jeudi 4 octobre 2012

Revoir 1982 (4/31) : Litan

POURQUOI TANT DE SERIEUX ?
Litan, Jean-Pierre Mocky, 1982, France

Jean-Pierre Mocky appartient à la race des marginaux. Fort d’une filmographie exubérante, provocatrice, inégale bien sûr, mais toujours enthousiaste en ce qu’elle croit au cinéma, à tous les cinémas, Mocky est avant tout un bagarreur, farouchement indépendant, régulièrement iconoclaste, anar’ dans la tradition des Hara-Kiri ou Charlie Hebdo, et accessoirement, le plus souvent metteur en scène sans le sou…



 
Certes, si les impératifs économiques ne dirigent pas son cinéma, force est de constater que la « pauvreté » de ses moyens budgétaires est très sensible dans ses films, et qu’à un professionnalisme confortable, bourgeois pourrait-on dire, il sacrifie volontiers à un amateurisme qui permet pour le moins de revenir aux origines étymologique de ce beau mot – et même si de l’amateur au dilettante, il n’y a parfois qu’un pas que Mocky n’a pas régulièrement manqué de franchir… L’un des aspects toutefois les plus intéressants de son œuvre est son recours régulier au genre, qui permet de transformer en code les éventuels déficits de moyens matériels de la mise en scène, et notamment au moins à deux reprises à celui qui nous intéresse ici.
L’on oublie souvent que le Fantastique a une histoire forte en France. Littéraire d’abord, mais également cinématographique. Certes, il s’agit d’un fantastique épuré, débarrassé de ses figures les plus incontournables. Pas vraiment de vampires ou autres goules, dans cette tradition, ni même de monstre de glaise ou de chairs scarifiées, mais tout de même, dans ce pays à la tradition cartésienne fortement ancrée, les Vénus d’Ille et autres Horla sont souvent venus mettre à mal les certitudes rationnelles héritées des siècles précédents. Il est bien évident que le caractère fantastique de ces œuvres dès l’abord permet de circonvenir les conventions sociales de leurs époques corsetées, et notamment d’aborder par le biais les questions et représentations de la sexualité, de la fascination du mal, jusqu’à une certaine « horreur » qui ne serait pas rejetée par un cinéma d’horror qui prendra le pouvoir un siècle plus tard – relire ainsi Une charogne de Baudelaire dans Les fleurs du mal. Cette littérature fin de siècle utilise le fantastique comme un moyen de subversion, de « contre-culture » dans une certaine mesure. Le fantastique fut ainsi dans notre pays dès son origine un fantastique de la marge, autant dans sa forme, très économique, que dans sa portée, perturbatrice de l’ordre moral.
Lorsque ce fantastique français intègre le cinématographe alors naissant, il a d’abord pris la forme des fables visuelles de Georges Méliès, fééries populaires et plébéiennes – le cinéma était alors encore un art forain – ou plus tard, la forme poétique réaliste des films de Cocteau ou Carné. Mais il est vrai que la France traversait alors une des périodes les plus sombres de son histoire et que le fantastique, encore une fois, permettait sous le vernis de la fable fantaisiste, de subvertir à un ordre établi abhorré. Ce qui ne l’empêchait surtout pas d’être encore populaire…
Il en est allé autrement du fantastique anglo-saxon, dont les grandes créatures fantastiques, depuis le Frankenstein et son monstre de Shelley, jusqu’au Cthulhu de Lovecraft, en passant par le Dorian Gray de Wilde ou le Chat noir de Poe, ont nourri depuis l’origine le besoin en images fortes de l’industrie cinématographique principalement américaine, et même si au passage, la puissance subversive de ces œuvres ne pouvait que se trouver amoindrie par l’exigence de plaire au plus grand nombre…
Cette tradition d’un cinéma fantastique ne reposant pas sur les grandes figures du genre, mais bien plus sur la capacité de dérèglement qu’introduit l’élément fantastique dans un récit, Litan en fait partie. Et nous renvoie en cela à une autre tradition, très fortement présente dans le fantastique, celle de la fête populaire, le plus souvent à prétexte religieux, mais dont la mystique reste avant tout la tentative de travestir le caractère profondément païen, et donc, de fait, fortement subversif de ses origines. Il reste dans un certain nombre de nos fêtes de villages, quelque chose de fantastique, d’irrationnel, quelque chose que le creuset de la mystique chrétienne n’est pas complètement parvenu à réduire, une part d’ombre qui traduit la question immémoriale du partage de ce monde entre royaume des vivants et royaume des morts. Quelque chose comme les restes d’une mythologie populaire et païenne, presqu’antérieure à la civilisation… Un inconscient collectif d’autant plus puissant qu’il ne se laisse plus saisir, qu’il demeure invisible – et cette célébration du tabou, de l’invisible, du non-révélé littéralement, voilà qui pourrait le mieux définir le cinéma fantastique.




Venons-en enfin au film. L’histoire est étrange : une femme fait un rêve, dans lequel elle – et nous autres spectateurs avec elle – assiste à différents événements, qui se produisent, dans un continuum irrationnel, comme c’est souvent le cas dans les rêves, jusqu’à provoquer la mort de celui que l’on comprend vite être son compagnon. Au réveil, cette femme, paniquée, traverse en courant cette étrange ville, une sorte de Venise du pauvre, aux murs plus lépreux encore que ceux de la cité lacustre italienne, dans laquelle depuis le matin est célébrée la fête de Litan, elle-même évoquant un carnaval grotesque, entre les mystères vénitiens et un Halloween de gueux. L’on assistera alors à un accident mortel de la circulation, à la déambulation saugrenue d’une fanfare sinistrement masquée, à l’errance d’une troupe de scouts bizarrement présente à la fête. Nora, la femme au rêve éveillé, parvient à retrouver à la sortie du village, dans les grottes où il opère, son artificier de mari, incarné par Mocky lui-même, au sommet de son farouche charisme. Une succession de péripéties, trop laborieuses à raconter ici, va s’ensuivre, qui va mettre le couple en butte à la police locale, aussi incompétente qu’apathique, puis au médecin de l’hôpital, véritable savant fou camouflé en scientifique mystique, cherchant à faire « revivre » sa femme, qui semble plongée dans une catatonie proche de la mort. Pour cela, il utilise l’eau souterraine de Litan, de laquelle surgissent les fameux spectres verts du titre complet du film. Tout cela s’admet à la vision du film, sans toutefois s’expliquer tout à fais linéairement – c’est que l’intérêt de ce film à la fois modeste et ambitieux ne réside pas là.
Ce qui intéresse Mocky plus que la narration, même s’il ne s’en désintéresse pas, c’est l’atmosphère de cette petite ville de montagne, où la folie semble se répandre le plus normalement du monde. D’ailleurs, à la fin du film, c’est tous les patients du service psychiatrique de l’hôpital du savant fou qui finissent par s’éparpiller dans la ville, comme si le basculement du royaume de la raison à celui du délire était enfin devenu effectif.
Nous parlions avant-hier à propos de The Wall d’un film-cerveau, en voici un autre, dont l’économie, dans tous les sens du terme, n’est certes pas du tout la même, mais qui néanmoins participe du même dérèglement des sens : le désordre pénètre l’ordre, et propose une lecture renversée du monde, à la façon des fabulistes, mais aussi à la façon dont ces fêtes de l’inversion, telle le Carnaval, introduisent un peu d’anarchie dans nos contrées trop tranquilles. Il y a là quelque chose de lointainement médiéval, me semble-t-il. Le choix contraint par l’économie du projet de tourner en décors extérieurs dans la ville d’Annonay en Ardèche, ville à la géographie montagneuse et fluviale, nous transporte dans une architecture tortueuse, archaïque, vétuste, dont les sombres recoins dissimulent les silhouettes sournoises de villageois aux masques défigurés, qui semblent vouloir tous abuser de la belle et désorientée Nora, en proie à la panique viscérale de la perte de ses repères. Ce village, et ces villageois qui l’assaillent, c’est l’image même du cerveau de Nora, et une fois encore, nous errons dans les circonvolutions d’une cavalcade  qui ne connaît ni temps ni lieux déterminés.
La cérémonie de Litan est ce moment où l’ordre des choses s’inverse : les fous dirigent la ville, les savants deviennent barbare, la police oppressive, ce moment où les morts s’invitent parmi les vivants et les subvertissent. Seul le personnage de Mocky, dans un type de narration encore digne du machisme propre à la fin des années 70 et au début des années 80, incarne un semblant de raison, comme l’on dirait aussi de quelqu’un qu’il est raisonnable. Nora, elle, a ses vapeurs… Et pourtant, notre expérience de spectateur est beaucoup plus proche de l’expérience de Nora, perdus que nous sommes dans cette sarabande intrigante, qui nous mène d’un point à un autre – d’un plan à un autre devrait-on dire, dans ce sentiment du « déjà vu », puisque l’enchaînement des évènements nous a déjà été présenté à l’ouverture du film. Un sentiment de satisfaction finit par nous envahir cependant, ce que l’on ne comprenait pas prend progressivement sens, et le film se rationnalise, jusqu’à son dénouement final, qui nous renvoie à nouveau à la perplexité du doute : tout ceci n’a pas eu lieu, tout ceci est bien le fruit de l’esprit malade de Nora, folle de douleur après la disparition de son mari. Cette chute m’a évoqué un autre littéraire du fantastique français, bien moins célébré que ceux cités plus haut, mais dont l’étrangeté tranquille et désespérante, me semble typique de la tradition disons de langue française évoquée plus haut, le belge Marc Agapit, qui bouscula la société patriarcale dans ses romans à la noirceur jouissive dans les années 60 et 70. L’on pourrait aussi évoquer dans cette tradition, qui « colle » tout à fait à l’idée du Carnaval, un plaisir du grotesque, de l’excessif, voire de la bouffonnerie dans ce qu’elle peut aussi avoir d’inquiétant. Un « Why so serious ? » à la française, si vous vous voyez ce que je veux dire…




Pour revenir au film, le fantastique ne s’y instille paradoxalement que par du très « réel » : les trognes des figurants et acteurs de seconde zone, les murs lépreux de la ville, les grottes et lacs souterrains, les forains et leurs tours à deux sous… Le vrai moyen de Mocky est ici l’agitation : le trouble produit par le fantastique ne s’exprime que par un trouble plus général, objet même du film. Une danse macabre, voilà la tradition fantastique à laquelle pourrait se rapporter ce film. Mocky pour instiller du fantastique, se « contente » d’en disséminer les indices sur le passage de ses héros, entrainés dans une course qui finit bien par ressembler à une danse.


 La vague intrigue autour des moyens techniques dont disposerait le savant fou, interprété par un Nino Ferrer à la mélancolie intacte, porte moins le sentiment trouble du film que les traces que l’autre monde laisse dans celui-ci. Une image littérale comme les aime le fantastique – et comme nous les aimons, nous autres amateurs du genre – traduit la réalité des moyens circonscrits mais puissants de Mocky pour nous transporter dans cet autre monde. Les deux amants, pourchassés par une police persuadée de leur culpabilité, s’enfuient de la ville folle par un moyen tout à fait inédit : alors que l’explosion provoquée par l’artificier Mocky a fait s’affaisser le cimetière communal au moment même d’un enterrement, les deux héros, réfugiés dans les grottes, utilisent comme radeau de « survie » le cercueil égaré lors de cet enterrement raté, pour fuir par la rivière la folie du monde des vivants. Cette belle image d’un couple qui s’échappe du monde en proie à la fureur et à l’aliénation pour se laisser dériver dans un espace vierge de toute présence humaine, c’est l’instant du franchissement de la frontière qui sépare le monde des morts du monde des vivants, tout le sujet du film : la frontière qui sépare peut-être plus encore le monde du réel du monde de l’imaginaire, le monde de l’éveil du monde des rêves. Une séparation vieille comme notre monde, et qui a pris tout au long de notre histoire des formes populaires autant que savantes. Le fantastique ne fut pas la moindre d’entre elles, et ce modeste film de Mocky nous rappelle que le cinéma français a pu s’inscrire dans cette tradition des Memento Mori joyeux, païens, marginaux dans tout le sens du terme, et dont il restera à tracer les correspondances éventuelles avec l’émergence d’un cinéma fantastique anglo-saxon dont la toute puissance conservatrice et puritaine a gagné nos écrans et nos consciences.
Un dernier mot, désormais habituel, sur mon rapport personnel à ce film. Un peu comme l’héroïne de Litan, j’ai vu il y a plusieurs années ce film en rêve avant de le découvrir « en vrai » la semaine passée… Plus sérieusement, les quelques images fortes de ce film qui occupent nombre de revues ou ouvrages de toute sorte consacrés au cinéma fantastique et que je dévore depuis une enfance tardive désormais bien éloignée, m’ont donné l’occasion d’intégrer ce film que je n’avais en réalité jamais vu, à un inconscient qui m’a effectivement fait en rêver quelques images il y a plusieurs années de cela, entrainant chez moi une véritable confusion entre le fait de l’avoir vu, et le sentiment de l’avoir déjà vu. La séance de la semaine dernière est venue remettre un peu d’ordre dans tout cela : non, je n’avais jamais vu ce film, même si j’en avais rêvé… Quand le fantastique s’insinue jusque dans le réel de notre esprit…

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