Hellraiser (Le Pacte), Clive Barker, Royaume-Uni, 1987
Il pourrait en aller de l'horreur vis-à-vis du fantastique comme de la pornographie vis-à-vis de l'érotisme : l'un montre tout, quand l’autre suggère, principalement par l’usage du hors-champs. Dans les deux cas, le sujet est le même, sa divulgation diffère : l’obscène d’un côté, le bienséant de l’autre, ou si l’on veut décliner cette opposition, l’ignoble et le noble, le dégoûtant et le captivant, etc. Cette scission au cinéma se dit donc de ce qui est montré et de la façon dont c’est montré, mais c’est bien là que le bât blesse. Ou la frontalité de l’objet induit un effet inévitable de distanciation, ou son « contournement » laisse échapper sa pure représentation : ou trop ou trop peu pourrait-on dire, si l’on voulait mettre tout le monde d’accord, tant il semble que l’essence même du cinéma qui nous intéresse relève par définition de l’invisible, voire de l’immontrable, au sens de l’indicible dans le registre de la langue. Ce cinéma de voyeur par définition inassouvi, Clive Barker en a fait la théorie dans son dernier film, Dread, sorti en 2011, et qui s’est trouvé chroniqué dans nos colonnes lors du premier automne du Train Fantôme. Toutefois, si l’image fantastique n’est jamais loin de l’image d’horreur, la différence essentielle entre l’une et l’autre tient tout de même dans ce qui constitue cet « immontrable » : il s’agit bien de la montrer et de s’interroger sur comment on le fait. Cette différence s’appelle de la mise en scène, et Barker, bien avant Dread, a déjà eu à se confronter à ce paradoxe constitutif de l’horror movie, pour reprendre un terme anglo-saxon qui englobe les deux manières de traiter ce paradoxe.
Hellraiser est un premier film. Barker, romancier beaucoup plus encore que cinéaste, a adapté avec ce film l’un de ses romans, The Hellbound Heart, terme proprement intraduisible, qui signifierait à la fois le cœur et la limite de l’Enfer. Ce fameux cœur, c’est aussi tout simplement un objet, presqu’un jouet, une petite boite semblable à un jeu de casse-tête, dont l’apparence anodine va pourtant se révéler cauchemardesque : ce petit casse-tête est littéralement un casse-tête… Dès l’ouverture du roman, et donc du film, le personnage de Frank va en faire l’expérience, son visage transformé en puzzle de chair et de sang. Nous y reviendrons. Il est intéressant de constater que le passage du roman à l’écran, a dans le cas présent, un intérêt tout cinématographique. Barker s’intéresse au plaisir, et notamment aux plaisirs interdits, défendus, de ceux qui impurs n’existent que par le déplaisir auxquels ils s’opposent. On pourrait dire qu’il en va là de toute définition du désir qui n’existe que comme une tension cherchant à s’accomplir, c’est-à-dire à se résoudre, à disparaître. Un tel mouvement n’est pas bien loin du « plaisir » que l’on prend à regarder un film fantastique ou d’horreur : voilà un spectacle pour le moins déplaisant et qui pourtant participe d’un mouvement de plaisir paradoxal. Mais si dans un roman, il est possible de fabriquer ce plaisir/déplaisir à partir d’un sentiment de peur que les mots ne viennent forcément que suggérer, alors le cinéma a lui la possibilité de montrer, de mettre du figuratif sur le texte, à la fois la force et la faiblesse du cinéma. Car quelles images fabriquer, qui soient susceptibles de préserver la tension nécessaire au plaisir/déplaisir du spectateur ? Une image, c’est une réduction, une soumission pourrait-on dire, d’une forme à un reflet et un seul, qui peut certes nous subjuguer, mais aussi nous laisser de côté. Les images sont les formes les plus directement partagées, et néanmoins les plus intimes en ce qu’elles touchent lorsqu’elles sont réussies à quelque chose de profondément viscéral qui n’est plus de l’ordre de l’intellect. C’est à l’ensemble de ces paradoxes que se heurte Barker, romancier, cinéaste, et déjà, presque théoricien du genre.
Le résultat est inégal, admettons-le d’emblée. Hellraiser est un film à la postérité plus mystérieuse que la réalité de son œuvre. C’est un premier film, avec ce que cela suppose d’imperfection, de manque de moyen, de comédiens peu ou pas dirigés. C’est aussi un film qui dès l’abord a quelque point forts, la musique de Christopher Young, envoutante à certains moments, notamment lors de l’ouverture, mais aussi la « production design », avec ces décors, costumes et maquillages d’inspiration gothiques, qui ont fait la marque de la franchise – puisque franchise il y a eu. Mais c’est aussi par là que Barker dit quelque chose de son impasse quant au traitement de cette histoire au cinéma. Le film s’ouvre par un prologue auquel, si l’on veut bien admettre que l’on ne connait pas l’œuvre, on ne peut rien comprendre. Un homme, dans un pays que l’on situerait au Moyen-Orient, achète une étrange petite boite aux mystérieuses inscriptions dorées. Une fois chez lui, on ne sait pas où, au cœur d’une mise en scène de pentagramme de bougies digne d’un nécromant de série B, cet homme parvient à ouvrir la petite boite. Des monstres pseudo-humains, que l’on appellera par la suite les Cénobites, débarquent dans la chambre, comme à l’invitation de l’homme, s’en saisissent, l’agrippent à des faisceaux de chaînes sinistres, et semblent l’entraîner dans un outre-monde à l’apparence infernale, avant de l’écorcher puis le déchiqueter en mille morceaux. Son supplice n’est cependant pas achevé, et en guise de conclusion de cette première séquence, son visage encore vivant, déchiré en plusieurs morceaux, nous regarde, et nous adresse comme un clignement de l’œil. Le cauchemar, puisqu’il s’agit vraiment d’une imagerie propre aux pires cauchemars, continue sans doute après que le générique a démarré, mais nous y reviendrons plus tard. Pour l’heure, nous avons vu, mais nous n’avons rien compris. C’est bien là d’ailleurs que réside à la fois la force et la faiblesse du film.
Bien entendu, dès cette première séquence nous ne pouvons nous empêcher de songer à un autre grand auteur du fantastique, romancier et américain, H.P Lovecraft, connu pour ses descriptions « indicibles » d’un outre-monde à l’horreur absolue et donc immontrable. Le cauchemar très graphique de Barker pourtant ne nous angoisse pas tant par ce qu’il nous montre, les cénobites, les chaines qui se tendent, les chairs qui se déchirent, le sang qui gicle et les membres épars, tout cela est à la fois répugnant et fascinant, comme il se doit, mais bien par ce qu’il n’explique pas, et qui n’a pas lieu d’être tout de suite explicité – mais dont on suppose que cela va être le sujet du film qui s’ouvre. Ainsi, l’épouvante du genre peut beaucoup plus être portée par l’incompréhension que par le contenu sensible de ce qui est montré. Pour reprendre ce que je disais au début de cette chronique, Hellraiser inquiète dès son ouverture non seulement par l’obscène, mais bien tout autant par son hors-champs : l’un ici ne va pas sans l’autre. Et c’est là la grande force du film de Barker.
Hélas, toutefois, la structure même de cette épouvante suppose que plus le film avance, plus il dépense sa capacité à fabriquer de cette épouvante qui serait l’équilibre parfait et dynamique entre ce qui est nous est montré et ce qui nous est caché. Le film, et son récit, va tendre vers sa résolution, et finalement l’extinction de sa propre force. A l’instar du désir, dont on peut penser que c’est par la comparaison avec celui-ci que Barker parvient à construire un film dont l’intérêt dépasse cependant cette inaugurale fatalité.
Le récit commence lorsque Larry et Julia, deux quadragénaires BCBG assez peu sympathiques d’abord, emménagent dans la maison abandonnée – et fort gothique dans son allure – par le frère de Larry, un certain Frank dont on comprend très vite d’après la description peu amène qu’en fait son frère – « un drogué probablement mort » – qu’il s’agit sans doute de l’homme martyrisé dans la scène d’ouverture. Très vite, et parce que nous avons déjà vu ce qui a eu lieu en fait dans cette maison, le fantastique s’immisce dans le quotidien assez dépressif de ce couple visiblement en pleine crise. Par petites touches propre à la grammaire du fantastique, et que nous avons déjà pu croiser dans Dark Water par exemple, Barker « décale » son point de vue suffisamment pour inquiéter le spectateur avec les scènes les plus anodines. Par ailleurs, l’usage important du gros plan, également typique d’une époque où l’exploitation télévisuelle devient inséparable de la production cinématographique, participe d’une ambiance qui n’est jamais très loin d’un kitsch lugubre et grotesque, à la fois malsain et frelaté, et pourtant diablement séduisant.
C’est que l’histoire proprement dite débute avec la révélation, en un flash-back habilement monté dans la continuité narrative de l’emménagement, de la relation presqu’incestueuse entre Julia et Frank, son beau-frère. Barker ne se prive pas de filmer Julia comme il la voit : une bourgeoise qui s’ennuie en quête de sensations fortes à travers notamment la transgression sexuelle. Peut-être Julia est-elle authentiquement amoureuse de Frank, le bad boy de l’histoire, autrement plus fascinant que son frère, ramené à son seul rôle de père pourtant quelque peu « incestueux » lui-même lorsqu’il semble si proche, même physiquement, de sa fille adolescente, Kirstey, personnage déjà typique d’un cinéma fantastique sur le point de basculer dans le teen movie. C’est que la pulsion sexuelle, comme pulsion de désir, et ce qu’elle contient de négation, voire de nihilisme, est le cœur du récit de Barker. Julia désire Frank sexuellement, d’abord et avant tout, dans le même temps que son dégoût pour Larry s’accroit. Ainsi ne semble-t-il possible de désirer qu’en répugnant parallèlement. Ses deux mouvements sont intimement liés, comme la souffrance au plaisir. C’est le caractère transgressif de ce « pacte » des sentiments, pour reprendre le titre français, qui va insuffler au film son ton si particulier d’érotisme tout autant que d’horreur. Ton qui l’a rendu culte depuis, d’une façon peut-être un peu surestimée.
La scène de sexe entre Julia et Frank, réminiscence en flash-back, est montée en parallèle avec la scène où Larry, lors du déménagement se blesse à la main – un clou s’enfonce dans ses chairs et lui lacère la paume. Ces deux scènes sont assez complaisamment filmées, Barker s’attarde sur les corps, de manière toutefois plus frontale pour la blessure que pour le sexe. Mais l’analogie est claire : la souffrance est indissociable du plaisir pour le spectateur de film d’horreur, et dans tous les cas, à l’image du spectateur de pornographie, l’on veut de la chair à l’écran avant toute chose. A l’instar du personnage de Frank, évadé de son exil « incorporel » par le sang échappé de la blessure de Larry, et qui se reforme à cette occasion, et retrouve corps et fluides dans une séquence de réveil au kitsch assumé : musique foraine, visuel viscéral dont la longueur traduit le plaisir de Barker à filmer un corps ignoble. Frank va à la suite de sa fuite de l’Outre-monde des cénobites conclure le pacte du titre avec Julia : contre du sang et de la chair fraîche, il l’enlèvera de ce monde bourgeois et médiocre qui pour elle s’apparente à l’Enfer qu’il vient de quitter. Et ensemble ils parviendront à échapper aux cénobites qui ne manqueront pas de se lancer à leurs trousses. L’histoire est désormais simple et claire, et mélange plusieurs genres, du vampire au slasher, en passant par le film de démons. Et c’est bien à partir de là que quelque chose ne fonctionne plus dans Hellraiser.
Tout se passe comme si le film avait déjà tout dit et tout montré. La question du point de vue de la mise en scène est à ce titre essentielle. Tout du long, Clive Barker identifie ses choix de mise en scène à Julia : nous sommes dans ses souvenirs lorsqu’elle retrouve les photos érotiques de Frank qui provoquent sa montée du désir, nous sommes avec elle lorsqu’elle rencontre Frank de retour de l’enfer et encore partiellement recomposé, nous sommes avec elle lorsqu’elle séduit puis attire dans sa chambre les futures victimes du couple, assassinées à coups de marteau ! Le suspens, supposé dans le traitement plastique du récit, ne peut plus fonctionner. Nous en savons trop, nous en voyons trop. Certes, il demeure un certains nombre d’images fortes, et souvent assez belles : Julia s’essuyant la bouche tachée de sang après le premier meurtre, dans un geste érotique quasi-nécrophile, Frank en écorché vif, portant dans sa chair les stigmates de son âme tourmentée, les apparitions dantesques des cénobites, dignes de l’imagerie des retables du moyen-âge, les murs qui brillent lorsque l’outre-monde s’ouvre, le sang s’insinuant dans la perfusion de Kirstey plus tard dans le film. Toute cette imagerie n’est pas sans évoquer l’illustration, la BD ou le cinéma d'animation. Des formes non directement « corporelles » en tout cas – et c’est peut-être là une réponse à notre paradoxe initial que de le traiter par de la forme qui ne fait pas signe directement à notre environnement physique.
Toutefois, lorsque dans la dernière partie du film, le point de vue change et que Kirstey devient le personnage par lequel nous parvient le récit, la dimension fantastique se perd définitivement au profit d’une imagerie d’abord plus franchement sexuelle. Après avoir trouvé plus ou moins par hasard la fameuse boite, et avoir échappé une première fois à un Frank dont la vision ne semble pas l’avoir totalement traumatisée pourtant – à l’instar du spectateur qui connait déjà l’histoire – Kirstey prend un malin plaisir à jouer avec l’accessoire décidément de plus en plus sexualisé qui ouvre sur les plaisirs/souffrances du monde des cénobites. Lorsque ceux-ci inévitablement s’empareront d’elle, c’est à une quasi-scène de viol que nous convie Barker, sublimée dans cette image d’une fleur rouge qui s’ouvre et se ferme de manière hypnotique. Le pacte – le second – conclu entre la jeune femme et les démons permettra enfin un dénouement au film qui relève finalement plus de Gremlins et que de Massacre à la tronçonneuse. La perversité du film de Barker, qui flirte durant près d’une heure et demie avec les représentations d’une sexualité, notamment féminine, malsaine et borderline, s’achève lorsque Frank, en guise de pénétration ultime, poignarde dans le bas-ventre la coupable et fanée Julia, à laquelle il préfère logiquement la jeune et fraîche Kirstey. Ainsi le monstre reste-t-il un monstre, châtié par de mauvais génies finalement très moraux. Barker saborde alors quelque peu son propos, avec ces cadavres sortant du placard dans une séquence de cache-cache dont les enjeux sont inexistants : bien entendu, Kirstey va parvenir à échapper à tout ce brouhaha digne d’une Mesnie Hellequin, bien entendu la boite sera refermée, et la pulsion libidinale de la jeune femme sagement remisée à sa place, entre son petit copain et la mémoire de son pauvre papa. Lorsque dans la scène ultime du récit, Barker transforme un clochard crasseux et inquiétant régulièrement croisé par Kirstey durant le film, en un diable littéral, avec ailes de dragons et sabot de bouc, qui récupère la boite tentatrice au milieu du feu pour la réinstaller chez son vendeur moyen-oriental, tout semble dit : Kirstey est sortie victorieuse de sa tentation de Saint Antoine. Nous pouvons désormais transformer ce qui aurait pu être un grand film ténébreux et immoral en franchise commerciale dont les derniers produits continuent régulièrement d’arriver jusqu’à nous. Ou comment, en effet comme souvent dans le cinéma de genre, subvertir la subversion, et trahir l’essence d’un genre dont le paradoxe n’est plus traitée que comme une aporie dont on décide de ne plus s’embarrasser, et que l’on solde par ce pire ennemi du genre qu’est le second degré ou la pirouette : et si tout ceci n’était qu’un rêve…
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