mercredi 23 octobre 2013

Tragi-comique, toujours…



The time machine (La machine à explorer le temps), George Pal, 1960, USA



Une fois encore aujourd’hui, nous nous intéresserons à l’adaptation pour le cinéma d’une œuvre littéraire. Et quelle œuvre ! La machine à explorer le temps de l’immense H.G. Wells peut être considérée comme l’un des ouvrages fondateurs du genre de la Science-fiction, non seulement pour cette sous-catégorie dite du voyage dans le temps, en fait l’essence même de la science-fiction, mais aussi pour les autres grands « topos » du genre : la dystopie bien entendu, même si l’Orwell de 1984 critiquera sévèrement la candeur du jeune Wells, la fiction spéculative, la hard-science, le post-apocalyptique, les mutants, voire le steampunk, si l’on admet que c’est là une trouvaille quelque peu rétrospective, mais qui dit bien l’emprise de cet auteur – et de quelques autres dont évidement le français Jules Verne – sur la postérité du genre. La machine à explorer le temps, c’est aussi tout simplement un formidable roman d’aventure, assez typique d’une époque où la littérature est encore le médium dominant pour « faire rêver », parfois jusqu’au cauchemar, les amateurs d’un divertissement qui ne rechigne pourtant pas à la réflexion. La Science-fiction parviendra d’ailleurs difficilement à trouver toute sa maturité lorsqu’elle passera des lignes romanesques aux cases des comics ou aux écrans de cinéma, tant cette dimension substantiellement intellectuelle demeure d’abord littéraire. Wells toutefois fera partie de ces auteurs qui n’oublieront pas que le genre doit d’abord nous faire voyager, et nous offrir l’aventure inséparable d’un tel voyage, et l’on peut considérer de ce point de vue que La machine à explorer le temps constitue comme l’acte de naissance officiel du genre dans sa version contemporaine, forcément destinée à trouver son achèvement dans le cinéma alors naissant.
            En effet, beaucoup plus qu’un Jules Verne, dont les adaptations les plus courantes au cinéma concernent des œuvres qui ne sont pas strictement de science-fiction, et l’on pense principalement à ses Voyages extraordinaires, qu’ils se déroulent autour du monde en 80 jours, au centre de la terre ou 20.000 lieues sous les mers, les romans de Wells adaptés très tôt pour le cinéma ont institué les canons du genre. L’île du Docteur Moreau, L’homme invisible, La Guerre des mondes, Les premiers hommes dans la lune, La Vie future, etc. Certains sont hyper-célèbres, maintes fois portés à l’écran à des époques différentes, d’autres sont plus confidentiels, mais tous n’en ont pas moins contribués à la fabrication de ce qui continue de faire l’essence de la science-fiction, si ce n’est même ses « visions » les plus célèbres. Je n’entre pas ici dans le détail, la simple énumération des titres ci-dessus démontre à elle-seule ce que l’on doit à H.G. Wells.
            Le positionnement de l’homme quant au progrès de son temps, et à son histoire tourmentée – Wells, né en 1866 est mort en 1946, a traversé à la fin de sa vie cette période « catastrophique » pour l’Histoire humaine que fut la première moitié du XXème siècle – est aussi révélatrice de ce qu’est l’ambiguïté, ou peut-être l’équivocité, du genre, inséparable de son caractère strictement positiviste. La science-fiction est un genre du XXème siècle en ce qu’il ne croit plus d’une manière aveugle à la notion de progrès. Un peu à la manière de la Fantasy que nous évoquions l’an passé, la Science-fiction est un genre qui pressent la catastrophe du siècle. Plus la civilisation progresse, plus son ombre portée de barbarie s’allonge. L’écrit testimonial de Wells, le bien nommé L’esprit au bout du rouleau, le confirme : « L'espèce humaine est en fin de course. L'esprit n'est plus capable de s'adapter assez vite à des conditions qui changent plus rapidement que jamais. Nous sommes en retard de cent ans sur nos inventions. Cet écart ne fera que croître. Le Maître de la Création n'est plus en harmonie avec son milieu. Ainsi le monde humain n'est pas seulement en faillite, il est liquidé, il ne laissera rien derrière lui. Tenter de décrire une fois encore la Forme des choses à venir serait vain, il n'y a plus de choses à venir. » Cette profonde mélancolie de la Science-fiction, c’est là l’apport essentiel d’un auteur que le tournant du siècle ne ménagea pas.
            Que reste-t-il de cette déception spéculative dans le film de George Pal ? Nous l’avons dit à plusieurs reprises ce mois-ci, les meilleures adaptations sont aussi souvent de franches trahisons. D’ailleurs, l’on devrait plutôt parler d’infidélité que de trahison, pour exprimer non un reniement de l’œuvre d’origine, mais seulement la nécessaire distance prise avec un matériau qu’il s’agit de métamorphoser pour retrouver quelque chose d’analogue, un peu à l’image d’un écart qui permettrait de regarder sous un jour nouveau l’objet aimé initial. Ce point de vue décalé sur l’œuvre, Pal va l’assumer complètement en intégrant précisément les affres du siècle à venir pour Wells, et largement passé pour lui. Nous sommes en 1960, quinze seulement après la fin de la Seconde guerre mondiale, et en pleine Guerre froide. Duncan, scénariste du film, et lui-même auteur de Science-fiction, va habilement mêler le point de vue de Wells, l’écrivain, en l’occurrence identifié au fameux « Voyageur » du roman, aux évènements et spéculation propres au mitan du siècle. Cette forme de rétro-futur, Pal va s’en emparer avec toute son inventivité visuelle, et un humour que n’aurait pas renié Wells. Ainsi le film se décompose très clairement en deux parties : dans un premier temps, un peu moins de la moitié du film, nous accompagnons le Voyageur à travers ses premiers sauts dans le temps. D’abord de puce, ceux-ci se font plus hardis, et nous font traverser un futur que l’on connaît déjà, et dont l’intérêt réside dans la façon qu’aurait un homme de science de la fin du XIXème siècle de l’appréhender. Bien entendu, l’un de ces bonds dans l’avenir nous mène un peu au-delà de l’année 1960, et décrit un avenir très proche plus catastrophique encore que son passé relatif. Cette calamité de la guerre nucléaire, puisque c’est de cela qu’il s’agit, provoque la fuite du Voyageur dans un avenir cette fois très lointain. Nous retrouvons là, alors que s’ouvre la seconde partie du film, la narration propre au roman de Wells, avec la découverte de cette humanité divisée en deux « races », les Elois et les Morlocks, dont la première sert littéralement de « garde-manger » à la seconde. Les considérations sociales, pour ne pas dire socialistes, de Wells, sont certes moins présentes dans ce film américain, mais toutefois pas totalement absente, même si la barbarie des Morlocks est moins associée aux ravages du capitalisme qu’à une forme de totalitarisme aveugle, commun aux différents régimes assassins du XXème siècle.
            Un petit mot sur George Pal. Réfugié hongrois aux Etats-Unis dès 1939, ce cinéaste déjà connu en Europe avant sa fuite vers le Nouveau Monde, est d’abord un animateur hors pair. Sa technique de capture image par image d’objets en volume, qu’il modifie plan par plan pour obtenir des mouvements d’une grande fluidité, lui ont valu de nombreuses récompenses prestigieuses dans le monde de l’animation, et le cinéma de genre, à l’instar d’un Ray Harryhausen lui doit sans doute quelques-unes de ses plus belles « hallucinations ». C’était probablement aussi une belle idée que de confier l’adaptation de cette histoire où l’on déroule le temps à la vitesse qui nous convient à un animateur dont c’est le métier même que de fabriquer cette illusion du temps qui passe. Et d’ailleurs, la poésie inhérente à l’animation image par image vient contaminer l’argument même du film durant toute la première partie de La Machine à explorer le temps, avec une élégance et un humour qui traduisent bien l’enthousiasme du personnage principal. Car il s’agit d’abord de voir le temps s’écouler comme on ne le voit pas habituellement, et il y a dans cette proposition de Pal quelque chose de profondément cinématographique.
            Ainsi les fleurs, puis les jours, puis les saisons éclosent à grande vitesse, dans une longue séquence au premier quart du film, qui reste comme l’apport essentiel du cinéaste à l’œuvre de Wells. Cette transformation d’une idée littéraire en matériau cinématographique à l’incontestable cinégénie participe de la poésie profonde du film. Pour le reste, nous sommes certes plus dans un film d’aventure que de science-fiction, la seconde partie nous décrivant la bluette entre le Voyageur et une jolie Eloi, Weena, incarnée par la très jeune Yvette Mimieux, promise aux griffes de Morlocks monstrueux et sanguinaires. Le discours se transforme assez vite en diatribe messianique, le Voyageur incarnant un nouveau Moïse chargé de mener les Eloi hors de l’esclavage abject de leurs oppresseurs. Lorsque l’un de ces pacifiques garçons retrouve le goût de la révolte et du combat – il permet au Voyageur par un simple coup de poing d’échapper à un assaillant Morlock – tout est dit : si l’inquiétude de Wells résidait dans la différenciation sociale qui ne manquerait pas, pensait-il, d’aboutir selon un schéma vulgairement darwinien à la différenciation de races, la « maudite » et productive prenant sa revanche sur l’oisive et dominante, le message américain des années 60 est d’un tout autre registre : contre l’oppression, la violence est légitime. La guerre, si elle provoque le désastre du genre humain, est aussi ce qui caractérise l’homme, cet animal de la « catastrophe ». L’équivocité évoquée plus haut n’est toutefois pas absente de ce message au fond belliciste : si Wells s’en prenait assez nettement au capitalisme sauvage de la fin du XIXème siècle, il me semble qu’il existe un sous-texte dans le film de Pal assez anticolonialiste. Le Voyageur, dont la voix off nous traduit durant son voyage ses impressions, décrit les Elois à l’égal des indigènes de Bali, en Indonésie, à son époque, et leur accorde de la même façon, le droit à la liberté pleine et entière, même si celle-ci doit se conquérir avant tout.
            Dans sa dernière partie, lorsque les Morlocks enlèvent au Voyageur d’abord sa machine, puis sa protégée, le film prend une tournure différente, plus proche dans le traitement, du film d’horreur. La descente dans le monde souterrain et industrieux des Morlocks – très beau travail de son – jusqu’à la révélation de leur abomination, le cannibalisme, par un zoom très « épouvantable » fonctionne sur la représentation de peurs viscérales : l’obscurité, la terreur d’être dévoré. En quittant la lumière, celle qui irradie aussi de ces enfants blonds que sont les Elois, le Voyageur bascule dans un monde qui est l’ombre de l’utopique jardin d’Eden de la surface. Voilà une image bien littérale de ce qu’est cette Science-fiction qui finit par flirter avec la Fantasy, pour exprimer l’angoisse sourde de cet animal sachant, sinon savant, qu’est l’homme.
            Lorsque dans l’épilogue, le Voyageur, de retour mais presque aussitôt à nouveau sur le départ, explique à son ami Filby qu’il ne peut laisser Weena seule dans ce monde de cauchemars, qui est pourtant le nôtre, celui-ci lui répond au sujet de sa machine par une phrase qui concentre toute l’ambiguïté de la Science-fiction dans ce qu’elle a de foncièrement « horrifique », et que nous avons déjà pu croiser dans le Frankenstein de Whale : « Détruisez-la avant qu’elle ne vous détruise. » Ainsi la morale de l’histoire est bien celle de ce darwinisme généralisé qui veut que l’on tue si l’on ne veut pas être tué. Une histoire de prédation, celle de l’Humanité, Wells l’avait supposé, le XXème siècle l’a confirmé…
            Le recours à la Connaissance n’est que de peu d’utilité dans une telle entreprise. La scène où les livres tombent en poussières le dit tout autant que le fait que nous ne connaîtrons pas les trois ouvrages qu’a emporté le Voyageur avec lui lors de son second et définitif transfert. Peut-être n’avons-nous qu’à les imaginer, dans cet espace du hors-champ propre à l’avenir. L’ami du Voyageur, Filby, dans le regard duquel nous achevons le film, refait avec nous le tout petit voyage « physique » de la machine depuis le jardin jusqu’au laboratoire. Le grand voyage, nous ne le ferons finalement pas, et c’est avec un adieu incertain aussi léger que grave que ce termine ce récit, un adieu digne d’un film au désespoir héroïque et néanmoins enthousiaste. Paradoxal. Quoi de plus normal pour un film de voyages dans le temps ?

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