Excalibur, John Boorman, 1981, Etats-Unis, G.B
Excalibur
a longtemps hanté John Boorman, avant qu'il ne le réalise. Excalibur m'a aussi
longtemps hanté, et m'habite encore. Depuis presque toujours, je crois. Déjà
épris des histoires des chevaliers de la table ronde, je rêvais comme un fou
devant cette photographie du mariage de Guenièvre et Arthur qui illustrait la
couverture de notre manuel d'histoire. je ne savais même pas qu'il s'agissait
d'un film, et il y avait quelque chose de si étrange et fascinant dans la
texture de cette image, qu'en sachant que c'était impossible, il me semblait
pourtant qu'il devait y avoir un moyen pour que cette scène, d'une façon ou
d'une autre, soit vraie.
Dans
le brouillard de mon regard naissant, j'avais perçu quelque chose de la beauté
singulière du film, c'est dire si elle est essentielle et directe.
Lorsque
la VHS prit son essor, et que le cinéma entra avec elle dans les foyers,
Excalibur fut un des premiers films Warner largement distribué ici, et c'est
comme ça, je crois, en cassette chez un copain, que j'ai vu le film pour la
première fois. Et comme je voulais le voir... Excalibur, c'était la grande
affaire, un film auréolé de souffre, de ceux qui sont comme des rites de
passage: Merlin l'enchanteur, pour
les enfants, et Excalibur pour
grandir. Que savait-on d'Excalibur
avant de le voir, qui rendait si impérative sa découverte ? D'abord qu'il nous
montrerait la légende d'Arthur telle qu'on rêvait de la voir: débarrassée de
l'amidon où Thorpe ou Hattaway l'avaient laissée, et tout y était, promis, vrai
de vrai: les corps des acteurs parfois nus, le métal des armures qui les
recouvraient la plupart du temps, les affrontements sauvages, le naturel des
décors filmés en extérieur, les passions des personnages, dont rien ne serait
édulcoré, la démesure des batailles, le chocs des armes, le rouge du sang, le
noir de la nuit, l'or de la magie. Excalibur,
c'était la table ronde repeinte par Frazetta et ré-écrite par Moorcock.
Et
c'était mieux que ça encore.
Il
n'y en a pas eu beaucoup, non, quatre ou cinq peut-être, des films qui se sont
refermés sur nos têtes et nos coeurs avec une telle force, une telle évidence,
suscitant en nous une telle envie pour nous d'aller à leur rencontre. Nous
avons sans doute tellement aimé Excalibur
parce qu'autant que son réalisateur c'était un film que nous avions besoin de
voir. Parce que lecteurs épris du cycle Arthurien, le film qui se déroulait
derrière nos yeux ivres des pages des romans adaptés de Chrétien de Troyes
était bien différent de ce qu'Hollywood, principalement, nous avait donné à
voir jusque là. Il en allait de même du poème qu'Homère consacra à Ulysse,
sinon, autre histoire, qu'il ne s'est jamais trouvé personne pour lui donner
toute la démesure cinématographique qu'il mérite.
Mais
Boorman a réussi l'impossible. Trouver l'exacte expression, à l'écran, de l'âme
de la littérature Arthurienne. Cette langue à la fois extrêmement concrète,
presque matérialiste, et tout à la fois spirituelle et presque abstraite, qui
se tisse en une trame incarnée et théorique,
appelait un cinéma authentiquement symboliste. John Boorman est un des
seuls à en être capable. Il n'y a guère que Terry Gilliam et Guillermo Del Toro
chez qui on trouve une telle inspiration. Le premier a d'ailleurs réalisé sa
propre adaptation de la légende du Graal, Ficher
King, le second a consacré deux films à Hellboy,
qui dans la bande-dessinée originale est un descendant d'Arthur...
Pour
concrétiser sa vision, Boorman n'hésite pas à prendre à bras le corps le canon
Arthurien. Morgane et Viviane sont rassemblées en un seul personnage, ce n'est
plus Merlin mais Uther qui fait d'Excalibur ce sceptre pris dans la pierre, le
Graal est presque débarrassé de ses origines chrétiennes, et c'est Perceval qui
réussit la quête alors que la tradition le voit échouer. Et, avant tout, l'épée
qui donne son tire au film prend une place centrale dans le récit qu'elle n'a
jamais hormis lors du couronnement et de la fin d'Arthur. Mais c'est
certainement le changement, subtil, dans l'objet de la quête du Graal qui
symbolise le mieux l'audace du cinéaste. Si l'imagerie chrétienne n'est pas
ignorée, pas plus que les fondements religieux de la chevalerie, il est évident
que Boorman cherche à retrouver les racines païennes du mythe, et à mettre en
scène non pas une table ronde toute entière dévouée au vertus chrétiennes mais
bel et bien un conflit- très séduisant pour les spectateurs adolescents que
nous étions- entre puissances telluriques et féminines de l'"ancien
monde" et spiritualité céleste du nouveau dieu associé à des figures
toutes masculines. Film très proche d'Excalibur
dans la filmographie de Boorman, Zardoz
exprime le même conflit dans un contexte post-apocalyptique, et d'une manière
générale, la pulsion est au centre de son cinéma, qu'on pense à La forêt d'Emeraude ou Delivrance.
Evidemment, Boorman est loin
d'être le seul cinéaste à faire de sa caméra le témoin de l'agitation qui anime
nos inconscients. Mais ce qui est remarquable chez lui, c'est qu'il ne sacrifie
jamais à la vision morale dont ses films, qui ont souvent séduit le public
américain, aurait pû être teintés, que la possibilité d'être traversé par une
pulsion est chez beaucoup de ses personnages, non seulement épanouissant, mais
aussi vecteur de socialisation: Dans La Forêt
d'Emeraude, encore, mais aussi dans Excalibur,
puisque c'est l'union brutale qu'Uther impose à Yggraine, plus que les manigances
de Merlin qui font du guerrier un roi authentiquement soucieux de fonder une
famille et de faire prospérer un royaume.
Le
rapport au paysage est également, chez Boorman, très différent de ce que l'on
voit chez beaucoup de cinéastes américains. Qu'on compare, par exemple, deux
films presque jumeaux: Sans Retour,
de Hill l'américain et Delivrance de
Boorman l'irlandais. Chez Hill, le bayou est un espace semblant coupé du reste
du monde, où les personnages progressent vers un coeur qui serait le siège du
mal. Les titres français des deux films parlent d'ailleurs d'eux-même. Dans Delivrance, l'espace sauvage est
traversé par la rivière- espace neutre qui relie civilisation et wilderness. Et c'est par cette rivière
que les personnages amènent avec eux une pulsion (Burt Reynolds) qui n'a besoin
que de débarquer pour s'exprimer. Bref, il s'agit de trouver un espace adéquat
à son humeur profonde (les personnages de Deliverance
désirent habiter le paysage, ils sont touristes), et pas de dominer un paysage
à priori sauvage qui n'existerait que pour éprouver celui qui doit le traverser
(ceux de Sans Retour subissent leur
voyage, ce sont des gardes nationaux contraint à un entrainement auquel ils
sont rétifs.)
Film
plus symboliste que Deliverance, Excalibur fonctionne selon le même
régime: la nature n'est pas un lointain, pas un paysage, mais bien à la fois un
espace mental et un terrain d'où proviennent à la fois des pulsions et des
personnages, les unes étant souvent identifiées aux autres.
Les
trois grandes époques que le récit traversent s'identifient donc logiquement à
trois âges de l'humanité, chacun prenant pour théâtre des décors très
différents.
Le
film s'ouvre sur un carton nous ramenant aux Dark Ages d'un moyen-âge aux limites de l'antiquité. Si l'on porte
déjà des armures rutilantes, elles ont des groins de bêtes, les châteaux sont
des forteresses semblant avoir jailli du roc, crachées par les profondeurs de
la terre, cernées de murailles plus semblables à des coulées de lave qu'à des
ouvrages de maçonnerie.
Uther,
lorsqu'il est défait, semble avalé par la terre elle-même. Dans une scène
splendide, résumée par un plan magnifique (Boorman est particulièrement friand
de cadrage latéraux sur deux plans) montrant le guerrier s'enlisant dans le lit
d'une rivière boueuse. A la fois, l'image est éminemment symbolique (Uther,
littéralement incapable de s'arracher au monde des pulsions, par lesquelles il
a gâché les espoirs de Merlin) et toute concrète: le cinéaste a fait fabriquer
à dessein des armures particulièrement encombrantes pour ses comédiens, et
cette scène est aussi simplement l'enregistrement des efforts que Gabriel Byrne
doit faire pour se mouvoir dans son costume, à moitié enterré dans la vase d'un
ruisseau d'Irlande.
Faux
départ de l'histoire voulue par Merlin, (les hommes sont pleins de surprises..),
l'aventure d'Uther se conclut sur l'enchâssement d'Excalibur dans un roc, au
milieu de la forêt. Retour du bâton de puissance à sa source, ou presque: Uther
aura tout de même arraché l'épée magique à ses origines toutes féminines (elle
est tenue par une femme affleurant la surface d'un lac, symbole féminin
évident, la lame couchée contre sa poitrine.) pour en faire, en la plantant
ainsi en terre, un symbole tout masculin.
Uther
aura donc accompli quelque chose, finalement. Cette tension puissante entre le
masculin et le féminin, voilà encore une des audaces de Boorman, un anachronisme,
même, mais essentiel au film. Sans chercher à fournir à tout prix au public des
personnages féminins qui seraient, dans un souci d'égalité idiot des
équivalents des rôles masculins, Boorman subvertit finement la figure de la Gente
Dame qui n'a d'existence que pour exalter les vertus des chevaliers.
Morgane,
bien entendu, mais aussi et surtout Guenièvre. C'est elle qui scelle son destin
en rejoignant Lancelot dans la forêt, et qui ensuite en acceptera les conséquences
en se retirant du monde. Mais c'est elle aussi qui sera la gardienne secrète
d'Excalibur, et qui la rendra à Arthur, dans une scène déchirante, la plus
belle du film, celle du pardon mutuel des deux époux, dans laquelle mari et
femme égaux, plutôt que de chercher à se libérer de leur culpabilité, évoquent
leurs regrets quant aux vies qu'ils n'auront pas vécues.
A
égalité aussi, les corps nus des amants, lorsque Guenièvre et Lancelot
s'unissent dans la forêt- cette forêt aventureuse des textes à laquelle le
cinéaste redonne tout son sens. Boorman retourne le cliché habituel de la scène
d'amour: alors qu'on a d'habitude des corps dont on dérobe l'intimité à notre
regard, et qui se frottent l'un contre l'autre avec des soupirs inversement
proportionnels à l'intensité des contacts, Boorman filme ses acteurs en plans
large, complètement nus, mais presque immobiles. Images magnifiques, à la
frontière du kitsh, mais encore une fois à la fois symboliques et littérales,
de deux personnes se mettant à nu l'une pour l'autre.
L'exil
de Lancelot marque la fin du second âge du film. Il a culminé par l'apparition
du château de Camaaloth, qui contrairement aux grottes obscures de la première
époque, brille comme de l'acier poli, et semble pouvoir toucher le ciel: du
sommet de ses tours aux pierres parfaitement taillées, on voit tout le royaume.
Un grand dragon doré en garde l'entrée. Ce dragon symbolise l'ascendance magique
d'Arthur: il a été conçu grâce au pouvoir de celui que Merlin a reveillé pour
qu'il mène Uther jusqu'à Yggraine et le fasse à la semblance de son mari. Les
dragons apparaissent aussi sur le trône d'Arthur. Mais il y a aussi de grands crucifix
translucides sur les fenêtres du château. Arthur, dès son apparition est le
symbole de l'union de ces deux mondes: le monde païen et animiste de Morgane,
le monde de renoncement pieux de Perceval. D'ailleurs, lorsqu'il revient dans
le récit à l'âge adulte, Arthur entre en scène près d'Excalibur, devant
laquelle officie un prêtre, qui a l'apparence d'un druide et bénit les
chevalier avec non pas une croix, mais une brassée de gui.
C'est
l'adultère auquel Guenièvre et Lancelot s'abandonnent qui précipité la chute de
la civilisation. Boorman ne met évidemment pas en scène les amants comme des
pêcheurs dont la faute entacherai fatalement le couple royal. Il faut attendre
les retrouvailles de Guenièvre et Arthur, après le succès de la quête du Graal
pour comprendre ce qui s'est joué. En symboliste, Boorman fait même reposer, à
ce moment là, la souffrance d'Arthur sur le régime esthétique du film. Car
Arthur est conscient et souffre d'être un symbole (un rôle !) et pas un homme
(un acteur ?), comment Guenièvre pourrait-elle donc l'aimer ? Mais, elle est sa
reine, alors comment le roi pourrait-il lui pardonner de ne lui être pas fidèle
? Insoluble tourment... Renonçant à son sceptre, Arthur n'est plus rien: il
n'est plus roi, il ne peut être homme, car plus que tout autre personnage,
Arthur a été destiné, forgé par Merlin (Boorman ?) avec le glaive D'Uther et la
matrice d'Ygraine.
En
enfonçant son épée dans la terre entre Guenièvre et Lancelot endormis, Arthur ne
répète-t-il pas, sans le savoir, le geste de son père se sachant lui aussi
condamné ? C'est Guenièvre qui se recroquevillant autour de la lame, prendra la
place de la terre, identifiant, encore une fois, un personnage féminin aux énergies
de la nature. Mais cette fois, personne ne viendra arracher l'épée, c'est
Guenièvre elle-même qui la cachera après la fuite de Lancelot. Le troisième âge
du monde sera-t-il celui des forces féminines ? Peut-être, semble nous souffler
Boorman, puisque ce sont trois grâces qui viennent chercher la dépouille
d'Arthur pour l'emmener à Avalon. Excalibur est revenue à la fée du lac, l'eau
de l'océan, étale, se colore du rouge du soleil, ou peut-être du sang des
chevaliers...
En
un peu plus de deux heures John Boorman a changé à jamais la représentation de
la chevalerie au cinéma, ouvert la porte aux réécritures modernes des légendes
arthuriennes (en tête desquelles M.Z. Bradley et son cycle d'Avalon, entamé en
1983), inscrit sur la pellicule une imagerie inégalable, inspirant depuis des
générations d'artistes. Et surtout offert à quelques jeunes gens rêvant de
chevaucher aux côtés de Lancelot, Perceval et Gauvain le plus beau rêve qui se
puisse imaginer sur la toile d'un grand écran de cinéma. En un peu plus de deux
heures ? A peine: deux heures et le reste de votre vie.
et tant d'autres ...
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