lundi 4 mai 2020

22/31 : Abyss (The abyss) 1989





ça marche comment ?

Ça marche sans aucun effet spécial. Ça marche par la magie du cinéma, et la grâce de deux acteurs, en l’occurence Ed Harris, qui incarne Bud Brigman, et Mary Elisabeth Mastrantonio qui interprète sa femme, Lindsey Brigman. 

Les deux personnages sont en instance de divorce mais réunis à la faveur de l’action du film : la plate-forme pétrolière de grands fonds marins conçue par Lindsey doit servir de base à quelques militaires qui veulent récupérer les têtes nucléaires de missiles d’un sous-marin porté disparu et localisé aux abords d’une fosse abyssale. Lindsey, ingénieure, doit seconder l’escouade belliqueuse, quand Bud continue son travail de toujours : diriger cette équipe d’ouvriers du pétrole, fortes têtes et coeurs tendres, comme dans n’importe quel bon film de genre américain. Bien sûr, la mission ne va pas se passer comme prévu : une tempête - et l’insuffisance des militaires - va provoquer une catastrophe et le Deepcore, la plate-forme sous-marine, va se retrouver isolée au fond des océans, à la proximité immédiate de cette abysse d’où surgissent des phénomènes mystérieux, dus aux russes pour l’officier des soldats, dus à une intelligence non-identifiée mais bienveillante pour Lindsey qui a été témoin d’une de ces manifestations. L’opposition, classique là encore, entre les militaires forcément agressifs d’un côté, et la scientifique, en l’occurence la technicienne plutôt, qui a confiance de l’autre, est elle aussi respectée, motif habituel du film de science-fiction depuis au moins Le jour où la Terre s’arrêta, mais aussi sujet récurrent des films de Cameron, même s’il peut connaitre quelques variations, entre l’inconscience des Marines et les sombres présages de Ripley dans Aliens, ou le voyage d’un camp à l’autre pour Jake Sully dans Avatar - sans même parler de la lutte des classes sur le Titanic

Cameron dans Abyss n’essaie pas d’envisager les camps avec fair-play : son point de vue est résolument celui des « gentils » travailleurs américains, évidemment motivés par l’argent, mais aussi par une camaraderie entre égaux. Rien à voir avec les hommes-robots emmenés par le névrosé lieutenant Coffey, prêt à déclencher la troisième guerre mondiale sans aucun scrupule. C’est à propos de cette histoire de soviétiques d’ailleurs que le film trahit son âge, car vraiment, depuis 1989, année de réalisation du film, la Guerre froide est définitivement passée à la trappe du cinéma, quand elle fut pourtant le carburant d’une quantité formidable de fictions depuis 1945.  Et pourtant, le film de Cameron, à l’instar du visage d’Ed Harris, ne semble pas s’abîmer avec le temps. Se patiner, sans doute un peu, mais sans se démoder : rien de désuet ou de vieilli dans ce film à la mise en scène impeccable, presque hors du temps. 

C’est bien sûr, d’abord que James Cameron est un immense metteur en scène, à l’instar d’un Spielberg ou d’un Jackson, mais aussi qu’il nous est raconté là comme l’absolu de tout récit de fiction : l’amour, la mort, l’espoir.           

ça vaut le coup ?

La mort, c’est ce qui sépare. La vie, c’est ce qui rassemble. Alors, oui, ressusciter celle que l’on aime, ça vaut le coup ! 

Toute la scène de la mort de Lindsey est filmée in extenso, lorsque, coincée avec Bud dans un sous-marin de poche, à quelque encablures du Deepcore, elle fait le choix de se noyer volontairement afin, peut-être, d’être ramenée à la vie par son mari dès lors qu’il aura réussi à leur faire rejoindre la station. Dire de cette scène, pourtant très simple sur le plan des moyens mis en oeuvre, qu’elle est franchement éprouvante est peu dire. Le choix de la mort, le sacrifice de Lindsey au profit de celui qu’elle pense le plus important pour la mission à accomplir, mais aussi l’amour exprimé entre les deux personnages, dans le moment même de l’anéantissement de celui-là, tout cela est exprimé par la mise en scène de façon fort simple : la mort, c’est ce qui sépare, en l’occurence le hublot du casque de Bud, qui découpe deux visages aux couleurs et aux textures qui sont radicalement distinctes. C’est aussi le silence imposé, d’abord celui de Bud, muet devant les acclamations de peur de Lindsey lorsque l’eau envahit la totalité du submersible, puis le regarde éperdu et forcément silencieux de Lindsey sous l’eau, enfin les mains charnelles et tremblantes qui s’accrochent aux montants métalliques du scaphandre de Bud. Cette opposition entre chair et machine est un motif habituel chez Cameron, souvent problématique d’ailleurs, si l’on se souvient qu’il est l’auteur de Terminator, mais dans cette scène, cet antagonisme prend toute sa force dans la plainte assourdie de Bud serrant dans ses bras, sans pouvoir la toucher, la dépouille de Lindsey. La scène du baiser terminal sur le hublot fonctionne d’ailleurs comme l’exact inverse de la scène que nous avons souvent trouvé ce mois-ci : un baiser d’adieu, parce que l’on ne peut déjà plus se toucher. La mort sépare. 

Lors de la longue scène de résurrection, le plan est lui aussi découpé en deux : d’un côté, Bud qui  en dépit de son affliction - à cause d’elle peut-être ? - veut faire  revivre Lindsey, comme ils se le sont promis, et de l’autre les camarades du Deepcore, qui tentent avec lui de la faire revenir, sans trop y croire il faut bien le dire. Entre eux, Lindsey, comme entre deux mondes, celui des vivants et celui des morts, et peut-être plus encore en l’occurence, entre ceux qui acceptent la mort et celui qui ne l’accepte pas. Le plan en plongé sur le groupe, avec la piscine qui découpe comme l’écran entre deux mondes, celui très concret des personnages agenouillés auprès de la dépouille de la jeune femme, et celui d’un bleu incorporel presque métaphysique souligne la tension dramatique de ce moment : qui de la vie ou de la mort va l’emporter ? 

Les répétitions du ‘bip bip’ du défibrillateur qui se recharge, le corps bleuté de Lindsey qui tressaute aux chocs électriques, tout cela fabrique à l’aide de couleur, de son, de formes, autant d’image « mécaniques » qui rendent parfaitement compte de l’image d’un corps que la vie a quitté. A côté de cet impassibilité de la mort, l’émotion et l’agitation de Bud, auquel le visage buriné de Harris rend parfaitement justice, vient comme rompre l’image presque mystique de Lindsey reposant en paix près du bassin - et des siens. 

La violence de Bud semble tout à coup le prix de la vie.       

c’était mieux avant ?

Evidemment il y a du happy end dans tout ça. Mais quelle scène, tout de même ! Il faut tout le talent de Cameron et de ses acteurs pour nous faire vibrer à cette résurrection, qui avec beaucoup d’autres aurait paru des plus téléphonées ! 
Ce qui n’empêche pas en plus un vrai propos de mise en scène. Si nous vivons cette scène auprès des personnages, nous ne la vivons pas à leur place. S’il y a un personnage qui organise la scène, c’est bien Lindsey, non pour nous permettre de nous immerger, si j’ose dire à propos de cette scène d’Abyss, mais bien pour nous raconter une histoire, celle éternelle de ce voyage d’un monde à l’autre, depuis le royaume des vivants jusqu’à celui des morts. 

Après son retour à la vie, Lindsey dira d’ailleurs à Bud qui utilise un « mélange » pour parvenir à descendre au plus profond des abîmes océanes, liquide qui remplit ses poumons, qu’elle a « déjà essayé » une telle expérience. Et l’un et l’autre, et tout le film avec eux, passent alors dans une autre dimension : celle des contes et des légendes, où le héros, ou l’héroïne, traverse la frontière qui tient séparés les morts et les vivants. Bud dans toute cette ultime scène est lui-même littéralement mélangé : ni vivant, ni mort, au seuil d’un royaume qu’il vient explorer en visiteur, amical, et en paix.

Ce voyage vers l’autre rive achève ce film à la poésie inaltérée depuis plus de trente ans. Sa naïveté apparente, comme en équilibre sur l’abysse elle-même, n’est que le contrepoint de l’immense maîtrise de son metteur en scène, ce conteur d’exception qu’est Cameron lorsqu’il nous narre ces voyages extraordinaires qui sont d’abord ceux d’êtres sensibles, qui vivent, qui aiment, et qui meurent, parfois.

  

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