mercredi 15 octobre 2014

15/31: La Belle et la Bête (Panna e netvor)- Madame Leprince de Beaumont (1755) par Juraj Herz (1978)


Après son coup de chapeau à ceux des fantômes du film de Chabrol il y a deux ans, mon bon camarade Van Cleef, en rupture de chroniques musicales, nous emmène sur les terres dépeuplées du film méconnu, oublié des distributeurs, des doubleurs, voire des spectateurs, et nous guide dans la belle redécouverte de la radicale beauté du cinéma de Juan Herz, avec sa version inoubliable de la Belle et la Bête. Nous en reparlons d'ailleurs demain, en clôturant  cette trilogie, à mi-parcours de notre traversée, consacrée aux adaptations du conte.

 





C'est une terre de désolation. Un monde putrescent qu'un lourd manteau de brume, seulement crevé ça et là par les formes contrefaites d'arbres morts, recouvre tel un suaire. Les formes à demi visibles, va-nu-pieds pestant et grimaçant, brigands au rictus torve, qui tentent de s'extirper du sol tourbeux pourraient aussi bien être celles des derniers survivants d'une humanité décimée. En cet hideux purgatoire, un être terrible rôde pourtant avec la plus sinistre des résolutions. Précédé du claquement sonore des sabots d'un cheval et de l'orgue sépulcral du compositeur Petr Hapka, il s'abat sur ses victimes sans qu'aucun détail de sa silhouette, qu'on imagine titanesque, ne nous soit dévoilé... Exception faite de cette serre monstrueuse, entrevue en un éclair, qui lacère jusqu'au sang la poitrine d'une paysanne hurlante.



Pour qui n'a jamais imaginé La Belle et la Bête paré d'autres oripeaux que la féérie, tantôt poétique et fragile, tantôt lumineuse et festonnée de vives couleurs, qu'ont propagée ses plus fameuses adaptations à l'écran, le choc d'une entrée en matière si mortifère risque d'être brutal ! Sans doute le spectateur innocent craindra-t-il s'être carrément trompé de film. Mais Juraj Herz, le réalisateur des convulsifs Morgiana et L'Incinérateur de Cadavres, a découvert très tôt dans sa carrière l'attraction vénéneuse des ténèbres, à laquelle le conte popularisé par mesdames Gabrielle-Suzanne de Villeneuve et (surtout) Jeanne-Marie Leprince de Beaumont lui offre, une fois encore, de succomber avec joie. L'apparence de la Bête, à cent lieues de la majesté léonine érigée en standard quasi inviolable par Cocteau (les studios Disney, la série TV avec Ron Perlman, Christophe Gans plus récemment, s'y sont conformés sans un soupir de protestation), est indéniablement l'une des tentatives cinématographiques les plus probantes de restituer au personnage toute l'horreur de ses origines littéraires. N'est-il pas décrit, fût-ce en termes succincts, comme une chose colossale et lourde, trainant sa masse dans un inquiétant bruit d'écailles ? A l'arrivée, la Bête revue par Herz n'a, certes, rien d'ophidien. Il n'empêche, les hardes pourrissantes dont elle est accoutrée, ses redoutables pattes griffues et, pire, l'énorme tête d'oiseau de proie oscillant sur ses épaules tel un astre grotesque, font d'elle une créature de cauchemar. C'est d'ailleurs une authentique épouvante, et non la compassion, que sa révélation longtemps différée suscitera chez la Belle (prénommée pour l'occasion Julie). Glacée d'effroi, oubliant les doux sentiments qu'elle avait senti palpiter dans son coeur, elle se précipitera loin de son horrible soupirant, arrachant à ce dernier un affreux cri de détresse.



"La vraie beauté est celle du coeur" : voici, peu ou prou, ce à quoi l'on a le fâcheux réflexe de réduire la substantifique moelle de La Belle et la Bête. Ce n'est pas nouveau, et il n'y a guère de chance qu'un regard aussi balisé se nuance dans un proche avenir des multiples grilles de lecture auquel le conte, pourtant, invite sans ambages. L'éveil à la sensualité d'une jeune fille est l'une d'entre elles, tout un attirail symbolique se substituant avantageusement à un érotisme explicite que le "délit de sale gueule" de la Bête aurait plutôt tendance à décourager. Devant la caméra de Juraj Herz (on relèvera qu'ici, le cinéaste à mis un vrai frein au grand angle déformant, un tantinet nauséeux, dont il a souvent fait un emploi vorace), Julie devient rien moins que l'ultime flamme blanche capable de sauver des miasmes de la corruption un monde agonisant. Point de château aux mille et une magnificences, nul trône serti d'or et de pierreries où le prince maudit siègerait orgueilleusement, mais des ruines lépreuses environnées d'un infect magma. D'aucuns se plairont sans doute à voir la Belle, tout de blanc vêtue au milieu de ces tristes reliefs qu'elle explore d'un pas leste, comme l'incarnation même de la pureté, virginale et absolue. Pour la Bête, qui la dévore du regard du fin fond des ténèbres où elle demeure tapie, elle représente bien davantage : le sang qui coule dans ses veines, son corps élancé et vigoureux, marquent l'irruption de la vie au coeur d'un no man's land où, jamais, elle n'aurait dû s'épanouir de nouveau. Une vie que le monstre, rongé par la solitude, torturé par des souvenirs qu'il n'a pas réussi à oblitérer totalement, brûle d'étreindre avec fougue.

Le trouble de la jeune fille, néanmoins, reste d'ordre foncièrement romantique et charnel. Ses étranges conciliabules avec son hôte invisible, dont la voix profonde l'intimide un peu en même temps qu'elle fait courir un délicieux frisson le long de son échine, s'en reviennent la nuit tombée hanter ses rêves, les peuplant de visions cristallines où elle s'abandonne tout entière aux baisers du Prince Charmant. La Bête, elle, est en proie à de plus sauvages pulsions. Dans son cerveau douloureux, la concupiscence est indissociable du désir de déchiqueter les chairs et de s'abreuver à des fontaines sanglantes. A la lecture des romans fondateurs, qui n'accordent pas une importance démesurée à des phases de description maniaques, il n'est pas difficile d'oublier que le ravisseur de la Belle, qui lui tient des propos d'une onctueuse urbanité, est une repoussante créature habitée par des instincts féroces. A contrario, chez Juraj Herz, la Bête n'a pas grand-chose d'un galant discipliné qui ferait sa demande en mariage dans le plus strict respect des formes et essuierait stoïquement un refus. L'ardeur d'Eros et la brutalité écarlate de Thanatos s'entrechoquent au sein d'un même esprit, idée tout juste ébauchée dans d'autres adaptations filmées du mythe, mais que le récit, cette fois, accule dans ses derniers retranchements. Folie ? Incoercible schizophrénie ? On le croirait volontiers face à la pantomime désespérée de la Bête, qui arpente les boyaux délabrés de son royaume dans le grand bruissement de sa cape (le Phantom of the Paradise de De Palma, sorti dans les salles quelques années auparavant, rôde tout proche), gémissant, criant, dardant ses yeux partout et nulle part. Mais dans le même temps, la mise en scène multiplie les artifices, vue subjective, focales agressives, chuchotis narquois dont on ne peut déceler l'origine, afin de suggérer une présence, quelqu'un ou quelque chose qui épierait la Bête tout comme celle-ci ne peut s'empêcher d'espionner les faits et geste de Julie. Le "miracle de l'amour" n'est qu'élucubrations insanes pour cet Autre. Et lorsque finit par se produire le premier contact physique avec la Belle, il se désole de la transformation subite des puissantes pattes de la Bête en mains d'homme ordinaire, qui ne permettront plus à leur propriétaire de terroriser les importuns ni d'égorger le gibier vital à sa survie.



S'il existe une adaptation pour l'écran où le personnage apparaitrait sous un jour plus misérable et pathétique, votre humble serviteur n'en a jamais eu connaissance. De la part de Juraj Herz, le rejeton terrible et mal élevé du cinéma tchèque, que même les jeunes Turcs de la Nouvelle Vague avaient refusé d'adouber au cours des années 60, on n'attendait pas moins. Il y a de quoi s'interroger ipso facto sur les angles soigneusement arrondis d'une dernière scène pour le moins expéditive, qui se contente assez paresseusement de donner corps aux songes édéniques de la Belle. Les imaginations vagabondes s'enhardiront peut-être à songer aux gerbes d'étincelles qu'aurait pu faire fuser le réalisateur s'il avait apposé le point final un peu plus loin, lors du troisième acte exclusif au livre de madame de Villeneuve et traditionnellement dédaigné par les diverses transpositions du conte. Avec son humour noir et corrosif, son goût très sûr pour un genre de fantaisie grotesque et la méfiance envers toute forme d'autorité qu'ont enracinée en lui les soubresauts politiques et idéologiques de son pays, Herz aurait à coup sûr créé un tumulte mémorable à la Cour royale, où un ultime coup de théâtre lève le voile sur les origines véritables de la Belle. Mais ç'eût été mettre le film en péril que de l'arracher soudain à son unique décor pétrifié, puis de jeter ses amants magnifiques en pâture à une foule costumée. Le ténébreux huit-clos dans lequel Herz tient ces derniers claquemurés n'aurait pu survivre, n'en doutons pas, à l'irruption impromptu du monde extérieur. Les serviteurs de la Bête se réduisent à un vilain faciès de gobelin entraperçu fugitivement, les frères et soeurs de la Belle ne sont que prétexte à de timides pointes d'humour, et même la fonction du père s'arrête à introduire un récit qui, dans son mélange stupéfiant entre pulsations morbides et naïveté héritée des plus chatoyants contes de fées, n'existe que par et pour son sublime duo d'outcasts. Leur étendard jadis porté haut par Todd Browning, aujourd'hui blottis dans le giron de Guillermo Del Toro, les rêveurs vilipendés, les inadaptés au monde et les monstres avaient trouvé grâce à Herz un manifeste d'une insondable poésie.

La belle et la Bête- Madame Leprince de Beaumont- 1757
Panna e Netvor- Juraj Herz- Tchècoslovaquie-1978

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