lundi 1 octobre 2012

Revoir 1982 (1/31): Ténèbres

ETAT ASSASSIN
Ténèbres (Tenebre)- Dario Argento- 1982- Italie


D'un cauchemar à l'autre : Dario Argento achevé par Inferno, entamé en 1979, bascule dans les années 80 en tournant Ténèbres. Ses images pourtant dictées par les angoisses intimes du cinéaste trouvent un écho retentissant avec l'époque naissante, une résonance que les 30 ans écoulés depuis la production du film n'ont fait que rendre plus assourdissante encore. Ou plutôt plus aveuglante.




Essoré avant même d'avoir donné le premier coup de manivelle sur Inferno (1980), Argento, acculé par le succès de Suspiria sait qu'on attend de lui l'impossible. Le voilà quasiment dans la position d'un cinéaste abordant son deuxième film après la surprise du succès du premier. Si Suspiria son sixième long métrage est aussi son premier film fantastique, celui dans lequel il abandonne presque totalement tout alibi narratif, surtout, c'est le film au succès international qui le met sur les radars des studios américains. La Fox, qui a distribué Suspiria aux USA, s'engage sur Inferno. Mais Argento, alors au plus profond de sa toxicomanie, enclin à la paranoïa, aborde le tournage dans un état d'épuisement total, et c'est grâce au soutien de l'équipe soudée autour de lui (Daria Nicolodi, Mario et Lamberto Bava) qu'il parvient à achever le film.
Encore plus radical que Suspiria quand à son détachement des conventions narratives du cinéma de genre, Inferno peut être considéré comme la station terminale d'une esthétique typique des années 70, celle du film-trip, du cinéma sensoriel et expérimental, exploration en images et en sons de la psyché de son auteur par lui même. Mais les années 70 sont terminées. Inferno est un échec et la Fox ne distribuera même pas le film en salles aux Etats-unis.

Quoi qu'on pense de ses derniers films, une chose est certaine : Dario Argento doit être animé par un goût profond pour son art, un désir de tourner d'autant plus étonnant que ses films nous apparaissent de plus en plus relâchés, et pourtant, le cinéaste les enchaîne comme si c'était pour lui une question vitale. L'échec d'Inferno n'entame en rien son désir de tourner. Il va faire face à ses détracteurs, en leur répondant avec ironie, et surtout faire face à de vieux démons. Durant le séjour américain lié à la promotion de Suspiria, Argento a vécu une expérience traumatisante, qu'il ne peux sans doute surmonter qu'en la transcendant sur la pellicule : le cinéaste est harcelé au téléphone par un détraqué qui promet de le tuer. C'est évidemment ce lien entre l'auteur et l'admirateur déséquilibré qu' Argento explore en écrivant le scénario de Ténèbres. Pour les images, le cinéaste-peintre se retrouve avec un palette vide : il a fini tous ses tubes sur Inferno. Ténèbres sera en noir et blanc, en lignes cassantes, tracé à la règle. Argento après deux long métrages peints devient dessinateur, et fait de Ténèbres un chef d'oeuvre graphique.

 

Suspiria et Inferno mettaient en scène un monde intemporel, Ténèbres va dresser avec une clairvoyance saisissante le portrait d'une époque à peine entamée, celle de la décennie 80. En Italie, Silvio Berlusconi organise avec succès le développement de la télévision privée, et vient de lancer Canale 5, rapidement la première chaine du pays, dont le modèle sera exporté en Europe-en France, ce sera La cinq à partir de 1985. Le cinéma de genre italien, moribond, ne se remettra pas de l'enchainement du public dans tous les foyers à la télé-paillettes berlusconienne. Ironie du sort, Veronica Lario, qui incarne dans le film Jane, l'ancienne maîtresse de Peter Neal, est encore à ce moment là celle de Silvio Berlusconi, avant de devenir quelques années plus tard sa femme. On ne peut rêver, encore une fois, collusion plus forte entre parcours biographiques et dispositif esthétique. Car Ténèbres est un film tout entier contaminé par les canons de l'imagerie télévisuelle. Par son format d'abord, un 1.85 qui se rapproche du 4/3 des télés de l'époque, déjà employé pour Inferno, alors que tous les films précédents sont en 2.35/1. Et ensuite, à l'intérieur de ce cadre, des personnages et des situations à la vulgarité forcée, aux préoccupations dignes d'un soap-opera. 

Après avoir du intégrer en tête de la distribution d'Inferno un acteur de Dallas, Argento fait de Peter Neal un héros digne d'une série américaine de l'époque, jusqu'au grotesque : manches retroussées, toujours dynamique, sourire ultrabright, il est un esprit vif (c'est un écrivain) dans un corps en pleine forme (on nous le présente se rendant à l'aéroport en survêtement sur son vélo de course, suivi par un taxi qui transporte ses bagages !). Lorsqu'il apprend par la police que des meurtres inspirés de son dernier roman sont perpétrés, Neal reprend presque l'enquête à son compte, brûlant d'aider la police à débusquer le tueur. Sarcasme d'Argento : l'écrivain est en fait un des assassins, et même, l'assassin de l'assassin.
Sarcasme encore, dans la scène de drague dans le bar, version porno soft d'une sitcom à l'eau de rose. Pour rendre jalouse sa compagne, une plantureuse brune s'en va aguicher un viril branleur de flipper, dont Argento ne nous montre que le dos et les fesses, moulées dans un jean ultra-serré. Pour arriver à ses fins, la brunette n'hésite pas à faire déborder un téton de son décolleté. En fait, tiré de ses rêveries colorées, Argento ouvre les yeux sur l'Italie de la cicciolina qui a été quatre ans avant, la première femme à montrer ses seins en direct sur la Rai. Le réveil est aveuglant.
Dans Ténèbres, tout est blanc, tout semble surexposé. Aux costumes beiges, aux vêtements et drapés blancs dont sont revêtues toutes les femmes répondent des décors sans ombres, qui brouillent la frontière du privé et du public : la maison du tueur, dont l'intérieur, un vaste loft, est ouvert aux regards par une grande baie vitrée, sa cave, dans laquelle il faut descendre par un escalier est pourtant aussi une construction au dessus du niveau du sol, les jardins dont les clôtures n'empêchent en rien les intrusions (le chien les sautent, Neal et Gianni les forcent). Enfin, pas un recoin de l'immeuble ou vivent deux des victimes n'est inaccessible au tueur, rendu omniscient par une caméra aérienne, dans un des plans les plus célèbres du film. Épousant la subjectivité de l'assassin, nous rampons le long des murs bétonnés, passant dans le même plan, indifféremment, d'une surface parfaitement opaque à une ouverture vitrée derrière laquelle une jeune femme joue un disque, ignorante de la présence meurtrière mais immatérielle à quelques centimètres d'elle.



L'horreur, c'est celle de l'indistinction, entre l'extérieur et l'intérieur, le privé et le public, mais aussi le figuré et le réel : les mots du roman de Neal inspirent le tueur qui les enfonce dans la bouche de ses victimes, la fausse mort de Neal précède de quelques secondes la vraie. Indistinction, enfin, entre l'homme et la femme : les deux échappées oniriques du film sont célèbres par le recours d'Argento a un transexuel (Eva Robin's) pour incarner la femme en chaussures rouges, objet de désir pour un Peter Neal à la sexualité du coup mise en question. Seul le personnage du policier (Giuliano Gemma) semble imperméable à ce flottement des frontières, et pourtant dans le final, c'est sa silhouette qui épouse et dissimule, en y adhérent parfaitement, celle du tueur. Ce sont des distinctions fondamentales à la construction des identités individuelles et collectives qu' Argento fait vaciller et c'est ce qui fait de Ténèbres un film saturé par une angoisse profonde.

Ces frontières fondamentales inopérantes, l'espace est libre pour une circulation sans entrave de la pulsion meurtrière, à la fois présente partout, étale, mais aussi énergie négative en mouvement, se déchaînant brusquement sur un objet. Cette violence est associé comme souvent chez Argento à l'eau, dont les différents états répondent, à l'image, au double statut de cette pulsion meurtrière. Une piscine, une mare, la mer, mais aussi l'eau qui coule d'un robinet, transformée en torrent par un gros plan et dont l'écoulement s'associe à celui du sang sur la lame du rasoir nettoyé par l'assassin. Plus tard, image équivalente : l'eau jaillissante se transforme en geyser de sang souillant un mur, dans la dernière scène du film. Associée à la disparition des distinctions fondamentales, il y a donc cette violence d'autant plus angoissante qu'elle n'est pas un brusque dérèglement du monde, mais bien, en puissance, son état naturel. Argento ne dit pas autre chose dans la séquence d'agression du chien.


Effrayée par la présence de l'animal, la jeune Maria (qui nous a été présentée comme objet de désir interdit, puisqu'elle est mineure ) dans un geste irréfléchi va exciter l'animal jusqu'à le rendre si furieux qu'il bondit au dessus de la clôture que la jeune femme pensait infranchissable. Poursuivie par le molosse, elle se réfugie dans une cave qu'elle trouve ouverte : on a oublié les clefs dessus. Elle réalise trop tard qu'elle est dans l'antre du tueur. Revenu chercher ses clefs, celui-ci la trouve et l'assassine.
La séquence n'est pas une accumulation de péripéties aléatoires, elle correspond à l'idée de circulation omnisciente du mal déjà établie par le mouvement de grue autour de la maison. 
Le plan impressionne par sa radicalité- les producteurs veulent d'ailleurs le couper parce qu'il le trouvent gratuit et interminable. C'est bien sûr le contraire. Il est essentiel à la compréhension du film, et le raccourcir serait le priver de son sens. La caméra fait de l'assassin le réceptacle d'une force le dépassant : si ce sont bien ses mains, à la fin du plan, qui identifient le plan comme subjectif, en fait, les déplacement qui ont précédé leur entrée dans le champ ne peuvent pas avoir été ceux du tueur. Dans la séquence du chien, il est dès lors inévitable que celui-ci finisse par pousser Maria dans l'antre de l'assassin puisqu'il partage avec celui-ci la même pulsion meurtrière. Ce que souligne un montage parallèle entre le tueur cherchant ces clefs, et le trousseau pendant sur la serrure, trousseau lui-même encore animé. Les clefs bougent toujours quand, bien plus tard, Maria accourt. Là encore, ce mouvement des clefs, illogique, n'a de raison que parce qu'hommes, bêtes et même objets inanimés peuvent tous devenir les marionnettes de la même pulsion secrète. Dans Ténèbres, le désir de tuer semble être le cœur secret qui fait battre le monde.
On ne saura jamais vraiment, finalement, qui est l'auteur de chaque meurtre. Si Argento révèle deux assassins, il prend bien soin de ne jamais nous permettre d'établir exactement quand le relais de l'un par l'autre s'est produit. C'est peut-être le sens du cri final de Daria Nicolodi, qui lui aussi déborde, cette fois hors du film, sur le générique de fin : l'effroi devant la possibilité d'être à son tour possédée.

Cette pulsion meurtrière elle-même est ambivalente. Argento l'associe constamment, et à un degré unique à ce moment de sa filmographie, au désir sexuel. Lorsque le chien poursuit Maria, elle est vêtue d'une mini-jupe, et le cinéaste n'élude jamais un cadrage faisant apparaître sa culotte blanche. Le premier réflexe, lorsque la journaliste entend dans sa maison un bruit suspect la faisant sursauter et de retirer précipitamment son pull ! Sa compagne, assassinée juste après, apparaît presque nue à l'écran. A une seule reprise, Argento s'attarde à filmer effectivement un échange sexuel, pour montrer que Daria Nicolodi embrasse à son insu l'assassin. Lorsqu'elle est retenue par un vigile, au début du récit, la cleptomane échange le silence de l'agent contre une promesse de service sexuel. Une des victimes potentielle est une prostituée, et Jane, l'ancienne amante de Peter Neal vient à Rome pour retrouver l'agent de l'écrivain en secret : elle est devenue sa maitresse. Les hommes ne sont pas en reste : l'agent littéraire est lui-même assassiné, de même que le journaliste auteur des premiers meurtres. Et si la voix du tueur qualifie toujours ses proies de « perverties » avant de les abattre, ce n'est pas tant révélateur de la nature des victimes que de celle de leur bourreau. Une frustration sexuelle- dont une vision onirique est donnée par le flashback, et une autre plus factuelle par la police qui découvre le passé de Peter Neal- aboutissant au passage à l'acte meurtrier, d'ailleurs décrit dès le générique, comme le seul moyen de se sentir enfin libre.


 

Film blanc d'une noirceur totale, Ténèbres est le cauchemar d'un cinéaste dévoré par l'angoisse, pour qui le rapport au monde semble se réduire à résister le plus longtemps possible à une envie de tuer circulant partout, animant toute chose, une pulsion meurtrière dont le film fait une entité presque concrète, et à laquelle s'abandonner est ironiquement le seul moyen d'éprouver un véritable sentiment de liberté. Argento ne se remettra jamais du nihilisme de Ténèbres. Dans son film suivant, une jeune fille découvre que les seuls êtres avec lesquels elle parvient à communiquer spontanément sont des insectes.

Ténèbres est disponible en DVD zone 2 et Blu-Ray chez Wild Side video. 




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