Clash of the titans (Le choc
des titans), Desmond Davis, 1981, U.S.A
Matthias s'abandonnait hier à
son obsession, l'évocation de la disparition d'une marginalité
cinématographique, via l'observation d'un de ces précipités de sperme et de
sang dont le flamboyant bouffon Henenlotter a le secret. Etonnamment l'innocent
Clash de Desmond Davis, technicien au
service des vrais auteurs du film Ray Harryhausen et Charles S. Shneer, pose
avec autant de pertinence la question, plus de 30 ans après sa sortie, d'une
autre marge, une forme de cinéma dont Clash
of the titans est, sinon un idéal, un des ultimes avatars.
Tout autant que chez un
Henenlotter la question du monstre est au coeur du cinéma de Ray Harryhausen.
La représentation des creatures est même sa raison d'être, c'est d'ailleurs le
surnom générique du genre de cinéma dont feu Ray fut le représentant le plus
connu aujourd'hui: les creature features.
Et si une marge du cinéma existe encore aujourd'hui, ces extrèmes se
rejoignent, car l'idée de cinéma défendue par Harryhausen est aujourd'hui aussi
marginale que celle d'Henenlotter a pû l'être.
Fait rare (unique ?) dans
l'histoire du cinéma, on attribue la paternité des films auxquels Harryhausen
participe à ce technicien des effets spéciaux, alors qu'ils ont été produit et
réalisé par producteurs et metteurs en scène relégués eux au rang de simples
techniciens.
Belle justice, car l'essence
de l'art d'Harryhausen repose sur une technique, justement: celle de la
stop-motion, l'animation, image par image, d'une marionnette articulée, le
défilement de la pellicule à la vitesse adéquat et la persistance de l'image
rétinienne recréant pour le spectateur la sensation d'un mouvement voulu le
plus naturel possible.
Naturel ? Vraiment ?
D'où vient l'intérêt du creature feature ? Evidemment des séquences
mettant en scène les créatures, les monstres, promesses qui motivent le désir
de regarder le film. Si l'on regarde l'art pratiqué aujourd'hui par les
héritiers de ce cinéma, on le trouvera- dictature du succès public ou pas-
presque systématiquement photoréaliste, et "immersif", le mot sans
doute le plus utilisé de nos jours pour décrire les expériences
cinématographiques proposées par Avatar,
King Kong, Le secret de la licorne ou Le
Hobbit.
Deux perspectives de création
pourtant opposées, je crois, à celles dont Harryhausen a refusé de dévier au
point de préférer cesser de faire des films, plutôt que de les faire selon la nouvelle
norme hollywoodienne.
La norme hollywoodienne, en
1981, c'est bien sûr Georges Lucas et I.L.M qui l'ont, à leur corps défendant
sans doute, imposée. Ray courbe l'échine: il y a beaucoup d'emprunts à une
galaxie lointaine, très lointaine, dans Clash of the titans: la chouette
mécanique Bubo, succédané (autrement plus poétique !) du droïde R2D2, un vieux
poète en guise d'Obi Wan Kenobi, des grottes ou l'on cherche des prophéties éclairant
le sens de son destin, les drames des parents pesant sur leurs enfants, des
engins volants,aussi, ici de superbes créatures ailées, et surtout, un récit
initiatique épousant le parcours d'un jeune homme appelé à devenir un héros.
Mais qui emprunte à qui ?
Clash of the titans, c'est aussi la lettre de Harryhausen, amoureux de culture
classique, adressée à la génération Star Wars naissante, lui donnant la culture
mythologique grecque en leg, en ajoutant: tout ce que vous aimez vient de là.
Et lui, ce qu'il aimait,
c'était travailler seul dans son
atelier, à ses séquences fantastiques. Il n'a jamais cherché l'imitation de la
nature. Clash of the titans coûte 15
millions de dollars en 1981, The Empire
Strikes Back en a coûté 18 millions l'année précédente. Aucune scène a
effets de Clash ne tient la comparaison avec le film de Lucasfilm en terme de
réalisme et "d'immersion". L'Olympe ressemble a la maquette qu'elle
est, les raccords passant de la marionnette Calibos a son double, acteur maquillé,
sont criants, et l'animation n'est pas moins saccadée qu'à l'accoutumée. La
mise en scène, surtout, mis à part ces séquences de vol en vue subjective,
lorsque Persée chevauche Pégase, installe un petit théâtre tenant à la fois le
spectateur à distance, et servant à montrer la créature dans son entier, sans
coupes. C'est une double distance qu'Harryhausen installe: celle du regard, et
celle de la facture des créatures, dont l'artificialité saute au yeux.
Mais est-ce qu'on attend
d'une marionnette, au théâtre, qu'elle ressemble à s'y méprendre avec un être
humain ? La mise en scène d'Harryhausen ne rend pas son art moins
cinématographique, puisqu'il l'est par essence: l'animation image par image n'est
possible qu'au cinéma. Le retrait muet de l'animateur est une protestation
contre cette idée du cinéma qui prétend que si les effets spéciaux des
pionniers étaient moins réalistes, c'étaient par imperfection technique. Et
d'imposer lentement le recours systématique à des images de plus en plus
uniformes et photographiques. Il en est allé de même pour l'imagerie dessinée
associe au cinéma: plus d'affiches peintes, plus de jaquettes redessinées, plus
que des montages photos hideux et interchangeables. Drew Struzan tire dans
l'ouvrage retrospectif sur sa carrière, Oeuvre
(en toute modestie...) le même bilan amer que Harryhausen dans ses derniers
entretiens.
Mais c'est évidemment, dans
la distance avec le réalisme et le regard du spectateur que réside la beauté de
l'art de Ray Harryhausen. C'est cette double distance qui rend visible le geste
de l'artiste, et c'est ce geste qui donne vie aux créatures. Ce geste, accompli
de la main d'un artiste seul dans son atelier nous touche parce qu'au lieu de
vouloir nous rendre invisible sa tentative d'imiter la vie, il nous la montre.
Comment ne pas être fasciné par un art qui consiste a photographier un
mouvement, mais une fois qu'il est terminé, en prenant pour sujet l'objet sur
lequel il a produit son empreinte, afin de créer, finalement, l'illusion d'un
autre mouvement ?
Il n'est pas anodin que Ray
Harryhausen soit un dessinateur accompli. Par la pratique du dessin,
certainement, il a compris la valeur de la stylisation, acquis un langage aux
antipodes de celui qui est devenu majoritaire dans la cinéma de divertissement mainstream aujourd'hui, fait de caméra
tremblée enregistrant en continu au milieu de l'action, et d'effets invisibles,
trompe-l'oeils en mouvement, le produit, certainement, d'une toute autre
culture de l'image.
Ray Harryhausen ne trompe pas
l'oeil. Il trace à vue les danses fragiles de ses monstres, évidemment faits de
mousses, de plumes, de verre, de plastique de métal et d'étoffe, mais dont la plupart
des amateurs diront qu'ils vibrent d'une vie incomparable.
Dessinateur par ailleurs,
Harryhausen est certainement au cinéma un authentique illustrateur. Il cherche
a créer du mouvement dans l'image, plutôt que de l'image en mouvement. La
finesse de ses harmonies colorées, ou parfois l'audace de ses éclairages (voire
la séquence de la gorgone Méduse), la recherche de ses cadrages, très
construits, le soin apporté aux sources lumineuses et aux qualités de lumières,
et, bien sûr la grâce avec laquelle se meuvent toujours les créatures, même les
plus monstrueuses, placent Harryhausen du côté des maniéristes, et sa volonté
de montrer de belles images permet aux plus jeunes spectateurs de prendre
plaisir à regarder ses films. Le monstre n'est jamais exhibé dans une volonté
de provoquer le dégoût, mais la fascination, et, cette fois dans une tradition
remontant presque au moyen-âge, est utilisé pour sa fonction symbolique. Les
monstres d'Harryhausen sont des doubles, des miroirs tendus aux héros et aux
spectateurs.
Il trouve évidemment une
terreau idéal dans l'histoire de Persée, qu'il tord largement vers son univers personnel,
car le meilleur de Clash of the Titans
n'est que dédoublement, miroirs...et fumées.
Les très belles scènes, par
exemple, montrant Andromède se dédoubler sous le regard d'un Persée ayant
profité de son invisibilité pour se glisser dans la chambre de la virginale
princesse, qui se dirige, comme somnambule vers le balcon, et monte dans une
cage emmenée ensuite par un vautour géant, ont une qualité onirique et une
force symbolique que bien peu de cinéastes sont capables d'évoquer aujourd'hui.
Ce sont en général des animateurs, d'ailleurs.
Et le personnage de Calibos,
qu'Andromède rejoint, et qui règne en quelque sorte sur tous les monstres du
film est une splendide réussite descendant aussi bien des maudits de la
mythologie grecque, que des prométhées modernes du fantastique romantique où
ira puiser James Whale- un clin d'oeil est d'ailleurs adressé par Harryhausen à
l'homme invisible. L'âme de Calibos est noire, et Zeus le condamne à porter
cette difformité morale dans sa chair. Le bref plan suggérant, en cadrant
l'ombre d'un statuette manipulée par le roi des dieux, la métamorphose du
prince en faune hideux est un moment inoubliable de poésie et de grace
gestuelle: se tordant en un geste moqueur, la silhouette se figure des petites
cornes avec les mains, qui resteront sur son front lorsqu'elle se redressera.
Lorsque Calibos condamne
Andromède, une fois de plus, une fois de trop, à exiger une réponse impossible
à une énigme inventée pour éventuel prétendant, son regard brûle d'un amour
sincère pour la princesse, elle même bouleversée de pitié envers ce qu'est devenu
celui qu'elle a connu beau. Dans des moments comme ceux-là, Clash of the titans touche à l'essence
d'un cinéma fantastique classique, qui ne cherche pas tant à faire peur qu'à
mettre en scène- figurer plutôt- les tourments intimes et fondamentaux qui
peuvent résonner en chacun et qui font depuis qu'on donne des spectacles, la
matière des oeuvres dramatiques.
Peut-être qu'en revoyant
Clash of the titans, j'ai mesuré à quel point il était difficile de tracer une
frontière entre cinéma de genre et cinéma d'auteur, entre marge et courant
principal. Sans être jamais des triomphes commerciaux, les films illustrés par
Harryhausen ont, à une époque- que ce soit au cinéma ou par des diffusions
télévisées- profondément marqué des spectateurs, souvent jeunes (j'en fais
partie !) et on représenté une idée du cinéma fantastique qu'on n'appelait pas
encore de la Fantasy, mais qui en était déjà. On ne puise plus guère dans le
mythologique mais plutôt dans une "littérature" destinée à la
jeunesse pour produire aujourd'hui l'équivalent des films que faisait
Harryhausen, Schneer, ou Kevin Connor. Et il s'agit presque toujours, en
mettant en scène des adolescents (ce n'est jamais le cas des productions
Schneer/Harryhausen), d'émuler les tendances du cinéma de genre pour adultes
(est-ce que ça existe encore vraiment ?) en rabotant soigneusement tout ce qui
pourrait aller à l'encontre du puritanisme si ancré, encore, dans la culture
américaine- puisque la grande majorité de ces films est produite aux
Etats-Unis. On semble donc fabriquer les Harry
Potter, Hunger Games, Twilight et autres avatars aux tiroir-caisses moins
remplis, en dupliquant un peu d'horreur, d'Heroïc-Fantasy, d'anticipation, de
survival, avant de penser à mettre un auteur derrière la caméra ou quelqu'un
qui s'adresserait à l'enfant qui veut grandir, plutôt qu'au client qu'il faut
flatter.
Ce que faisait Schneer et
Harryhausen était précieux, parce qu'ils voulaient transmettre un leg culturel-
certes passé à leur moulinette exotico-approximative, mais jamais dégradé- et
qu'Harryhausen était un véritable auteur, conscient de son geste artistique. Plus
simplement, ce qu'on a un peu perdu lorsque Ray Harryhausen a décidé de se
retirer, c'est de cette capacité d'émerveillement qui traverse toutes ses
images- une qualité très rare, parfois difficile à déceler: qu'est ce qui
distingue aujourd'hui Alice au pays des
merveilles, magnifique et habité, d' Oz
the great and powerfull-à l'imagerie incohérente et hideuse ? (rien, diront
les ricaneurs !)
C'est peut-être que parmi les
nombreux continuateurs de la veine fantastique portée aux sommets par
Harryhausen, et ses héritiers conscients, il faut distinguer des autres les cinéastes
dessinateurs, qui ont appris à filmer avec un crayon plutôt qu'une caméra, en
tête desquels je placerais deux de mes héros personnels: Tim Burton et
Guillermo Del Toro. Tim Burton a aussi continué a défendre l'aspect technique
de l'art d'Harryhausen à travers les films d'animation dont il a été
l'instigateur. Il a d'ailleurs enregistré de longues conversations avec le
cinéaste, qui, ont ne sera pas surpris parlent principalement de technique, car
quelle autre question compte, finalement, que "Comment as-tu fait ?"
quand il s'agit d'interroger un artiste ? Il faut quand même être sacrément
tordu pour vouloir savoir "qu'avez-vous voulu faire ?"...
Contre vents et marées, le
studio Laïka est un des autres continuateurs d'une stop-motion qui n'a pas peur
de montrer la main qui la fabrique, et qui abrita le temps d'un chef d'oeuvre, Coraline, Henry Sellick, autre vrai
héritier de Harryhausen. Il y a certainement quelque chose, dans la culture
picturale bâtie par la pratique des arts plastiques traditionnelles qui habite
autrement ces cinéastes-là.
En l'absence de Ray
Harryhausen, on a vu beaucoup de films de l'imaginaire accuser un profond
changement: ceux qui invitaient jadis à une expérience esthétique invitent de
plus en plus, maintenant, à une expérience sensorielle. Sans doute aussi parce
que le cinéma de consommation grand public a été cherché beaucoup d'outils dans
des disciplines très éloignées (marginales ?) de lui- la vidéo domestique, le
clip vidéo, le journalisme télévisuel etc...
Les autres, ceux pour qui
l'image peut offrir l'occasion d'une lecture, parfois même d'une lecture
érudite, puis d'une expérience d'émerveillement face à la beauté construite
dans l'oeil sont maintenant à l'écart. L'échec récent, en occident, du pourtant
magnifique Pacific Rim de Del Toro,
sur le même terrain que celui des Transformers
de Michael Bay, qui eux triomphent, montre à quel point ce cinéma dessiné,
poétique et cultivé constitue désormais une marge.
On ne peut qu'être ému par ce
Clash of the titans, testament
artistique d'un Harryhausen, qui avait senti la révolution en marche et préféré
partir avant de disparaitre. Il n'animera plus qu'une fois, pour terminer son Tortoise and Hare, commencé 50 ans plus
tôt. Cinquante années invisibles à l'écran. Comment résumer plus parfaitement
ce que fut le grand art de Ray Harryhausen ?
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