lundi 8 octobre 2012

Revoir 1982 (8/31): L'éventreur de New York

LA NUIT AMERICAINE
L'éventreur de New York (Lo squartatore di New York)- Lucio Fulci- 1982-Italie

C'est l'agonie du cinéma de genre italien. Au moment où Fulci embarque ses caméras pour New York, le cancer est généralisé. Trois ou quatre ans plus tard, le cinéma populaire le plus vivant d'Europe disparaît dans l'indifférence. C'est aussi avec cette indifférence que Fulci filme les mises à mort de son étrange Eventreur de New York, comme pour la renvoyer au visage des spectateurs excités par le dernier baroud d'honneur de Cinececittà : le gore dont Fulci a été sacré pape par les fans de cinéma bis, une hyperbole sanglante qui est le seul moyen pour les italiens de pouvoir encore proposer quelque chose que les tous les dollars du monde ne peuvent pas acheter : une audace désespérée qui fait fi de tout tabou et de toute censure. 


 

Un registre avec lequel le cinéaste italien entretient une relation compliquée d'amour et de haine. Fulci, contrairement à Argento, son grand rival, n'a pas la vocation du genre. Il est considéré, au début de sa carrière comme un dauphin du cinéma d'auteur représenté par des cinéastes comme Visconti- il est d'ailleurs assistant sur La terre tremble. Mais Fulci a des difficultés à faire financer ses projets personnels, comme son scénario Jack il Rugginoso, destiné à Mauro Bolognini qui ne sera jamais tourné. A l'invitation d'un producteur, Romolo Laurenti, Fulci rejoint le milieu de la comédie italienne, travaillant pour Steni, puis créé le célébrissime duo Franco et Ciccio. Le cinéma de Visconti s'éloigne...

Fulci est un bourreau de travail, un technicien pointu et compétent, les propositions s’enchaînent. Lorsque la popularité d'un genre s'essouffle, un succès en réactive un autre. Fulci réalisera comédies, westerns, films d'aventures, films historiques, giallos, puis des films fantastiques, dont le quatuor réalisé au début de la décennie 80 (L'enfer des zombies, Frayeurs, L'au-delà, La maison près du cimetière) assurent encore aujourd'hui la renommée du cinéaste, et son association au registre gore qui fait donc la réputation du fantastique italien des années 80. Fulci a essayé, quelques années auparavant de s'extraire du cinéma d'exploitation pour se consacrer à une œuvre plus personnelle. C'est le drame historique Béatrice Cenci. L'echec cinglant lors de la sortie renvoie aussitôt le cinéaste aux produits dérivés du bis-italien.


Si Fulci a pu enchaîner ces 4 films en deux ans (il en tourne 6 sur cette période!) c'est grâce à la famille de collaborateurs qu'il a fidélisé. L'efficacité de la relation avec Sergio Salvati à la photographie, Vincenzo Tomassi au montage, et Fabio Frizzi à la musique lui permettent d'attaquer les tournages presque sans préparation. Un mois sépare la sortie de la maison près du cimetière du début des prises de vue de L'eventreur de New York.
Le film est une commande de Fabrizio de Angelis, de la Fulvia Films, avec qui Fulci entretient une relation très fertile depuis L'enfer des zombies. Selon la méthode habituelle, il s'agit d'émuler un succès récent ou un genre en vogue. L'eventreur de New York affiche des similitudes évidentes avec Maniac (William Lustig) mais c'est peut-être du côté du cinéma de De Palma et plus particulièrement de Pulsions, sorti l'année précédente, qu'il faut chercher le point de départ proposé par De Angelis, outre la popularité constante, parmi les amateurs d'horreur des personnages de tueurs maniaques associé à une ville, qu'il s'agisse de Boston, Londres ou New York, donc.



A la veille de sa mort, Fulci évoquait encore sa lassitude devant le succès critique de ce que les journalistes spécialisés appellent sa trilogie, et sa préférence personnelle pour les films des années 70. L’ambiguïté des sentiments de Fulci pour les films tournés pour De Angelis est traduite dès les premières minutes par le pré-générique de L'eventreur de New York.

Un chien, que le propriétaire laisse folâtrer sous le pont de Brooklyn, ramène le bâton qu'on vient de lui lancer. Le deuxième jet l'envoie dans un buisson, d'où le chien revient avec, non plus le bâton, mais une main décomposée. Le générique s'inscrit sur la freeze-frame de la main, assaisonnée d'un morceau disco-rock enjoué de De Masi, complètement à contre-emploi. Imparable ironie servie bien noire.
Cet épisode du chien qui donne l'impression qu'à New York dès qu'on fouille un bas-côté, on tombe sur un cadavre annonce la thématique du film tout entier. C'est d'ailleurs à peu près la même idée que traduit l'inspecteur Williams chargé de l'enquête à la logeuse de la première victime. La dame, qui demande l'oeil luisant et la bouche en appétit s'il est possible que sa locataire aie été assassinée se voit répondre statistiquement par le policier que 11 personnes le sont chaque jour dans la ville et que la moitié sont des femmes. D'une proche de la victime vaguement excitée par la possible explication de sa disparition à un policier visiblement indifférent à son sort, on mesure la misanthropie de la vision du cinéaste. On peut taxer Fulci de misogynie- et il serait ridicule de prétendre que son cinéma ne l'est pas un peu- mais c'est injuste. Ici le cinéaste italien est franchement misanthrope. Misanthrope et ironique lorsqu'il semble se moquer des conventions même du genre, en interrompant par exemple la traditionnelle séquence de poursuite du tueur par le détective, avec le forfait du policier, trop essoufflé pour poursuivre ! Ou lorsqu'il affuble son tueur d'une voix de canard, celui-ci imitant hystériquement Donald Duck quand il trucide les New-Yorkaises.




Personne ne trouve grâce dans L'eventreur de New-York, tout le monde vit pour satisfaire ses pulsions les plus égoïstes, et aucune empathie ne lie les êtres humains hantant le monde du cinéaste. Si le tournage commando, sans autorisations et avec une absence de précautions qui frise l'inconscience, dans le quartier du Bronx ne suffit pas à expliquer la radicalité de la vision de Fulci, il lui donne un écho plastique formidable.
Plantant ses caméras des les mêmes rues que celles où Henenlotter filme en même temps Frère de sang (les équipes ont du se croiser!), l'italien enregistre une toute autre réalité. Couloirs de métro, wagons couverts de graffitis, terrains vagues, ruelles désertes, trottoirs sordides, contre-allées sales, hôtels de passes, peep-show miteux dessinent une géographie cauchemardesque, dont les rares habitants se divisent exclusivement en deux catégories : les proies et les prédateurs. Au sommet de la chaîne, trône évidemment l'éventreur, aux massacres duquel Fulci réserve une mise en image hallucinante de violence. Le feu d'artifice final culmine par la section d'un œil et d'un téton à la lame de rasoir. Si le gore est un argument de vente standard- voire le service minimum- de l'exploitation italienne de l'époque, Fulci s'y adonne d'une façon bien particulière. Il y a dans ces scènes une imagination sadique impressionnante, et une volonté revendiquée de surpasser la concurrence (Lenzi, Deodatto …) associée à une mise en scène strictement descriptive, voire contre productive : les plans durent souvent un peu trop longtemps et dévoilent l'immobilité des mannequins ou la plasticité des matériaux de maquillage, les plans que Fulci répète parfois plusieurs fois finissent par perdre, à force d'être vus, de leur puissance choquante.



Comme pour les images captées dans la ville, la facture des effets spéciaux, qui trahit le trucage, participe en fait de la vision de Fulci : devant sa caméra, les humains sont effectivement des mannequins, aux cris un peu mécaniques, observés sans passion, et qu'aucune relation ne lie aux autres. Cette violence truquée nous dit bien autre chose que si elle était filmée aujourd'hui avec la facture photo-réaliste que peuvent lui donner les techniciens contemporains.

Les moyens du pauvre sont aussi ceux de la mise en scène. Fulci, qui ne peux même pas se payer un travelling autrement qu'en asseyant son opérateur dans un fauteuil roulant, utilise ici sa grammaire habituelle : zoom avant/arrière plus ou moins rapides, caméra à l'épaule et panoramiques constituent son vocabulaire de base. Fulci fait un usage adroit de la caméra subjective, qu'il attribue successivement au tueur et à plusieurs personnages, propageant le doute sur l'identité de celui-ci. Mais ce n'est pas gratuit : un long plan séquence montre des mains fouiller sans ménagement l'intérieur d'un appartement. Le tueur qui se défoule chez une victime ? Non : un policier qui fouille l'appartement d'un suspect !

On est donc bien loin des largesses matérielles à la portée du meilleur ennemi Dario Argento, qui bloque une Louma pendant 10 jours pour tourner un plan de Ténèbres, à peu près au même moment où l'équipe de Fulci subit les menaces des voyoux du Bronx et tourne sans autorisation des agressions sexuelles sous Brooklyn Bridge !

Impossible, d'ailleurs de ne pas rapprocher L'eventreur de New York du film d'Argento, qui procède de la même volonté : sortir des brumes oniriques du fantastique pour regarder l'époque telle qu'elle est. Les résultats sont formellement opposés, mais participent finalement d'une vision terrible du monde contemporain, nihiliste, emprunte d'ironie macabre. Argento se distingue de Fulci en ce qu'il subsiste chez le premier une certaine idée de la beauté, un érotisme du regard totalement absent avec le second. Argento dans Ténèbres demeure un calligraphe maniériste, Fulci, lui c'est l'art brut !

Son audace et son adresse narrative n'en sont que plus étonnants. Pas de personnage principal, par exemple, mais des récits se succédant les uns aux autres, au fur et à mesure des meurtres, Fulci n'hésitant pas à assassiner une bourgeoise perverse à laquelle il a consacré de grandes scènes au milieu du film, ou à faire entre dans le récit le couple sur lequel la résolution repose aux deux tiers du métrage. Ce qui semblerait un relâchement chez quelqu'un d'autre est ici le témoignage d'un sens du rythme et d'une liberté vis à vis des conventions remarquables. Sens du rythme qui éclate dans des séquences, aussi saugrenues qu'elles apparaissent, dont la durée nous semble toujours juste. Fulci est capable de s'attarder sur deux séquences de masturbation inutiles à l'économie du récit, mais qui sont deux des moments forts du film. La traque dans le métro, brillante aussi, est l'occasion d'un double changement de registre, sans rupture narrative, nous faisant basculer d'abord vers l'onirisme, puis après une ellipse impossible à mesurer, vers une scène apaisée, dans une tout autre tonalité.

Onirisme quand, à l'issue de la traque, la jeune fille voit son agresseur sous les traits de son petit ami. La mise en scène change alors brusquement : aux longs plans larges replaçant le personnage dans le décor succèdent des plans brefs, répétitifs, très rapprochés du bras de l'assassin armé d'un rasoir, ou de son visage, jusqu'à ce plan incroyable d'une gorge tranchée, filmée de l'intérieur.

Apaisement ensuite, lorsque la victime se réveille dans un lit d’hôpital, filmée en plongée. Elle se tient la gorge, pour nous signifier que ce qui a précédé était peut-être déjà un rêve. Mais jusqu'à quel point ? A-t-elle seulement était agressée ?

La liberté que Fulci se donne pour passer d'un personnage à un autre, pour développer une digression, s'oppose à la linéarité de la plupart des films américains à venir mettant en scène des tueurs en série, et respectant souvent une certaine unité de lieu et de temps, et procure à L'eventreur de New York une tension absente de bien des bandes trop prévisibles. Les derniers plans du film procèdent de la même audace- ou de la même volonté d'épuiser les attentes du spectateur et les clichés du genre. Un arrêt sur image sur un des personnages, sans signification narrative, qui reprend ensuite, pour déboucher sur un plan d'ensemble du skyline New-yorkais. Impossible d'interpréter cette conclusion en points de suspensions...

La grande mode made in italy, naissante quand Fulci tourne L'eventreur de New York, sera bientôt la science-fiction post-apocalyptique dérivée de Mad Max 2. Fulci ne donnera pas dans le genre, et pourtant à voir cette cité vidée de ses habitants où on ne peut être que chasseur ou chassé, on pourrait s'y tromper.
Versatile si nécessaire l'habile Lucio va montrer une toute autre facette de la ville, la même année, dans Manhattan Baby, film dû contractuellement à son producteur. Privé de la plupart de ses fidèles, c'est à une exécution bien morne que va se livrer cette fois Fulci : celle du talent encore à l’œuvre dans L'eventreur de New-York. Une autre histoire, qu'on vous racontera aussi.

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