mercredi 15 avril 2020

3/31 : Matrix (The Matrix) 1999







ça marche comment ?

Par le plus beau des moyens : grâce à un baiser. Mais aussi grâce à la parole. Et surtout, grâce à l’Amour. 

Alors que, dans la Matrice, Néo vient d’être abattu de plusieurs balles par l’agent Smith, et que sa mort a été confirmée par un autre agent, comparse de Smith, c’est, dans le monde réel, le baiser de Trinity à son coup de foudre, ainsi que son injonction, « relève-toi », qui permet à Néo, d’abord dans le monde réel, puis donc dans la Matrice, de ressusciter, et enfin de mettre sa raclée à Smith, contre toute attente. Car ce qu’il y a de particulier avec cette résurrection toute mystique apparemment, c’est qu’elle permet à son sujet de confirmer son statut putatif, celui d’Elu - the One en VO, anagramme vous l’aurez compris de son (sur)nom numérique. Ainsi de trépassé, Neo revient à la vie, certes, mais surtout, d’impuissant, il advient tout puissant face aux auxiliaires de la Matrice, ce monde qui n’en est pas un, cette prison de l’âme et du corps, cette caverne dont il faut sortir, par la force tout autant que par l’esprit.

Si l’on n’est pas un tant soi peu coutumier des univers de science-fiction, et notamment de ceux dit cyberpunks, on risque de rester un peu imperméable à cet monde de Matrix, cet environnement assez hermétique, bien que parfaitement raconté par les soeurs Wachowski, qui était à l’époque encore deux frères. La Matrice est donc une projection mentale, qui n’a pas vraiment d’existence physique, c’est un environnement virtuel, qui emprisonne les êtres humains dont les esprits retenus en son sein ne savent même pas qu’elle n’est qu’une illusion. Ainsi tous prennent le faux pour le vrai, et « ne savent pas qu’ils ne savent rien », pour paraphraser un célèbre philosophe, dont au passage, vous aurez reconnu dans le dispositif de ce film devenu culte, la célèbre allégorie de la Caverne. Socrate est ici incarné par Lawrence Fishburne, et s’appelle Morpheus, à la fois nom du Dieu du sommeil chez les Grecs, et terme grec servant à désigner le concept de forme, qui a aussi donné son nom à un procédé fameux d’effet spécial numérique, le morphing, qui permet la transformation d’une image en une autre de façon (relativement) fluide. Procédé dont usent et abusent les agents dans l’univers virtuelle de Matrix, puisque nulle réalité matérielle ne vient empêcher cette plasticité du monde. La Matrice, c’est du cinéma. 

Dans le même temps, le Nebuchadnezzar, le vaisseau de Morpheus, à bord duquel dans le monde réel a été recueilli Neo dès lors qu’il a été arraché corps et âme à la Matrice, respire la matérialité austère et pitoyable, avec ses tuyaux métalliques, ses surfaces délavées et ses chromes défraichis. On se croirait chez un vieux garagiste qui ne sait plus que faire de ses carcasses archaïques. Et c’est pourtant dans ce décor qu’a lieu le miracle de l’amour, et donc celui de la résurrection de Neo - miracle tout autant qu'accomplissement d'une prophétie. Trinity l’a voulu, Trinity l’a eu. Si Morpeus, c’est la forme, Trinity, c’est la matière. Et la matière, c’est l’amour en l’occurence : « tu ne peux pas être mort, car je t’aime ». 

Il n’est pas anodin que dans un cas, la mort de Neo, comme dans l’autre, sa résurrection, c’est d’abord par le truchement d’écrans que l’on nous confirme l’état du héros. Ces écrans, ce sont ceux des moniteurs qui dans le Nebuchadnezzar, alors que Neo est installé dans le fauteuil qui lui permet de rejoindre la Matrice, rendent compte de ses signes vitaux, pouls, rythme cardiaque, etc. Jusqu’à la forme de son coeur, reproduit sur ces moniteurs. Mais ce sont aussi ceux des pilotes du vaisseau, qui ne se laissent saisir par nous qu’en successions abstraites de chiffres et signes verdâtres sur fond noir - la « marque » Matrix - et qui traduisent quant à eux l’intérieur de la Matrice. C’est en lisant ces signes que les occupants du Nebuchadnezzar réalisent que Neo est à nouveau parmi eux. Mais ce qui a permis cette résurrection au milieu des étincelles du vaisseau en perdition, c’est bien ce baiser que Trinity dépose sur les lèvres de Neo, en un plan tout ce qu’il y a de plus charnel. 

ça vaut le coup ?

Il s’agit évidemment du clou du spectacle, tout le film nous a préparé à ce moment, à ce passage où tout se mêle, où tout se noue. Sur le plan dramatique, sur le plan philosophique, sur le plan cinématographique et formel. Dans ce mélange d’une matérialité abstraite et d’une idéalité physique, il y a non seulement le coeur du film des Wachowski, mais plus encore celui de toute la saga : l’indissociable union du corps et de l’âme, et, partant, la possible transfiguration de l’un par l’autre. L’art, en dehors du cinéma, qui rend compte de cette licence créatrice - mon corps est ce que mon esprit décide qu’il est - dans toute la série, et notamment au plus haut point dans cette séquence de résurrection, c’est bien sûr le Kung Fu, la « maîtrise » en Chinois. Tout un programme. Qu’accomplit admirablement Neo face à un agent Smith désormais largement surclassé, puisqu’incapable de vouloir autre chose que ce qu’on lui demande. La liberté de Neo, sa capacité à se donner ses propres règles, son autonomie en un mot, vient écraser l’assujettissement de Smith à la Matrice. Neo est même en capacité de redessiner cette Matrice qu’il peut désormais assouplir au sens littéral du terme, la dé-former, comme il altère, « difforme » l’agent Smith lui-même. Morpheus, Trinity et Neo, à eux trois, décident, parce qu’ils ont cru cela possible, de redessiner la Matrice et ses agents, ses instruments. 

c'était mieux avant ?

De fait, on a beaucoup glosé sur le message prétendument spirituel du film, avec cet emprunt important aux arts martiaux chinois, à l’esthétique de son cinéma dans certaines de ses séquences. Au-delà de l’évident hommage au cinéma de Hong-Kong, qu’on leur reprochera parfois comme un détournement voire un plagiat, il me semble que les Wachowski n’ont pas du tout commis avec la saga Matrix, et notamment ce premier volet, et cette scène en particulier, l'oeuvre mystico-spirituelle qu’on voudrait croire orientalisante. Au contraire, si l’accusation - le mot est un peu fort -  d’appropriation d’une certaine tradition de cinéma n’est pas complètement fausse, c’est qu’ils ont en conscience choisi de s’emparer d’un genre qui n’est pas occidental, le film de Kung Fu, et de le ramener dans un genre fortement marqué par l’occident, et même par les USA, le cyberpunk d’action, avec son lot de fascination pour les armes à feu, les grosses cylindrées, ou encore les explosions tonitruantes. Mais cette captation n’est pas complètement malhonnête. Les Wachowski ne prétendent jamais atteindre la maitrise, nous y revenons, des cinéastes de Hong-Kong dans le genre, leur projet bien plus, est de construire un film et un récit dans lequel la rationalité n’est jamais démêlée de la forme. L’allégorie de la Caverne chez eux prend une dimension rationnelle complètement transparente - si l’on peut dire. Tout y est expliqué et explicable. Et la folie des ballets éthérés entre adversaires lors des combats, raconte cette rationalité retrouvée. Il n’y a rien d’oriental là-dedans, et si la révérence à l’égard des grands chorégraphes du cinéma d’action chinois est réelle, après tout c’est Yuen Woo-ping lui-même qui a réalisé les séquences de combat du film, les Wachowski appliquent la même règle à d’autres scènes qui ne relèvent pas de cette esthétique chinoise, que l’on pense ainsi aux fameuses scènes dites « Bullet time », dont l’une des séquences intervient d’ailleurs dans cette scène de résurrection, ou aux cascades en hélicoptères dans celui-là ou en voiture, camion et motos dans le second. A chaque fois, il semble d’abord important de justifier la débauche - toujours réellement impressionnante - d’effets formels et plastiques par un récit aux contours rationnels, même si de temps à autre, peut-être un peu confus - encore que, si l’on fait un effort…      

Ainsi la résurrection de Neo peut se lire aussi comme le moment où le rêve devient réalité (« je rêve », dit Tank à Morpheus lorsque Neo se relève et affronte lui-même circonspect les agents - « Il est l’Elu », lui répond Morpheus), non par miracle mais parce que tout se tient, et que l’auteur est maître de son oeuvre. Le corps et l’esprit interagissent, mais le réel domine le virtuel. Et Neo, en guise d’épiphanie, de nous rappeler pour conclure ce premier épisode de la série : « je vais leur montrer le monde (…)  un monde où tout est possible. » Car la raison, le logos dirait-on en Grec, qu’on peut traduire aussi par la parole, peut tout… même ramener à la vie, comme nous l’a dit Trinity, qui le savait intimement.



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