jeudi 24 octobre 2013

Ultimes regrets






Up (Là-Haut), Pete Docter, 2009, Etats-Unis.





D'un voyage dans le temps à l'autre: après la machine de Wells, celle de Carl, octogénaire meurtri vivant ses derniers jours. Une autre aventure intérieure, aussi, celle à l'intérieur de la mémoire d'un homme, une odyssée intime, sur un ton faussement trivial, car Up est en fait un grand film sur la mort, la vieillesse, le rapport de la psyché humaine avec la mémoire de sa propre histoire. Que 300 personnes soient l'auteur d'un film aussi personnel et intime ne peut que forcer l'admiration quant à ce que furent, jusqu'au film de Pete Docter, les studios Pixar.

Dans le cinéma d'animation, comme dans le cinéma traditionnel, il y a des films de genre. mais le dessin-animé américain lui-même est devenu, avec l'avènement du tout numérique, un genre à part entière, dont le studio Pixar a determiné l'esthétique. Si on vit un âge d'or quantitatif- le nombre de long-métrages animés américains sortant au cinéma augmente chaque année, on s'interroge avec de plus en plus d'inquiétudes sur l'uniformisation de ces films . Le monopole Disney a pourtant vécu: chaque gros studio possède sa branche animation. Et chacun peut se targuer d'au moins un gros succès commercial, et de détenir dans son catalogue une marque déclinable en "franchises"- peut-être faut-il voir dans ce vocabulaire de diplômé d'école de management un simple changement d'appellation pour designer une forme vieille comme l'art narratif: celle du feuilleton, depuis toujours moteur de récits populaires.
Pixar, depuis quelques années, capitalise à tours de bras, et comme tout le monde, sur ses propres produits déclinables: Cars, Toy Story, maintenant Monstres et Co., bientôt Nemo. A croire qu'à chaque secteur d'un supermarché de ville de province doit correspondre un film et sa gamme de produits dérivés. Sans aucun doute auront nous bientôt droit aux aventures d'un pauvre éclair au chocolat qui rêve d'être un éclair à la vanille, au melon qui se prend pour une citrouille et qui veut fêter Halloween, sans parler de la serpillère qui est sûre qu'elle peut devenir une robe de princesse.
C'est dans ce contexte que Disney nous produit sans complexe Planes, décalque aérien de Cars (le film le plus rentable de Pixar en terme de revenus à long termes tout secteurs confondus, à tel point qu'aujourd'hui Flash McQueen est plus connu des 4/6 ans que Mickey ), et que Pixar enchaîne les suites à ses films les plus populaires pour maintenir le rythme infernal d'une sortie par an, seul moyen de faire face à la concurrence acharnée, et parfois absurde (combien de films aux sujets similaires ?) de Dreamworks (PDI), Fox (Blue Sky) ou Columbia/Sony (Sony pictures animation)
Etant donné le temps nécessaire pour boucler un film d'animation de cet ampleur (environ 3 ans de l'idée au mixage final), on peut légitimement penser que Up fut un des derniers films conçus avant le rachat par Disney, et l'avènement de John Lasseter comme grand manitou de l'animation à la firme aux grandes oreilles.
Si l'on doute du goût du risque et de la liberté artistique dont Up est l'incarnation, on lira avec profit l'article du New York Times (5 avril 2009), témoignant des inquiétudes de Wall Street quant au potentiel en produits dérivés du film, et au mécontentement des investisseurs, "pas sûrs du tout que des petits garçons vont se sentir concernés par les aventures d'un grincheux de 78 ans".

Les investisseurs n'ont sans doute pas beaucoup de mémoire, et encore moins de culture, sinon ils auraient pû se rassurer en se souvenant du succès du cartoon Mr Magoo.
Carl, le héros de Up n'étant qu'un vieil avatar du vieux gaffeur de la UPA pictures. Ce n'est pas la seule référence au passé du dessin-animé: L'oiseau poursuivi par Charles Muntz évoque irrésistiblement le roadrunner insaisissable surnommé Bip-Bip, tandis que le ton d'un partie de l'aventure a été rapproché par la critique paresseuse de celui de Miyazaki. Mais ce n'est pas faux. On se rappellera aussi que le moyen de transport employé par James dans le livre de Roald Dahl (James et la grosse pèche) est identique à celui de Carl: transformer sa maison en montgolfière au moyen de ballons gonflables. Ces hommages ne sont pas tant des clins-d'oeil qu'une réappropriation par Pete Docter d'un patrimoine de l'animation dont il s'agit de montrer l'intemporalité. Le réalisateur est d'ailleurs l'auteur d'une belle édition de séquences d'animations reproduites sous formes de sketchbooks crayonnés par les mythiques neuf animateurs des plus célèbres (vrais) classiques Disney. Héritage et postérité sont donc les moteurs du récit, dans Up.

En pensant que "des petits garçons ne vont pas se sentir concernés par les aventures d'un grincheux de 78 ans", les investisseurs ont tout faux. Parce que ce qui est important, ce n'est pas que le grincheux le soit, ni même qu'il est 78 ans, mais qu'il vive des aventures. Et quelles aventures ! des aventures avec un grand A, à l'image du nom inscrit sur le dirigeable de Charles Muntz, idole du jeune Carl, et précipité de tous les aventuriers de la littérature du genre. Le Spirit of Adventure, le dirigeable de Muntz, porte bien son nom, car il incarne dans un objet échappant fort logiquement à la gravité cet état d'âme particulier, qu'on appelle en science-fiction le "sense of wonder", la capacité d'émerveillement, ce léger vertige rêveur qui peut nous saisir aussi bien devant un spectacle naturel qu'au contact d'un récit fictionnel.
Et si c'est l'aventurier Muntz qui excite l'imagination de Carl, c'est au cinéma que ce dernier s'émerveille de ses aventures. Comme dans quelques uns des plus grands films Pixar, le cinéma est décrit comme un des plus évocateurs réceptacles de l'âme humaine (Il permet d'ailleurs à Wall-E de nous prouver qu'il en une, avec un extrait d'Hello Dolly), et constitue un des vrais objets du projet de Docter.

Le "Spirit of Adventure" est donc un rapport au monde, fait de capacité d'émerveillement doublée de volonté de découverte pour se maintenir éveillée, mais aussi une certaine idée de l'art, idéalement incarnée par le cinéma (et le dessin...) et enfin un espace mémoriel qu'il convient d'entretenir et de ne pas laisser sombrer dans l'oubli.

Errol Flynn
Pour utiliser cette triple perspective, Docter a donc  créé un espace à la fois topologique, graphique, et historique. C'est cette terre d’Amérique du Sud abritant les Chutes du Paradis- "a land out of time" ("une terre hors du temps"). Elle est d'abord l'enjeu géographique du voyage de Carl: ce paysage, c'était son rêve avec sa femme Ellie, n'a de valeur que s'il est vu en vrai. Il est aussi, évidemment, un enjeu mémoriel: il s'agit d'y retrouver l'esprit d'aventure, la capacité d'émerveillement qui l'animait avant le décès de son épouse et qu'il a peu à peu perdu depuis son enfance. C'est aussi, à l'echelle de l'histoire du cinéma, le lieu du cinéma d'aventure par excellence, celui des années 30, période pendant laquelle s'est donc déroulée l'enfance de Carl. On s'amusera d'ailleurs, au delà de la stylisation extrême de leurs traits, de la ressemblance de Muntz avec Errol Flynn, incarnation archétypale de l'aventurier acteur, et de Carl avec Spencer Tracy (incarnation archétypale de l'homme de la foule).

Spencer Tracy


Cette jungle hors du temps a d'ailleurs permis à Muntz de ne pas vieillir, à notre grande surprise, lorsque Carl le retrouve. Lui s'est ratatiné, ridé et est devenu presque sourd, tandis que Muntz a tout juste blanchi des cheveux. On a de toute façon compris depuis longtemps que ce pays n'existe pas vraiment (il s'appelle d'ailleurs Paradis), il est réduit à une mince bande de rocs couverts de jungle, soutenue par des abîmes sans fond (l'enfer de l'oubli ?) et écrasé par des cieux immenses, incarnant l'espoir, associé à la possibilité d'une descendance: ce sont dans les nuages que Ellie et Carl dessinent leur désir d'enfants, lors de la séquence la plus mémorable du film.



Bref morceau muet racontant pourtant toute une vie, la séquence nous décrivant la vie conjugale de Carl et Ellie, jusqu'à la mort de cette dernière est un des sommets artistique du film et de l'animation américaine.
Les meilleurs films Pixar sont des films très libres, ce qui les rends peu compatibles avec les limites et les règles habituelles du cinéma d'animation traditionnel. C'est particulièrement visible dans Wall-E et Up, deux films qui se conforment bien difficilement au rythme du long- métrage. Véritable film dans le film, la séquence d'Ellie et Carl, qui se suffit à elle-même, touche à l'essence du cinéma dessiné. Sans dialogue, mais guidée par la musique sentimentale et sucrée de Giacchino, elle n'est construite que par échos de formes, qui sont souvent des signes symboliques. Je pense par exemple à ce chariots de ballons vendus par Carl au Zoo qui se soulève tout seul et que Carl doit ramener à terre, avec peu d'assurance et une surprise enjouée au début de sa vie, d'une façon totalement machinale à la fin. Voilà décrites avec une finesse qui échappe à toute description les vicissitudes de la vie d'adulte, de la vie conjugale, de la vieillesse et enfin du veuvage. C'est sans doute ici aussi que ce manifeste une volonté récurrente du cinéma américain, mais sous sa forme la plus aimable, ce besoin de faire des films qui s'adresse à tout le monde, géographiquement et généalogiquement. 

On pourrait croire que Up est un film relativement abstrait, voire "conceptuel", ou en tous cas sèchement symbolique. Il n'en est rien, c'est aussi un film au rythme très étudié, comme le prouve par exemple l'insertion de ce bref plan très dynamique, après que Carl ai traversé la poutre sur laquelle il s'était engagé, d'une ambulance roulant à tombeaux ouverts, tous gyrophares allumés, immédiatement suivi d'un autre plan très posé, cadrant Carl sur son lit d'hôpital, le bras plâtré. Le plan de l'ambulance ne sert pas à la narration. Enchainer la chute hors-champ et le lit d'hôpital suffisait. mais sa présence renforce, par contraste, la valeur des deux plans qui l'entourent. Ils nous montrent que Carl est au fond une personne calme, méticuleuse et prudente, et qu'à l'échelle de sa vie d'enfant, l'aventure, ça peut être de traverser une poutre, puisqu'un tel exploit inclus l'arrivée pleine de bruit et de fureur d'un véhicule lancé à pleine allure.

D'une certaine façon, un tel plan est même une clef du film: l'irruption de cette ambulance fonceuse dans la narration à priori pliée au règles de Carl (plans fixes soigneusement composés, action anticipée par des éléments de l'image- le ballon au fond, la poutrelle entre le ballon et Carl nous suggèrent le projet de traverser), c'est l'irruption d'Ellie dans la vie de Carl. Un irruption merveilleuse pour lui, qui va avec elle commencer à vivre en vrai les aventures qu'il vit dans sa tête. Il est évidemment très touchant de voir ce petit garçon ordonné tomber amoureux d'un vecteur de désordre, et désirer ce désordre.
Le vide que laisse Ellie a sa mort est double: D'abord Carl redevient un homme rangé, à tous les sens du terme: son intérieur où chaque chose tient sa place. D'autre part Carl devient le porteur d'une promesse transformée en regret: n'avoir jamais été avec Ellie, comme il l'avait juré, aux Chutes du Paradis.
Bien sûr, le film va permettre à Carl d'honorer son serment, et même d'en faire un autre, cette fois à un petit garçon rencontré en chemin. Mais on est en droit de douter de la réalité de cette aventure. D'abord parce qu'elle permet à Carl, presque trop idéalement, de combler, au-delà de la mort, les désirs d'Ellie, en l'emmenant devant le paysage qu'elle rêvait de voir, et en lui offrant cet enfant qu'ils n'ont jamais pû avoir.



Lorsque la maison révèle les ballons que Carl a gonflé, qui vont lui permettre de s'envoler, le réalisateur force tellement l'onirisme et le lyrisme de la scène, qu'il est permis de croire que nous assistons en fait au suicide de Carl: n'a-t-il pas remis aux infirmiers venus le chercher pour aller dans sa maison de retraite sa valise pleine de bagages dont il ne va pas avoir besoin là où il va ? Ne pas se fier au happy-end apparent: la vie de Carl a peut-être été aussi irréelle que celle du père dont Russell évoque l'existence, mais qu'il ne voit en fait jamais. Celle qui l'élève, Janice, n'est d'ailleurs "pas sa mère"-il le dit lui-même- nous n'en saurons pas plus quant à la réalité de l'entourage familial du petit garçon. Matthias évoquait Jacob's Ladder, on voit avec Up qu'une réalité lugubre et un questionnement narratif vertigineux n'ont pas forcément pour vecteurs d'expression une imagerie violente et cauchemardesque. Pete Docter, par des couleurs saturées, des dessins drôles, des personnages comiques et truculents, et des valeurs aussi saines que l'importance de tenir ses promesses, l'accomplissement de la filiation, le bonheur de la relation filiale parvient lui aussi, par des indices disséminés au long du récit, à nous faire douter de l'accomplissement auquel Carl, en apparences parvient. Nul besoin d'enfoncer le clou en tranchant quant à l'interprétation du film. La fin, très ouverte, ne referme finalement pas grand chose: Carl, comme Jacob, a en tous cas fait la paix avec lui-même. Pour le reste, je  crois que Up est sans aucun doute le grand film triste de Pete Docter, un film peut-être même désespéré si on le voit comme le récit du suicide d'un vieil homme renonçant à croire qu'aux portes de la grande vieillesse on puisse combler les espoirs du jeune homme qu'on a été, et honorer des promesses de soupirant.
Soit le contraire de ce que Pete Docter a sans doute voulu dire consciemment. Mais peut importe, au cinéma, la vérité est dans les images, qui ne peuvent mentir.





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