alicia comme une résurrection pour traduite le basculement d’un des
personnages vers le point de vue d’un autre.
Alicia est une danseuse dans le coma. Pour Marco, dont
l’amante est dans le même état, c’est une mort dont on ne veut pas dire le nom.
Benigno, l’infirmier qui s’occupe d’Alicia, une danseuse dans le coma, pense au
contraire, qu’il ne s’agit que d’une mort en apparence, et qu’il convient de
traiter ses patientes avec les égards qu’on doit aux « vivants ». Les
deux femmes partagent la même chambre et les deux hommes apprennent à se
connaître à l’occasion des visites de Marco. Plus tard Benigno va commetre l’impardonnable,
et violer Alicia. Emprisonné pour son crime, il est absolument seul, tout le
monde lui a tourné le dos. Tout le monde sauf Marco, qui sans bien savoir
pourquoi, va se battre pour celui qu’il choisit de continuer à considérer comme
son ami. Jusqu’à chercher à amoindrir sa peine en engageant un avocat. C’est en
se rendant dans l’appartement de Benigno pour la première fois, que Marco va
être témoin de l’impensable pour lui, la « résurrection » d’ Alicia.
La manière dont Almodovar la met en scène peut être lue de deux manières.
En venant chez lui, Marco embrasse littéralement le point de
vue de Benigno, en découvrant depuis sa fenêtre la salle de danse d’où
l’infirmier guettait Alicia, lorsqu’elle venait pour répéter. Il regarde
vaguement les danseurs, et puis deux d’entre eux s’écartent, dévoilant une
femme assise, et très rapidement, Almodovar relie trois plans : la
silhouette difficilement identifiable, le regard sidéré de Marco, et la
photographie, en gros plan, d’Alicia allongée, sans doute prise par Benigno à
l’hôpital. Ce sont ces trois plans qui ressucitent Alicia.
Cette scénographie se justifie dans l’histoire :
l’appartement de Benigno est situé en face de la salle de danse et en surplomb.
Le point de vue subjectif est donc logique. Marco vient pour la première fois
chez son ami et découvrant son intérieur, il semble naturel que machinalement,
il déambule dans cet appartement vide qui lui est en fait étranger. Qu’Alicia
soi là relève de la coïncidence (il y en a beaucoup dans les films
d’Almodovar !), la présence des danseurs à ce moment est justifiée par l’heure
à laquelle on imagine que la scène se passe. D’un point de vue dramaturgique
tout cela est donc tout à fait « réaliste ».
Mais la mise en scène fonctionne aussi d’un point de vue
plus symbolique, faisant subtilement glisser le film vers un climat presque
fantastique. Marco observe la salle de danse à travers deux vitres, deux
écrans, séparés par un vide infranchissable autrement que par le regard. Selon
une règle mythologique immuable, le monde des morts est donc bien séparé de
celui des vivants, la rue faisant presque office de fleuve Styx. La danse que
Marco regarde peut être également vue comme un rituel- de ceux qui très souvent
accompagnent l’appel à la renaissance. Enfin, la vision d’Alicia est fugace,
entr’aperçue, indéfinie : elle se tient au seuil de deux mondes. Et c’est
par le regard de Marco qu’elle renaît. Sa stupéfaction, son regard sur la
photo, ensuite de ceux qui nous disent :
« Elle est morte, comment est-ce possible ? » La mise en scène nous souffle : c’est un
miracle, une chose impossible et qui est pourtant arrivée. Et Marco est bien
obligé, symboliquement, de voir le monde avec les yeux de Benigno- un monde où
un miracle est possible si on l’a appelé de tout son cœur.
ça vaut le coup ?
Pour Alicia, c’est
dur. Le moindre geste est à réapprendre- elle a perdu l’enfant dont elle
était enceinte après le viol de Benigno. Tout est profondément indécidable et
ambigu dans Parle avec elle, et
c’est l’immense force de ce film, qui lui donne sa profonde humanité :
Benigno a commis un acte inqualifiable pour lequel il va être condamné, mais
par là il a ramené Alicia à la vie. Pourtant cette renaissance, quelle sens
a-t-elle pour elle ? Elle ne peut plus danser, tout est douloureux, elle doit vivre
avec les séquelles de ce que Benigno lui a fait. Marco, qui est le témoin de
cette renaissance va en être profondément affecté aussi. Là est une des beautés
du cinéma d’Almodovar- la rencontre avec l’autre n’est pas une épreuve à
l’issue de laquelle notre identité est renforcée, mais une découverte de
l’autre dont on va garder quelque chose en nous, presque toujours un abandon
d’une part de ce que nous pensions être.
c'était mieux avant ?
ça c’est une question que se posent souvent les personnages
d’Almodovar. Pas forcément directement à l’écran mais par le parcours
dramatique dans lequel le cinéaste les inscrit. La seconde vie, la renaissance
symbolique est une des figures les plus fortes et les plus centrales de son
cinéma. Lola, Le père qui veut être une femme de Tout sur ma mère, Julieta
qui abandonne tout pour suivre le souvenir de sa fille, cette fille qui a disparu
de sa vie et dont elle découvre qu’elle a reconstruit sa vie en Suisse, dans la
foi, Vicente, dans La piel que habito, qu’un savant fait
changer de sexe de force par vengeance, Alberto, l’acteur toxicomane de Douleur et gloire, qui veut remonter
sur scène pour exister à nouveau… chaque film
du cinéaste espagnol est construit par la tension entre passé et
présent, ce qu’on a été, ce qu’on veut être… Tension concentrée à l’extrême,
avec une simplicité et une élégance propre aux grand maîtres, dans Parle avec elle.
Tout se joue dans le raccord entre la photographie d’Alica
et sa silhouette assise, reliées par le regard de Marco. Sur la première, elle
est allongée, sereine et presque souriante. Elle est morte. Assise dans la salle de danse, elle souffre,
Elle semble à bout de souffle, elle est saisie par son émotion, elle pleure.
Elle est vivante.
Almodovar filme ces émotions qui bouleversent le visage de
son personnage. Et nous dit : vivre, c’est éprouver.
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