Le
Chef de gare évoquait mardi notre propension à dénigrer tout ce qui pourrait
faire « télévision » au cinéma. Il exagérait certes un peu quand il
prétendait une fois pour toute faire la preuve, en images toutefois, de ce que signifiait chez nous –
nous sommes assez d’accord sur ce point – ce caractère « cinéicide »
de la grammaire télévisuelle, car il me semble bien que nous l’avions déjà à
plusieurs reprises développé. D’une façon assez évidente, on pourrait s’en
tenir à rappeler que ce qui fait la télévision, c’est son petit écran, quand le cinéma s’épanouit sur le grand – ne voyez là-dedans cependant nulle autre considération
hiérarchique que d’échelle de l’image. Un gros plan au cinéma, c’est, par
exemple si l’on pense à Argento, un œil qui a une taille démesurée, et qui nous
donne l’impression de rétrécir face
au géant qui nous fait face, quand un plan en pieds du même personnage, peu ou
prou, lui confère à peu près notre taille. Au contraire, dans la grammaire
télévisuelle, le même gros plan ne sera jamais que de l’ordre de l’effet de
loupe sur tel personnage qu’un plan en pieds nous fera prendre, quoi qu’on en
dise, pour un lilliputien. Ne pas percevoir que se joue du cinéma à la
télévision, transposée à la sensibilité, l’exacte aventure d’un Gulliver qui
passe d’un monde à l’autre en inversant son échelle de perception, c’est ne pas regarder ce que nous proposent le
cinéma et la télévision. Il ne s’agit pas là vraiment d’un jugement de valeur a priori, simplement d’envisager que
l’on n’use pas, sans en avoir conscience, des mêmes moyens pour un médium ou
pour l’autre, sinon en perdant le(s) sens
de ce que l’on fait. Si l’on ajoute à cette question de « l’espace
visuel » celle du temps - dans un cas, l’on est « coincé » sur
un fauteuil dans une salle obscure le temps de la projection de l’œuvre, dans l’autre cas, l’on est libre d’évoluer
dans un espace domestique comme on l’entend à l’égard et tout le temps de la diffusion de l’œuvre – alors il nous
apparaît évident que confondre ces deux grammaires, c’est profondément
méconnaître ce qui fait l’art du cinéma. On pourrait ajouter qu’avec Internet,
et surtout la prolifération d’écrans de toutes tailles, par les smartphones et
tablettes notamment, la question de ces distinctions a encore de beaux jours
devant elle !
La Main enchantée est le premier extrait de la série INA "Les inédits fantastiques" dont tout le catalogue est présenté dans cette vidéo
Ceci
étant dit, il n’y a pas chez nous d’aversion a priori pour la télévision. Ce n’est pas parce que l’usage
habituel de ce médium est plutôt pauvre et imbécile, que la télévision et sa
grammaire en tant que telle, ne sont pas capables de fournir quelque chose qui
puisse nous intéresser. Le développement de la sérié télé, tout
particulièrement par HBO, appartient sans doute à une histoire des formes dont
le genre, pour en revenir à ce qui nous intéresse, n’est certes pas exclu. Et
le(s) résultat(s), tout disparate(s) qu’il(s) puisse(nt) être, n’en demeure(nt)
pas moins intéressant. Même si, en effet, notre préférence naturelle a priori va au grand écran et à ses
œuvres « bornées » dans le temps. En outre, il existe en France,
peut-être plus que dans d’autres pays, cette tradition du
« téléfilm », forme bâtarde entre le film de cinéma, il en possède
apparemment tous les attributs notamment de durée, et l’épisode de série télé,
il est produit exclusivement pour le petit écran, le plus souvent commande
d’une chaîne de télévision à destination d’un public spécifique. Cette Main enchantée appartient à cette
catégorie, et va nous donner l’occasion de nous pencher sur l’histoire sinon
turbulente en tout cas inconstante du genre en France.
Nous
avons souvent eu l’occasion de le dire, il existe dans notre pays une forte
tradition du fantastique et de la science-fiction. En littérature, c’est évident,
un certain nombre d’auteurs français appartiennent aux fondateurs du genre, en
peinture, c’est également certain, même si la légitimité culturelle de ses
artistes est moins évidente qu’en littérature. On pourrait bien sûr évoquer la
BD et l’illustration, et alors il faudrait rendre à César ce qui lui
appartient : Lucas, Scott et bien d’autres ont rendu hommage aux aventures
publiées par Métal Hurlant, magazine français des années 70’ essentiel dans
l’histoire de la représentation du genre en
général, et en particulier sur les écrans des salles obscures. Et au cinéma
donc ? La question est plus complexe et moins évidente. La tradition
française du fantastique et de la science-fiction, de l’horror movie, pour reprendre ce terme anglo-saxon un peu
générique, semble franchement moins établie, ou tout au moins beaucoup plus
secrète. C’est que la légitimité culturelle qui est fortement attachée aux
industries culturelles de notre pays laisse de manière moins évidente
s’épanouir des formes par définition quelque peu indécente. Métal Hurlant et ses dessinateurs appartenaient
définitivement à la « sphère privée » : ils ne gagnaient que ce
qu’ils vendaient, et en l’occurrence ont fini par s’effondrer de cette
obligation de gestion commerciale qui ne semblait pas être le fort de Dionnet
et sa bande… Au contraire le cinéma en France, depuis les années 40’ appartient
à une économie régulée, et sinon financée tout au moins supportée par la
puissance publique, qui ne censure certes pas les contenus, mais tout de même
finit au moins par imprimer une certaine dignité
publique à l’art cinématographique,
qui est d’abord envisagé sous ce prisme dans notre pays, dès lors notamment
qu’on veut bien un peu le distinguer de la télévision – on se souviendra de la
dernière phrase de l’ouvrage de Malraux à ce sujet : « par ailleurs le
cinéma est une industrie ». La dignité et la légitimité du cinéma, celui
que l’on n’hésite pas à qualifier « d’art et d’essai » vaut parce qu’il n’est pas d’abord une industrie et
partant un commerce. Une fois encore, il me semble que l’appétence habituelle
du genre, qui se fonde sur quelque chose de foncièrement indigne en l’homme, l’entraîne plus ou moins nécessairement vers la
frontière assez confuse de « l’œuvre d’exploitation », presque un
oxymore en France.
C’est
néanmoins aussi là, dans ce paradoxe, que réside parfois l’intérêt principal
qu’il y a à passer une heure et demie devant telle ou telle œuvre... Ainsi en
va-t-il de cette Main enchantée,
réalisée – je n’ose pas vraiment dire mise en scène…- pour la télévision, avec
les moyens de la télévision, et probablement par ce que celle-ci, fille sinon
indigne du moins vulgaire du cinéma,
semblait l’autoriser. Il fut certes une époque, et le film de Subiela
appartient à celle-ci, où la télévision défendait encore quelque ambition
culturelle. Probablement est-ce à cette visée éducative que l’on doit les
quelques tentatives qui constituent pour la seconde moitié du XXème siècle
l’ébauche d’une tradition d’un genre « audiovisuel » à défaut d’être
strictement cinématographique en France. Michel Subiela, à l’origine de La Main enchantée, n’est pas pour rien
dans cette histoire en pointillé. Il fut le producteur d’une fameuse série, Tribunal de l’impossible, qui fit entrer
le fantastique dans les foyers français, de manière un peu analogue à
l’entreprise de Serling aux Etats-Unis avec son Twilight Zone. Ainsi put-il (un peu) marquer les esprits avec sa Bête du Gévaudan, auquel Christophe Gans
lui-même rendra hommage quarante ans plus tard en l’intégrant aux bonus du DVD
du Pacte des loups. Certes, la
postérité de cette série ne fut en aucun cas comparable à celle de Serling,
mais Subiela parvint tout de même à convaincre quelque producteur de l’ORTF –
rappelons-le, la télévision à cette époque en France, c’est la puissance
publique ! – de produire une nouvelle série, Les classiques de l’étrange à laquelle appartient La Main enchantée. Le principe en était
simple : il s’agissait de s’appuyer sur des textes du patrimoine qui
appartiennent au genre. Le projet avorta très vite. Seule La Main enchantée relève de la collection – qui n’en est donc pas
une… Deux autres titres, dont l’un adapté de Langelaan, tout de même assez peu
français, et assez peu classique !, seront toutefois mis en chantier,
avant que le genre, même à la télévision, ne connaisse en France une bien
longue ellipse… Je vous renvoie à ces sujets à quelques chroniques passées,
celle concernant Star suburb et
Stéphane Drouot par exemple, ou encore Le
navire étoile d’Alain Boudet. Et il
faudrait sans doute ajouter quelques mots alors à ce sujet de « l'exception » Doctor Who en
Angleterre, produit également pour la télévision publique depuis près de dix
ans en 1974, et réel « analogue » du Twilight zone américain...
La Main enchantée
est donc d’abord une nouvelle de Gérard de Nerval, écrivain et poète romantique
français, proche de Gautier ou Hugo. Il est une plume remarquable, comme le
romantisme en produisit tant, élégante, raffinée, drôle et mordante. Affectée
et arrogante, répondront d’aucun, mais tout de même, lire La Main enchantée reste un plaisir quant à la prodigalité de la
langue française, ses multiples registres, ses allusions et ses double-sens. Un
ensemble littéraire, dont le pur récit n’a que peu d’intérêt si on lui ôte
cette chair toute textuelle. C’est à la fois l’un des impératifs culturels du
projet des Classiques de l’étrange et
la bonne intelligence de l’œuvre de Nerval, qui a ainsi poussé Subiela à
conserver presque dans leur intégralité les dialogues du poète, en les faisant
interpréter par quelques très bons comédiens, pour la plupart issus de la
décentralisation théâtrale. Voilà une excellente idée, dont on peut toutefois
douter qu’elle est au cœur du film de Subiela, si l’on s’en tient à un certain
nombre de scènes, dont celle, interminable, qui ouvre le film, et qui traduit
quelque chose de plus volontiers cinématographique que littéraire ou théâtral.
Et c’est bien là que le bât blesse…
Car
en effet, les moyens de Subiela ne sont certes pas tout à fait ceux du cinéma.
Ni les moyens financiers, le film a toutes les apparences d’une production
fauchée qui tentent de travestir sa pauvreté par l’usage de décors historiques
« réels », les traboules lyonnaises, dont la vétusté ne peut
toutefois que renforcer l’aspect misérable du film ; ni les moyens
artistiques, tant on sent à chaque scène que le choix des angles de camera est
dicté par l’obligation de la bouger le moins possible, tant on remarque
également qu’une partie de la distribution, et notamment deux des plus jeunes
acteurs, sont d’un niveau dont la médiocrité entre manifestement en opposition
avec l’excellence des plus anciens, capables de déclamer pour la caméra du
Nerval sans jamais paraître ridicules ou abscons. Ce « choc » des
vieux routiers du théâtre et des jeunes cabotins de la télévision ne produit
cependant rien d’autre qu’un certain malaise qui ne participe certes pas à nous
rendre l’esprit badin de la nouvelle de Nerval… Si l’on pense un instant que ce
film date de 1974, on mesure soudait tout l’écart qu’il existe entre cette
tentative de production télévisuelle enkystée dans les contraintes de sa
production (sérieux culturel et misérabilisme des moyens) et la liberté qui
souffle à la même époque dans un certain cinéma américain, de son temps, de son
âge, dont, nous le verrons demain, le Phantom
of paradise de De Palma pourrait être l’un des modèles : peu de
moyens, très peu, mais une propension à s’émanciper de toute exigence de
dignité et de décence. En Europe en allait-il probablement de même à dans ces
années 70’ – et depuis longtemps serais-je tenté de dire !- par exemple en
Italie où un Pasolini avec sa Trilogie de
la vie, réalisait la même année en décor « naturel » et avec des
comédiens pour partie amateurs ses Mille
et une nuits, dont le manque de moyens était compensé par une immense
liberté formelle. Alors certes, malgré la ténacité de Subiela, ce dernier n’a
sans doute tout simplement pas le talent de De Palma ou de Pasolini, et n’est
pas non plus un solide metteur en scène de théâtre qui assumerait son passage à
l’écran, comme le fait Ariane Mnouchkine la même année avec la captation de son
1789 ou plus tard avec son formidable Molière,
film de cinéma tout imprégné de rugosité théâtrale. Ainsi se perd-on assez vite
dans des déambulations toutes télévisuelles qui tentent d’exploiter la majesté de quelque lieu de patrimoine
français – et par là nous sommes en effet à mille lieux de l’œuvre de Nerval.
Le
« carcan » culturel a donc fait son œuvre. L’obligation conjointe de
toucher le plus grand nombre et de respecter une certaine dignité culturelle
empêche Subiela de faire sienne la verve de Nerval, dont la langue est surtout
plus drôle et ambiguë que le pensum qui nous est servi par la télévision
française. Refuser la dimension séduisante, éventuellement aguichante, de la nouvelle de Nerval, c’était rater son sujet. La Main enchantée reste ainsi l’une des
occurrences de l’histoire du malentendu entre le genre et la France. Le genre
n’a besoin d’aucune autre justification que le plaisir qu’il a d’être consommé, un peu comme l’amour, qui
n’est probablement jamais aussi excitant que lorsqu’il est assez peu légitime.
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