Que
reste-t-il possible de raconter au sujet d’une telle histoire, qui remonte aux
origines de la culture écrite européenne, et qui, en ce qui concerne le cinéma,
a donné lieu à sa première adaptation moins de cinq années après la création de
cette nouvelle technologie, et dont la dernière ne date pas plus tard que de cette
année 2014 ? La Belle et la Bête,
et ses ascendants, le mythe de Psyché et Amour, aussi bien que ses descendants
– au rang desquels on pourrait presque trouver notre fameux Fantôme de
l’opéra ! – représentent le modèle de l’histoire universelle, que l’on
retrouve partout et en tout temps déclinée selon les goûts de l’époque, et selon
les publics auxquels on l’adresse. La version littéraire la plus connue en
France date de 1755 et est l’œuvre déjà de « recollection » de
l’écrivain et pédagogue des Lumières Marie-Jeanne Leprince de Beaumont. Ce
conte, puisque c’est cette forme qui au XVIIIème siècle est donnée à cette
histoire, reste un monument patrimonial
français et mondial, dont pourtant l’origine est parfois un peu oubliée. Le
film qu’en tira en 1946 Jean Cocteau, dans un paysage cinématographique
paradoxalement épris de « néo-réalisme », participa au renouveau de
l’audience de l’œuvre, qui allait inspirer l’ensemble des industries
culturelles de la seconde moitié du XXème siècle et du début du XXIème :
films, dessins animés, série télévisuelle, opéra, comédie musicale, ballet,
etc. La Belle et la Bête reste
probablement l’une des œuvres les plus « adaptées » de l’histoire des
formes modernes et contemporaines. Sans évidemment parler des références et
citations, ainsi la fameuse dernière réplique de King Kong, « c’est la
Belle qui a terrassé la Bête », que l’on retrouve dans d’innombrables
œuvres de fiction, fantastiques notamment, et éventuellement éloignées du propos
initial - que l’on pense à La Mouche
par exemple, et à son couple étrangement assorti.
Que
reste-t-il donc à dire à ce sujet ? Si l’histoire, sinon l’œuvre de Mme
Leprince de Beaumont, est connue à l’égal de La Joconde ou du Mont Saint
Michel, pour reprendre ces sommets du patrimoine déjà évoqués dans notre
première chronique du mois…, le film de Cocteau est resté, non pour celle-ci en
tant que telle, mais pour les quelques images qu’il est parvenu à inscrire à
jamais dans l’imaginaire cinématographique
de la représentation du conte. Pour le pire et pour le meilleur, serait-on
tenté de dire. Il y a sans doute quelque chose de foncièrement inquiétant dans
le film de Cocteau, qui s’est assez vite trouvé passé au tamis d’un cinéma que
l’on supposait à destination d’abord des enfants. Lorsque le dessin animé
américain, de Disney en fait, s’engouffra dans cette brèche européenne, de la représentation du
merveilleux, notre regard sur le conte au cinéma, même européen, s’est trouvé
forcément transformé. Le générique du film de Cocteau ne raconte pas
autre chose : alors que le cinéaste en personne inscrit sur un tableau
noir à la craie le nom des protagonistes du film, un carton au préalable nous a
alertés : il faut regarder ce film avec nos yeux d’enfant. Il y a dans cet
avertissement quelque chose d’assez évident, le conte et le merveilleux
semblent correspondre à une rationalité non encore établie, et il faut leur admettre
une part de fantaisie – dont par ailleurs je ne suis pas tout à fait sûr
qu’elle soit franchement enfantine, en tout cas de nos jours…-, et dans le même
temps il y a également tout de même quelque chose comme une réduction de
l’attente qui pourrait être la nôtre. La prescription qui semble désormais
celle du conte en général, et vraisemblablement cela était déjà vrai en 1755
pour Mme Leprince de Beaumont en tout cas, est celle de la
« pédagogie » : le conte, s’il nous entraîne dans un monde de
fantaisie ne semble le faire qu’en vertu – en légitimité pourrait-on presque
dire – de sa valeur d’édification morale. C’est évident dans le cas de La Belle et la Bête, le conte de Mme de
Leprince de Beaumont s’adressant de toute évidence aux jeunes filles bien nées.
Cela semble aussi le cas du film de Cocteau, qui s’adresse peut-être à ces
grands enfants enfin sortis de la longue nuit ténébreuse de la Guerre et de
l’Occupation. Toutefois il y a, il me semble, très souvent quelque chose dans
le conte, celui-ci ou un autre, qui pourrait déborder ces convenances
vertueuses, et fabriquer quelque chose comme un rapport plus ambigu au monde.
Il me semble que de tous les contes que l’on nous sert dans notre enfance,
c’est de ceux-ci que l’on se souvient le mieux. Et dans ce rapport à l’initiation, puisque c’est bien de cela
qu’il s’agit avant toute chose, c’est ce qui surprend, angoisse et excite, qui
retient le plus notre mémoire. Cette agitation des sens et du sens, qui
fonde à mon avis l’intérêt universel du conte, c’est aussi ce qui continue de
fabriquer notre intérêt d’adulte pour
ce genre qu’est le fantastique, et qui fait que l’on continue de prendre un plaisir
sinon coupable, tout au moins ambivalent, par exemple aux souffrances d’un
homme qui se transforme en mouche, ou qui rétrécissant à l’infini, ne peut plus
« aimer » sa femme comme il le souhaite. Et je crois, en dépit de ce
que je viens d’exposer quant à la manière qu’on a eu d’adresser ce conte et ses
adaptations à un public enfantin, que ce qui continue de nous émouvoir dans
l’œuvre de Cocteau tout au moins correspond bien à cette attraction collective
pour une forme de morbidité dont le caractère éventuellement licencieux n’est que
l’autre face, nécessaire, de l’édification morale.
Le
conte nous expose toujours et tout le temps le cheminement d’un héros, ou d’une
héroïne, du Royaume des vivants au Royaume des morts. C’est la traversé de
cette frontière entre deux Royaumes
qui fait le héros du conte, et qui fabrique le mobile qui permettra au récit de
se déployer. Bien sûr, ce thème de la frontière entre morts et vivants peut se
décliner et s’interpréter de toutes les façons possibles, c’est là encore la
force de l’idée simple du conte –
comme de tout récit d’ailleurs. Toutefois le conte va déployer son récit très
littéralement dans un « outre-monde » qui le plus souvent reprend le
nôtre et l’aliène, c’est-à-dire le rend étranger à lui-même, afin également de
porter sur le notre une lumière tout à coup divergente.
Nous est présenté sous une forme « convenable » tout ce qui
habituellement ne peut s’énoncer que dans la transgression de l’interdit :
la mort, la souffrance, la sexualité, l’adultère, le crime, etc. Le spectacle
admissible de tout ce qui en l’homme fait tabou, voilà ce que permet le conte.
L’on saisit bien la capacité alors du conte à fasciner autant qu’à
horrifier : ce que l’on vous montre par son entremise, est habituellement
tout ce que l’on vous cache. J’ai évidemment envie de dire, pour revenir au
cinéma, que le conte c’est bien le hors-champs, cette zone grise qui structure
ce que l’on peut voir. Il me semble
que ce qui résiste aujourd’hui dans le film de Cocteau, c’est précisément cela,
ce que l’on pourrait désigner comme périphérie
du regard, ce qui reste à la marge de l’histoire qui nous est racontée et
qui pourtant lui donne son sens secret.
La
scène d’ouverture du film de Cocteau, qui reprend assez fidèlement la
description de la famille de la Belle, d’une part ses sœurs capricieuses et
gâtées, d’autre part Belle et sa relation privilégiée avec son père, donne lieu
à une scène de comédie, dont on pourrait penser que Cocteau l’aurait presque
voulue burlesque, si sa tentative de mise en scène ne l’avait pas entraînée
vers un traitement tout à fait distinct. Les « gags », puisqu’il
s’agit tout de même de cela, tombent à plat, et si la présence de Jean Marais
en soupirant malheureux de Belle, le bien nommé Avenant, absent du roman, et
dont on sent bien qu’il permet surtout à Marais de pouvoir jouer « à
visage découvert »…, ramène le film vers une grammaire plus classique du
film d’amour, l’expérience « comique » de Cocteau ne tourne pas à
l’avantage du poète français – que l’on pense à ce que deviendront les
inévitables personnages burlesques, le plus souvent animaux anthropomorphisés,
de tous les contes portés à l’écran par Disney, et l’on mesurera tout de même
le talent « clownesque » du dessinateur américain et de ses équipes.
Ainsi, chez Cocteau, le grossissement du trait, assez typique du conte et de sa
forme littéraire très courte, ne « marche » pas vraiment. Ce qui fait
cinéma chez lui, et c’est là bien un supplément d’âme très cinématographique
par rapport à la courante sécheresse des contes à ce sujet, c’est la
fabrication d’images, de visions presque, pourrait-on dire, qui pour le coup
n’ont rien à envier à Disney ou à d’autres. Bien au contraire peut-on supposer
que Cocteau a avec ce film marqué de son empreinte de plasticien la représentation du conte au cinéma. Lui-même, dans le
journal qu’il consacra à la création de La
Belle et la Bête évoque deux peintres dont les traces hantent tout le film :
Vermeer, pour les intérieurs bourgeois de la demeure du marchand, le père de
Belle, et surtout, Gustave Doré, pour le royaume de la Bête. En effet, l’ombre
portée, si j’ose dire, de l’illustrateur alsacien, habite le film de Cocteau
dont le noir et blanc participe à évoquer le clair/obscur de ses célèbres
gravures. Le mélange tout symboliste de l’inquiétude et de la fantaisie permet
à Cocteau de fabriquer ses images les plus célèbres, les plus fondatrices même.
Alors certes, peut-être est-il difficile de regarder
encore cette œuvre avec des yeux vierges, mais néanmoins, la puissance poétique
qui se dégage du film lors de la scène par exemple de l’arrivée de Belle dans
le domaine de la Bête, qui nous semble à la fois absolument connue et dont la
(re)découverte n’abime en rien la force d’évocation, permet de faire écho à
tant d’autres images, que l’on se dit qu’il existe des formes que l’on partage
intimement sans même plus le savoir. C’est aussi cela, la force du conte.
L’image séminale du couloir et
des chandeliers "humains" qui s'allument au fur et à mesure de la
progression du père, puis de Belle dans le château de la Bête, les cariatides
vivantes qui soutiennent les cheminées, les allers et venues de la Bête qui
semble se dissoudre dans l’obscurité de l’arrière-plan, l’opulence exubérante
et baroque des costumes et des accessoires, l’usage de la musique et des
mouvement « glissants » de Belle dans le château, qui évoquent le ballet, voilà tout ce qui participe à construire plastiquement une référence
peut-être encore indépassable. Car ici, le merveilleux n’est pas seulement
féérique : quelque chose d’inquiétant habite ces espaces imaginaires. Il
est probable que la langue française de l’œuvre, ainsi que cet accent un peu
gouailleur assez typique du cinéma des années 40’, n’est pas pour rien non plus
dans la réception 70 ans plus tard quelque peu « décalée » de ce film
qui par ailleurs accuse tout de même son âge. Les faux raccords, le jeu encore
très théâtral des comédiens, et notamment des seconds rôles, les plans serrés
sur les visages frontalement éclairés, la naïveté parfois roublarde de la mise
en scène, tout cela participe d’un certain caractère suranné du film, qui n’est
toutefois pas sans poésie malgré ses longueurs. Nostalgie, quand tu nous tiens…
Néanmoins, la fin du film, qui
reprend le dénouement du conte, mais le transforme légèrement, laisse entrevoir
quelque chose d’une lecture plus moderne du récit, qui tout à coup, à l’instar
du monstre transformé brutalement en beau jeune homme, se trouve comme rajeuni, comme en phase avec ces années d’après-guerre où tous les
possibles, et notamment pour les femmes, semblent se conjuguer. Lors que Belle
est retournée visiter son père, il lui a bien semblé ne plus appartenir à aucun
des mondes, ni celui, bourgeois, de sa famille, ni celui, merveilleux, de la
Bête, ni celui des vivants, ni celui des morts. Belle est désormais entre-deux,
tiraillée entre ces mondes,
littéralement émancipée quand par le gant, apanage de la Bête qui lui a fait le
cadeau de cet objet magique, elle peut se transporter, depuis son lit !, à
sa guise dans l'un ou l’autre de ces mondes, sans plus avoir à effectuer le cheminement
habituellement nécessaire. Son autonomie se double désormais donc de la
question du choix : la voilà libre d’aimer qui elle veut, de rester ou de
partir, de suivre son seul désir et sa seule volonté, encore faut-il que
celui-ci ou celle-là se précisent un peu. D’une certaine façon si Belle est
partout chez elle, elle n’est également plus nulle part chez elle, vertige de
la liberté. Lorsqu’elle retrouve, mourante, la Bête au bord d’un lac de son
domaine, la sincérité de son amour transforme la créature en un beau Prince,
qui enfin débarrassé du sortilège qui le maintenait dans son état bestial, peut
prétendre retourner régner sur son domaine véritable. Belle, bien entendu entend
l’accompagner, et les regards qu’alors prête Josette Day à son personnage ne
laissent aucun doute sur la nature de cette union : c’est non seulement,
finalement, elle, la Belle qui a choisi la Bête, et l’a fait Prince, mais encore
cette réunion prend toute l’allure d’un accouplement.
Il ne s’agit pas pour elle simplement comme dans le conte d’apprendre à aimer son soupirant – rappelons que dans le film, le
personnage « additionnel » d’Avenant qui courtise Belle, également
interprété par Marais, disparaît à l’exact moment de l’apparition du Prince –
mais de consommer cet amour dans une
séquence d’envol embrumé dont la littéralité laisse planer une ambiguïté toute
sensuelle sur la fin du film. Les dernières paroles de Belle, lorsque le Prince
lui demande si cela la gêne qu’il ressemble à « quelqu’un qu’[elle] a
connu autrefois », résume cette équivoque attitude : « (visage
triste) Oui… (visage gai) Non ! »… Le bonheur a ses promesses que la
peur de l’inconnu quelquefois laisse attendre. Puis un jour vient le temps de s’élever. Parfois de s’envoler – un temps
tout au moins, celui suspendu sur lequel se concluent
les contes et leurs amours ! Et dans le cas de La Belle et la Bête, on peut encore affirmer que c’est bien la
Belle qui à la fin a terrassé la Bête. Mais cela nous ne le verrons pas, cela
appartient au monde invisible des chimères et des fantasmes.
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