jeudi 25 octobre 2012

Revoir 1982 (25/31) : Manhattan Baby

LE MAUVAIS OEIL 
Manhattan Baby, Lucio Fulci, Italie, 1982




Lucio Fulci est le metteur en scène qui aura eu droit à deux chroniques cette année dans nos pages. L’on pourrait penser qu’il s’agit là d’un hommage rendu à l’un des papes du cinéma d’horreur italien des années 70 et 80. En réalité, s’il occupe tant nos colonnes, c’est qu’il fut d’abord et avant tout un metteur en scène très occupé. En 1982, deux de ses films parvinrent sur nos écrans, L’Eventreur de New-York, dont le Chef de gare nous a déjà entretenu, et ce Manhattan Baby, qui pour point commun avec l’autre film, semble au moins avoir dès le titre la localisation de son action, la Big Apple, cette Cité du péché, dont nous avons déjà pu dire à quel point elle sembla faire « horreur » à ces productions du début des années 80. Quant au reste, il semble bien que Manhattan Baby signe l’effondrement de Fulci comme cinéaste…




Commençons par là : Fulci lui-même désavoua ce film bâclé et insignifiant qu’il n’a dû réaliser que pour honorer le contrat qui le liait à son producteur. Cette vague histoire de possession d’une enfant par un mystérieux esprit égyptien, qui met en émoi une famille de la bonne bourgeoisie new-yorkaise, est évidemment une resucée d’un Exorciste de 9 ans antérieur, et qui initia toute une série de film de possession, autre sous-genre du Fantastique, très en vogue durant la seconde moitié des années 70. L’autre référence évidente, et qui témoigne de cette manière de faire du cinéma que nous évoquions à propos de Class of 1984, est bien sûr Poltergeist, sorti la même année, et donc « copié-collé » dès sa conception. Car si certains producteurs attentifs peuvent ainsi surfer sur la vague de récents ou potentiels succès, il faut bien admettre que la comparaison entre les moyens tout « spielbergiens » d’un Poltergeist, et l’extrême pauvreté, la misère pourrait-on dire, de cette production italienne, nous oblige à rendre compte du basculement du centre de gravité d’un certain cinéma de genre en cette année 1982. Le cinéma populaire italien est en train de mourir, à la fois d’inanition financière, mais surtout d’un système qui ne parvient plus à se renouveler, probablement lentement asphyxié qu’il a été par l’émergence de la télévision, et notamment par l’inexorable prise de pouvoir dans ce pays d’un nouveau pape des médias qui allait connaître une carrière dépassant de très loin ce seul secteur, Silvio Berlusconi. On connaît la postérité de cette télévision, très souvent qualifiée de « poubelle », et son influence majeure, par ricochet, sur l’écriture cinématographique : durant toute les années 80 et une partie des années 90, le cinéma se soumit à ce nouveau média dominant, en Europe et en Amérique, avant de connaître une renaissance dont certains networks télévisés, ironie de l’histoire, ne sont peut-être pas étrangers. Toutefois, si la santé financière du cinéma américain, bien que déclinante durant la décennie 80, était telle que son industrie put sans souci se relever de cette parenthèse de difficulté, il n’en fut pas tout à fait de même pour le cinéma italien qui ne retrouva jamais tout à fait sa vitalité des années 60 et 70.


Manhattan Baby est donc un film qui se passe à New York, cité américaine, et qui nous raconte l’histoire d’un père de famille, archéologue, attaché à l’étude d’une civilisation disparue, dont il ne nous reste que les traces les plus monumentales, et dont les secrets ne sont désormais plus lisibles par personne. On ne peut être plus éloquent…


Les premières scènes du film, les plus intéressantes, nous présentent cette famille en voyage en Egypte, et il faut bien reconnaître que la mise en scène des pyramides et autres temples multimillénaires, rend compte d’un climat de ruine que l’on retrouve rarement dans le cinéma américain. Bien entendu, la pauvreté des moyens explique probablement cette manière de faire : Fulci, caméra à l’épaule, se contente de filmer ce qu’il a autour de lui, la ville du Caire, le site de Gizeh… Ses comédiens se contentent du service minimum, mais précisément, ce minimalisme laisse passer quelque chose de sec, de cru même, qui participe de l’effet de malaise propre au fantastique. D’une certaine façon, tout se passe comme si le réalisme excessif de ces scènes, entrainé par les contraintes matérielles, fabriquait a contrario du fantastique. Peut-être tout cela n’est-il en fait présent que dans le regard d’un spectateur de 30 ans plus âgé que le film, et donc déterminé par 30 ans de production design à l’américaine. Notre œil me semble tellement accoutumé à l’imagerie hollywoodienne respirant le propre et l’agréable, que ces images rudes parvenues d’une autre époque, m’apparaissent comme perturbatrices, et éventuellement belles, en ce qu’elles excèdent le simple objet filmé. Ce sont les pyramides, qui sont filmées, et comme elles ne le sont pas d’habitude, et cet écart avec le conformisme tout de signes de l’habituelle mise en scène de l’étranger à Hollywood, m’apparait rétrospectivement comme une manière de renouveler le genre. Oui, regarder un film, même mauvais, 30 ans après, construit sur des codes qui ne sont pas ceux qui ont établi les canons du genre dans les décennies suivantes, voilà une expérience de spectateur qui mérite de se vivre.


Je m’arrêterais là pour l’intérêt que peut avoir ce film, mal fichu, au scénario insignifiant, au suspens inexistant, aux acteurs nullissimes, à la photographie laide – à l’exception donc des premières scènes. Passées les premières 20 minutes, tout le reste du film est d’un ennui dont on se dit bien qu’il doit être à la mesure de celui du metteur en scène, ce Lucio Fulci qui put être un grand metteur en scène du genre et qui semble ne plus vouloir que fuir ce monde, incapable de regarder comme il faut désormais. Une scène, une seule, traduit littéralement ce sentiment qu’il faut maintenant fermer les yeux : le père archéologue, dans le temple égyptien qu’il explorait en quête de quelque mystère, se trouve aveuglé par un étrange rayon bleu jailli des profondeurs telluriques. De retour à New York, il n’a toujours pas retrouvé la vue, et va, en compagnie de son épouse, photojournaliste dans un quotidien de la ville, consulter un ophtalmologiste. Celui-ci lui diagnostique une cécité temporaire contre laquelle il ne peut rien faire. Et le personnage alors qu’il vient de prendre connaissance de ce diagnostic, saisit ses lunettes et les ajuste sur son nez, leurs verres recouvrant les gros pansements qui couvrent chacun de ses yeux. D’une certaine façon, nous voici en présence de Fulci lui-même, qui obligé qu’il est de trahir sa propre carrière, décide de ne plus remettre ses lunettes que sur ses yeux « grands fermé », pour reprendre une expression toute kubrickienne. Son cinéma se meurt avec ce Manahattan Baby, et lui ne veux pas assister à cette agonie. La dénégation du réel est donc la solution la plus sûre : je ne vois pas, cela n’a donc pas lieu. Il existe une maladie neurologique, l’agnosie, qui se caractérise par un déficit de la capacité de la reconnaissance. Un patient souffre d’un problème sensoriel, mais ne s’en rend pas compte. Dans la littérature médicale, l’on peut lire ainsi le témoignage tout à fait surprenant de patients atteints de cécité, mais ne se rendant pas compte qu’ils sont aveugles. Ils continuent donc de se déplacer comme si de rien n’était, et bien sûr se heurtent littéralement à toute une série de difficultés. Fulci semble considérer qu’il est dans cette situation, accompagné en cela par ses producteurs : ils ne voient plus, mais ne semblent pas s’en rendre compte, et se heurtent donc à un monde qu’ils ne peuvent reconnaître – et qui n’est plus le leur.


Lorsque Mocky avec Litan, la même année, parvenait à transformer sa pauvreté en un bel amateurisme traduisant les fantaisies macabres d’une certaine tradition du fantastique, Fulci quant à lui, ne peut plus que s’aveugler pour continuer prétendre de voir. Il est cruel alors de constater que loin d’abandonner une carrière déjà bien remplie, il continua d’errer de films de série Z en misérables productions TV, s’enfonçant dans les ténèbres d’un gouffre cinématographique où ne reposent en général que les cadavres momifiés des vieilles gloires passées…


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