dimanche 20 octobre 2013

Quelques minutes précieuses.





Quatermass and the Pit (Les monstres de l'espace), Roy Ward Baker, 1967, Royaume-Uni.



Que le cinéma change vite. Difficile d'imaginer, d'une part, que ce Quatermass ant the pit compassé et télévisuel est réalisé un an avant que Kubrick ne redéfinisse au cinéma la science-fiction existentielle. Et d'autre part, quel écart, en 45 ans- soit deux générations de cinéastes- entre le traitement que Roy Ward Baker propose de son histoire qui est, dans ses grandes lignes la même que Prometheus, Stargate ou Mimic, et celui qu'on lui appliquerait aujourd'hui.
La base de l'histoire est la même que chez Scott ou Emmerich, cette hypothèse fantasmatique qui est une des idées archétypales de la science-fiction: l'origine de l'espèce humaine serait liée à l'intervention, sur notre planète, d'extra-terrestres de passage. Avant l'ambition et le maniérisme de Scott, avant la bêtise baclée d'Ememerich, c'est avec savoir-faire que Baker traite son sujet. Via, d'abord, un scénario que Nigel Kneale adapte aux standards de la Hammer: action géographiquement resserrée, peu de personnages, et récit developpé principalement par les dialogues. Des méthodes bien éprouvées, comme celle de Baker, qui oeuvre beaucoup pour la télévision par ailleurs, et emballe les scènes avec une grande économie de moyens dramatiques. Et  c'est à peu près sa seule qualité sur ce film. Des dialogues filmés selon les 2/3 mêmes axes, dans les même 2/3 décors (un chantier dans le métro, le bureau d'un ministre et c'est à peu près tout !), entrecoupé d'extérieurs qui n'ont d'autre fonction que d'aérer un peu un déroulement fort monotone, et qui se limitent en général à nous montrer les personnages monter ou descendre de voiture, pour faire l'aller retour entre les deux lieux de l'action. 

Un tout petit pas pour le cinéma, donc, mais un grand pas pour la SF filmée. Car la Hammer, si elle est célèbre pour ses relectures de grands mythes fantastiques qu'elle projette dans la modernité, applique ici la même méthode à une histoire qui est presque une nouvelle version de La chose d'un autre monde de Nyby. Il partage avec ce film américain son canevas dramatique: ce sont les même personnages, assimilés à leur fonction plutôt que véritables figures, qui sont confrontés à de curieux phénomènes, qu'il s'agit d'interpréter avant d'agir en conséquence. Nous allons donc suivre les tensions, les disputes, les tentatives de prises de pouvoir sur le groupe habituelles qui déchirent le microcosme archétypal de ces récits: dirigeants politiques, militaires, scientifiques, hommes du peuple, et journalistes télévisuels permettant de donner aux évènements du récit une résonance mondiale à peu de frais. Au milieu de tout ce petit monde, un personnage féminin- équivalent de la secrétaire du film de Nyby, qui est cependant élevée ici au rang de savante, mais n'aura pas grand chose d'autre à faire qu'incarner une inquiétude franche bien sûr interdite au casting masculin. Dommage, car la comédienne qui se contente de ce petit bout de rôle est Barbara Shelley, qui avait été si magnétique dans La Gorgone de Terence Fisher, et dont la présence dépasse ici largement ce que réclame le rôle.

Ils sont tous là: le journaliste, le ministre, le scientifique, le militaire. Notez l'incroyable complexité des jeux de regards, personne ne regarde la même chose !

Impossible d'imaginer, aujourd'hui, ou même seulement dix ans après la sortie du film, une hiérarchie des personnages comme celle proposée ici. Nous sommes en effet invités à nous identifier au très docte, résonneur et responsable Professeur Quatermass, savant d'un certain âge, et à un colonel lui aussi au mitan de son existence. Le conflit entre les deux hommes est d'ailleurs le moteur principal du récit: le scientifique pense qu'il ne faut pas se précipiter et recueillir suffisamment de données avant de décider que faire de l'artefact découvert dans le métro londonien, le militaire veut le faire péter le plus vite possible, persuadé qu'il s'agit d'un arme secrète des nazis.  Les personnages de moindre rang social n'ont pas voix au chapitre, et il y presque quelque chose de subversif à regarder aujourd'hui cette illustration d'un ordre social  où n'existe pas encore la figure du prolo héroïque cher au cinéma américain. Réalisé là-bas, le film aurait probablement pour héros un des ouvriers du chantier qui aurait vu un détail de bon sens ayant échappé à tous les autres, ou un sergent dont l'insubordination sauverait des milliers de vies. Mais le cinéma anglais acceptera aussi ce changement de perspective, parfois de façon passionnante: voir le beau Mary Reilly - qui a tous les attributs d'un Hammer movie- dans lequel Stephen Frears entreprend un décalage de ce type, en faisant d'une domestique la narratrice et le pivot d'un récit qui, évidemment, interroge la compartimentation d'une société du XIXème siècle qui se veut un reflet de la nôtre. Roy Ward Baker, le réalisateur de ce Quatermass a d'ailleurs lui-même réalisé une variation du roman de Stevenson, dans le très réussi Docteur Jeckyll and sister Hyde. En sept ans, la Hammer aura lâché la bride, et invité Baker à s'émanciper des vieux schémas.
Une scène coupée de Prometheus. Remarquez l'étonnant design du casque du cosmonaute à droite.



Heureusement, sur le canevas limité des Monstres de l'Espace, pour lequel il est difficile de se passionner- d'autant plus que nous savons depuis le début que Quatermass a raison, et que la position des militaires est indéfendable- Nigel Kneale, le scénariste,  brode les révélations progressives sur la nature de l'engin retrouvé en maîtrisant plutôt bien son crescendo. On met donc  à jour  un curieux squelette lors des travaux d'aménagement d'une station de métro londonienne, Hobb's End. Ce qui est au départ une formidable découverte archéologique va se révéler le premier maillon d'indices prouvant une invasion de la terre par des extra-terrestres, des martiens, ayant influé sur l'évolution humaine en faisant muter nos ancêtres- nous sommes ainsi, dans une certaine mesure, le produit de leur civilisation. Civilisation mourante, puisque la raison de la visite des petits hommes verts (des sortes de criquets, en fait) est la transformation imminente de leur planète d'origine, qui condamne à moyen terme la vie des Martiens. L'histoire de Kneale est bonne, on y reconnaitra d'ailleurs les grandes lignes, traitées bien différemment, de celle du tout récent Man of Stee,, avec des Kryptoniens en guise de martiens, et le pôle nord à la place du métro. Le film de Roy Ward Baker est néanmoins un pur récit de SF, dans lequel les enjeux psychologiques ou humains sont inexistants. On est ici très loin des fables morales qui ont fait la grandeur de la Hammer sous la caméra de Terence Fisher. Nul doute que si celui-ci s'était intéressé à la SF, il aurait traité autrement les effets des radiations du vaisseau mis à jour, en en faisant sans doute le vecteur de circulation de pulsions réprimées, plutôt que le simple rayon de la mort montré par Baker. Toute la différence entre un auteur, que Baker n'est pas et Fisher, qui en est un grand. Néanmoins solide artisan, Roy construit un récit qui a les qualités de ses défauts: la sécheresse psychologique et l'économie visuelle lui permet de mener sans détour sa narration, vers un final prenant le contre-pied de tout ce qui précède. Auparavant, quelques beaux éclairs plastiques ponctueront tout de même l'enquête scientifique menée à coup de compte rendus oraux et de réflexions faites à à soi-même, mais à voix haute. 

Le vaisseau enterré des martiens, lorsqu'il est découvert, révèle un design élégant, dans une belle matière noire brillante, loin des soucoupes clignotantes et argentées qu'on associe souvent aux petits hommes verts. Qui n'ont d'ailleurs rien d'hommes sous la caméra de Baker, même s'ils sont bien verts. Des sortes de criquets, visiblement fabriqués en papier maché, impossible à prendre au sérieux, mais qui nous sont révélés dans un effet de kaleidoscope saisissant, tout en mauves et verts, un contraste que n'aurait pas renié Mario Bava. Les rares scènes ou le rayonnement maléfique émanant du vaisseau se manifeste, sous forme d'un puissant souffle balayant tout, sont aussi frappantes, les figurants n'étant pas ménagés, et les accessoires volant aux quatre coins de l'écran.


Le climax de Quatermass and the pit est d'autant plus saisissant que tout y est contraire à ce qui a précédé. La mise en scène se fait nerveuse, ample, dynamique. Un univers plastique baroque se met brusquement en place, et  l'image va enfin prendre le relais des innombrables dialogues en champ/contre-champ pour faire avancer le récit. Scène de panique et de destruction à l'échelle d'un quartier, c'est certainement celle qui a demandé le plus d'efforts au moment du tournage: figuration malmenée, destruction de décor, trombes d'eau, rafales de vent, L'équipe de Roy Ward Baker semble avoir choisi de réserver le gros du budget et de leur inspiration à cette excellente séquence. Elle permet aussi au film de changer enfin de régime, pour devenir une illustration poétique du passé encore récent de Londres: ces immeubles détruits, ces citadins qui fuient des explosions au cœur de leur ville, ce sont évidemment  les images du Blitz, revisitées à la lumière du cauchemar, matérialisé par ce vaisseau assimilée à une bombe nazie. Le Colonel le dit d'ailleurs explicitement. Un cauchemar à la symbolique toute limpide: à la fin de la scène, la silhouette géante d'un esprit martien se matérialise, et elle a la silhouette d'un diable, "the devil !" s'écrie un personnage. Logique, pour achever l'analogie, que l'objet qui  va défaire le maléfice extraterrestre soit une grue, outil de la reconstruction, et que ce soit le sacrifice d'un civil, à bord de l'engin, qui mette fin à la catastrophe.

"
"The Devil !"

Pendant 10 minutes, Quatermass and The pit est un film fantastique formidable, aux images d'une qualité toute onirique, mêlées à des scènes de foule en panique et de destruction urbaine à peine- mais superbement- stylisées. La photo est remarquable, et participe beaucoup de la force d'évocation de ce final qui semble se dérouler à la lumière très particulière de l'orage.
10 minutes, sur 97, c'est peu, mais c'est plus que dans beaucoup d'autres film !





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire