mardi 23 octobre 2012

Revoir 1982 (édition spéciale -1983) : Les Prédateurs

DES LARMES DANS LA PLUIE
Les Prédateurs (The Hunger), Tony Scott, Royaume Uni, 1983


Ce film ne devrait rien avoir à faire dans nos pages, non parce qu’il ne correspondrait pas au genre qui nous intéresse, bien au contraire, mais bien parce qu’il n’est pas daté de 1982, année de nos pérégrinations automnales. Toutefois, nous sommes convenus avec le Chef de gare que l’on ne pouvait passer à côté de ce film important, pour plusieurs raisons, dont celle de l’hommage rendu à son metteur en scène Tony Scott qui s’est suicidé cet été, et qui reste un cinéaste très largement méprisé. Aussi parce que Tony Scott est le frère cadet de Ridley, metteur en scène du Blade Runner dont vous avez déjà trouvé la chronique dans ces pages, et avec lequel la gémellité de ce Prédateurs nous semble essentielle. A ce titre, une fois n’est pas coutume, je laisserai au Chef de gare le soin de dresser de pertinents parallèles, à n’en pas douter, entre ces deux œuvres « sœurs », respectivement composées par deux frères. Enfin, les Class of 1984, Creepshow et autres Conan de Nispel ont déjà trouvés suffisamment de places dans ces lignes, pour que nous ne nous autorisions pas un petit pas de côté avec cette œuvre à la noirceur toute emprunte de ces early eighties.





Les Prédateurs est éminemment un film d’amour. Comme souvent dans le genre du « film de vampire », dont l’un des plus beaux spécimens, le Near Dark de Katheryn Bigelow, fut chroniqué ici même l’an passé, le passage par le spectre de l’horror movie permet d’étudier l’émotion amoureuse dans toute son ambiguïté charnelle, tant dans le cinéma qui nous intéresse, l’esprit n’existe que par le corps, et la psychologie par l’image. Dans ces Prédateurs, auquel le titre original, The Hunger, la faim, rend beaucoup plus justice, il est donc question d’amour, celui absolu qui prétend se déjouer des limites du temps. Cette appétence romantique à l’exaltation des sentiments, cette soif d’excès en tout, pourrait-on dire si l’on voulait jouer avec le titre original, correspond tout à fait à l’idée que l’on se fait de l’amour, celui théorisé par les romantiques puis par les surréalistes, avec cet « amour fou » qui se traduit par la convulsion, c’est-à-dire par le corps, sa présence, son accomplissement. En ce début des années 80, le rapport à l’amour et à ses corolaire, le désir, la confusion des sentiments et l’impérieux appétit sexuel consécutif à la libération des mœurs de la décennie précédente, va connaître une actualité toute cruelle, dont ce film, loin d’être le messager – comment pouvait-il l’être ?- en apparaît néanmoins comme un présage funèbre. Si les années 70 furent celles de l’amour libre, les années 80 furent celles du SIDA. Les minorités sexuelles qui débutaient leur sortie du bois de la clandestinité issue de la société patriarcale, allaient être les premières victimes de masse de ce que l’on n’appelait pas encore de ce nom, mais que l’on stigmatiserait aussitôt comme le « cancer des PD ». Que des hommes ou des femmes puissent s’aimer d’une manière qui n’est pas conforme, voilà qui semblait impensable et qu’il redevenait possible de dénoncer avec l’arrivée de la pandémie. Bien heureusement, la liberté dont avait commencée à jouir ces minorités durant les années précédentes, lui permit de s’organiser, de militer et de revendiquer ces nouvelles façons d’aimer – dans lesquelles certes, le concept trop romantique d’amour fou allait perdre de son innocence…


Les Prédateurs nous présente un couple, Miriam et John, respectivement incarnés par Catherine Deneuve et David Bowie, dont il serait, à la vue de la première séquence du film, possible de dire qu’il incarne des formes de sexualité alternative… Et pour cause, en réalité, nous n’avons pas là affaire à des échangistes sophistiqués, mais bien à des tueurs de sang-froid, pour qui la séduction n’est que le prélude au meurtre, par égorgement, afin d’assouvir la faim du titre, celle du sang. Miriam et John sont des vampires, ce mot ne sera jamais évoqué durant le film, mais la référence est claire : tous les 7 jours, afin de conserver leur immortalité, ils doivent se repaître du sang d’une victime, la plupart du temps draguée dans les boites de nuit de New York, ville où les deux créatures résident. Un autre personnage nous est présenté dès l’ouverture du film, Sarah, incarnée par Susan Sarandon, scientifique obsédée par la question du vieillissement, et dont on comprend très vite qu’elle va devenir l’enjeu du récit de Tony Scott.


Une petite parenthèse : ces trois comédiens sont connus comme des figures d’une certaine tradition Queer, cette sous-culture commune aux homos et hétéros adeptes d’usage non conventionnels dans le domaine des sentiments et de la sexualité. Deneuve fut l’interprète inoubliable de la Belle de Jour de Buñuel, bourgeoise ennuyée par son mari et qui se livre à la prostitution SM pour son propre épanouissement sexuel. Bowie fut à de nombreuses reprises l’incarnation de la figure androgyne du Glam Rock, et dont le premier personnage à la scène, Ziggy Stardust, a connu une postérité gay tout à fait évidente. Enfin Susan Sarandon fut la jeune interprète au cinéma de la Janet du Rocky horror picture show, film culte des Midnight movies, à l’excentricité très éloignée des références hétérosexuelles du genre… Ainsi ces trois comédiens nous sont dès l’abord identifiés par leur appartenance à un monde marginalisé. Et dès l’abord, la question de la sexualité ne va pouvoir qu’entrainer une forme d’inquiétude du spectateur : cette histoire d’amour ne va pas se passer comme l’on pourrait le penser.


Il faudrait ici évoquer le sens du montage de Scott. A de nombreux moments, le film ne prétend pas dérouler son récit de manière chronologique. Notamment dans la première scène, et au fond dans toutes les scènes d’amour, et donc de mort, le montage se joue des causes et des effets. Tout se passe comme s’il n’y avait plus de rapport de causalité intrinsèque au temps, mais simplement des rapports de juxtaposition. Les scènes sont superposées les unes aux autres, et parfois, dans le montage de deux scènes, qui du pur point de vue de la narration n’ont précisément qu’un lien de simultanéité, Scott filme comme des échos, des occasions pourrait-on dire. De la même manière de nombreux environnements sont intemporels : l’appartement évoque un temple, les hôpitaux pourraient dater de n’importe quel moment du XXème siècle… Les décors sont ainsi à l’image du montage, sans cohésion temporelle, le vent semble souffler en permanence dans les hauteurs du lieu d’habitation de Miriam et John, sans pour autant les perturber dans leur éternel quotidien tout de délicatesse et d’amour.


Toutefois, cet agencement d’un espace mental d’éternité va connaître une perturbation de taille. John va subitement vieillir de manière accélérée, et aucun des sacrifices qu’il va tenter pour tenter d’enrailler ce processus ne permettra un retour en arrière. Ce n’est jamais dit dans le film, mais il me semble évident que ce qui entraîne, non la mort – un vampire ne peut pas mourir – mais la mise au rencart littéralement de John, c’est le désamour soudain de Miriam pour lui. John n’est éternel que tant que Miriam l’aime, d’un amour lui-même éternel, c’est-à-dire d’un amour sur lequel le temps n’a nulle prise. Dès lors que les sentiments de Miriam s’établissent dans une temporalité donnée, la ruine est imminente. 


John, pour tenter de lutter contre son mal, va consulter Sarah. Celle-ci, pour se débarrasser de ce qu’elle prend pour un simple excentrique, le laisse patienter dans une salle d’attente, dans laquelle il va vieillir de plusieurs décennies en quelques heures. Cette image puissante d’un homme qui attend, seul, que l’on le guérisse de cette maladie mortelle que l’on appelle l’âge, est un résumé à elle seule de la terrible condition humaine : l’on aime, puis l’on n’est plus aimé, puis l’on vieillit, puis… Miriam finira par ranger John, réduit à son corps souffreteux et dégénérescent, dans un cercueil stocké dans son grenier, parmi les cercueils de ses autres ex-amants, et s’en ira à la conquête d’une nouvelle compagne, Sarah, désormais « connectée » à elle, dans ce temps qui ne connaît pas la terrible fatalité de la cause et de l’effet.


John est ainsi abandonné à son corps, pauvre tombeau de l’âme, lui qui ne peut mourir et qui continue de ressentir, de pleurer et de souffrir. Cette image du désamour vécu du côté de celui qui n’est plus aimé, est évidemment forte. Toutefois, l’image en miroir du désamour par celui qui n’aime plus, ne l’est pas moins. Miriam continue de vivre, et selon les mêmes modalités absolues, ces amours qu’elle enchaîne avec la même passion, mais dont le caractère même est profondément perverti par la multiplicité : oui, l’on peut aimer d’un amour fou, d’un amour unique, excessif, dont on pense ne pouvoir se relever, et pourtant on finit par déposer celui-ci, l’abandonner dans la solitude de ses combles, à l’abri du temps qui passe, et néanmoins momifié désormais pour l’éternité. Après le vampire et sa soif d’amour absolu, la Momie et ses passions fossilisées, et la réalité de ces amours promis que le temps a finit par relativiser


Je laisse la place au camarade Chef de gare !

AVEC LE TEMPS, VA ...
Les Prédateurs (The Hunger), Tony Scott, Royaume Unis, 1983



J'imagine Ridley et Tony Scott proches dans la vie. Ils ont fondés ensemble Scott Free, leur société de production commune, ont travaillé tous les deux sur des séries télévisées. S'il y a dans l'histoire du cinéma d'autres couples de frères célèbres, ils travaillent en général de concert sur les même films. La carrière de Tony et Ridley Scott est d'autant plus remarquable que leur cinéma, hormis un goût commun de la belle image, est généralement considéré comme très différent. Ce qui n'empêche pas, au contraire, d'observer le dialogue révélateur qu'entretiennent certains films. Comme Blade Runner et The Hunger, tourné par Tony en 1983, juste après la sortie du film de son aîné.

Au cœur des deux films, une angoisse commune, celle de la vieillesse, de l'impuissance face au temps predateur, qui retire jour après jour ce qu'il a donné si facilement dans les premières années de la vie.
Chez Ridley, cinéaste plus solaire que Tony, l'image n'est pas vanité. Elle témoigne de la beauté du monde, et celui qui la voit en est illuminé et n'a pas perdu son temps. C'est la fin de Roy Batty, dans Blade Runner, qui semble se laisser mourir, et au bout du compte, accepter son sort. Il tient un oiseau qu'il libère.
Difficile dans The Hunger, de ne pas voir dans le couple de Myriam et John un écho de celui formé par les réplicants Batty et Pris. La même fatalité frappe leur existence, et dans les deux cas, nous allons assister au spectacle tragique de personnages sentant que la vie leur échappe sans rien y pouvoir faire. Mais chez Tony Scott, il n'y a pas d'apaisement final, pas de réconciliation avec la beauté du monde. Myriam s'abat dans un spasme, une convulsion terrible, très semblable à la chute de Pris. Dans le lieu de mort ou les siècles la rattrapent, situé non pas sur un toit comme dans Blade Runner, mais juste dessous, il y a aussi des colombes. Mais Myriam les chasse d'un revers de main. Elles ne pourraient pas rejoindre,de toutes façons, ce coin de ciel bleu vers lequel s'échappe celle de Roy Batty.

Si, à première vue, Ridley et Tony Scott partagent le même goût des images sophistiquées, elles ne répondent peut-être pas, en fait, au même régime, et ont peut-être même, entre The Hunger et Blade Runner, des emplois opposés. On a dit que dans le film de Ridley, il y avait un émerveillement devant le spectacle du monde qui pouvait aller jusqu'à la transfiguration de sujets repoussant en source de beauté. On se souviendra encore de ce gros plan d’œil habité par une flamme, et des innombrables plans ensuite, qui montrent des personnages aux yeux étincelants de reflets de feu. Le devenir des personnages de The Hunger, au contraire, c'est la momification, comme le soulignait Matthias, traduite à l'image par des chairs qui s'effondrent, et des visages qui se creusent jusqu'à ne faire des yeux que deux cavités noires et aveugles. Dans The Hunger, nous ne sommes pas saisis de trouver de la beauté là ou il devrait y avoir de la laideur, mais au contraire, l'horrible surgit de la belle image, brusquement, chassant jusqu'au souvenir de la beauté en un clin d'oeil. Ce sont ces images de singes bondissant partout, débordant de vie, et tout d'un coup morts, se réduisant même à l'état de squelettes sous nos yeux. C'est évidemment cette séquence inoubliable enregistrant le dépérissement de John. Ce sont aussi les plans granuleux, de microscopes ou d'images vidéo, tranchant les vaporeuses vignettes suspendues et brumeuses filmées dans la maison des Blaylock. Peut-être est-ce aussi, sur un mode plus doux, l'avertissement que nous adressent les rideaux sans arrêt soulevés par un souffle d'air, qui viennent brouiller l'image puis la rendre à sa nette beauté en un clignotement plus inquiétant qu'apaisant.

Le montage même, est dans The Hunger un fracas de plans jetés les uns contre les autres, avec un sens du raccord parfois plus que cruel : cru. Je pense à ces deux images enchaînées : Myriam s'abreuvant à Sarah, Sarah tranchant un steak presque rouge dans son assiette. Cette volonté de biser la beauté de l'image, de la malmener constituera un des gestes récurrent de Tony Scott (pensons à Domino ou à Man on Fire), là où Ridley, à l'exception peut-être de Black Hawk Down- n'emploiera jamais de montage cacophonique. Ecoutons d'ailleurs les sons des deux films.

Dans Blade Runner, on entend presque tout le temps le souffle régulier de la ville ou des machines, et s'il y a des sons exotiques, ou mécaniques, on n'entend jamais de dissonance, à l'exception des cris terribles de Pris mourante. Dans The Hunger, très brutalement, aussi brutalement qu'avec les images, Tony Scott oppose les sons. Aux volutes harmoniques de Delibes, Ravel ou Schubert, empruntés au répertoire classique la bande sonore oppose les sons composé pour le film, des crissements dissonants, désagréables. La musique tient d'ailleurs une place comparable dans les deux films. Cristallisant le souvenir et interrogeant Rachel sur sa propre humanité, elle a la même fonction pour les vampires de The Hunger. C'est d'ailleurs la perte de ce contact avec son instrument qui sera le premier symptôme de la déchéance de John. Et la scène de séduction de Myriam et Sarah se jouera autour d'un piano sur lequel Myriam joue Lakmé.

Mais il y a un tempérament romantique chez Tony Scott absent du film de son frère. Lorsqu'il filme l'étreinte de Deckard et Rachel, Ridley en fait un affrontement, un moment de brutalité assez glaçant. Tony, lui, filme les scènes de meurtre des vampires comme des scènes d'amour. Les réplicants, d'avoir vécu trop peu, ne sont même pas sûr que ce qu'ils ressentent sont de véritables sentiments. Les vampires ne vivent éternellement que pour continuer à exalter leur passion, seule émotion les rendant vraiment vivants. La ville de Blade Runner est surpeuplée, on ne fait que s'y rendre d'un point à l'autre, on la traverse en voiture, en spinner volant, en courant... Celle de The Hunger paraît presque vide, c'est la cité du promeneur, qui a le temps d'éprouver sa solitude.

D'une certaine façon, dans The Hunger, Tony Scott pratique un art de la vanité, tandis que Ridley demeure un portraitiste. La lumière sur un visage, un sourire qui s'esquisse, un œil qui se tourne pour regarder quelque chose sont des sources de joie. C'est cette joie qui semble d'ailleurs habiter Batty quand il doit disparaitre. « Il est l'heure de mourir » et j'ai vu des beautés qui rendent la vie précieuse. Chez Tony Scott, sous le sourire, sous la lumière éclairant la peau semble toujours poindre le crâne. Si Roy Batty meurt dans un murmure et un sourire, Myriam s'âbîme en un cri déchirant, prisonnière pour toujours d'une mémoire qu'elle ne pourra plus jamais vivre, qui ne lui permettra jamais de se rappeler. On pourrait dire que le cauchemar auquel est voué Myriam est le rêve des réplicants : le souvenir, à jamais, d'une longue vie exaltée.

Ridley Scott s'apprête, après avoir revisité son premier film fantastique, Alien, trente deux ans plus tard, à revenir à l'univers de Blade Runner. Dans Prometheus, s'il a mis en images, sans fard, la proximité de la mort, et la dégradation du grand âge, c'est à travers un personnage très semblable au John Blaylock vieilli de The Hunger- sinon que Peter Weyland, au contraire de John, revit brièvement, car il a encore quelque chose à voir, quelque chose à découvrir. C'est ce même désir d'un spectacle inédit et beau qui semble animer Elisabeth Shaw, à la fin du film, et la lancer à la recherche de la planète des Ingénieurs.
Tony Scott, lui, ne vieillira jamais et The Hunger demeurera son seul film fantastique. Mais peut-être y avait-il déjà tout dit. "Le coeur, quand ça bat plus, c'est pas la peine d'aller chercher plus loin, faut laisser faire et c'est très bien"...



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