vendredi 11 octobre 2013

Je suis mort




Jacob's ladder (L’Echelle de Jacob), Adrian Lyne, 1990, USA



Off line, nous avons eu avec le Chef de gare quelques échanges au sujet de ma chronique sur Hellraiser, par moi un peu vite considéré au goût du Chef comme un film sinon maladroit tout au moins imparfait… Je le répète donc, à l’occasion de ma chronique suivante, Hellraiser est un très bon film de genre, en ce qu’il pose aussi la question du fétichisme du genre chez ses amateurs. Et se souvenir qu’il a été réalisé la même année que l’Innerspace présenté hier, permet de remettre un peu de perspective dans mes propos. S’il semblait que j’émettais une critique à l’égard de ce film, elle portait d’abord sur la question cruciale du point de vue du cinéaste dès lors qu’il s’agit – tout de même !- de secouer un peu son spectateur, et éventuellement de l’effrayer. Les ressorts du genre passent aussi par ce rapport paradoxal entre le spectateur et l’œuvre, et à ce titre, je dois bien avouer qu’Hellraiser ne m’a jamais inquiété… Peut-être simplement aussi une question de goût.
            Le film qui va nous intéresser aujourd’hui n’est pas tout à fait étranger à ces précisions, et comme j’en suis pour ma part à ma cinquième chronique du mois, va me permettre de faire retour sur les quelques films déjà examinés, et les thèmes déjà abordés : la « discordance » du quotidien, le bestiaire fantastique, les questions du « twist » final ou du point de vue. Jacob’s ladder, s’il n’a pas le statut de film culte d’un Hellraiser ou de chef d’œuvre d’un Dark water, se situe pourtant comme au beau milieu du spectre du genre dessiné par les deux films précités, et est sans doute plus important qu'il n'y parait
            Un mot sur Adrian Lyne, son metteur en scène. Britannique, à l’instar de Barker mais aussi de Ridley ou Alan Parker, Lyne appartient à cette génération de cinéastes issus du Vieux continent à la sensibilité toute européenne, qui vont nourrir une certaine vision du genre dans le cinéma hollywoodien. Tous sont considérés comme des cinéastes sophistiqués, éventuellement maniérés, qui sont représentatifs d’un certain virage de la grammaire cinématographique qui s’imprègne de plus en plus des codes visuels et narratifs de la télévision et du clip vidéo alors en plein essor. Il est vrai que tous ces cinéastes sont des formalistes, qui cherchent dans l’innovation plastique une nouvelle manière de raconter des histoires au fond assez traditionnelles. Concernant Lyne, on peut ajouter qu’il est plutôt considéré – à raison…- comme un cinéaste très mineur, voire médiocre, dont toutefois les succès au box office de quelques œuvres le plus souvent très « marketées » lui ont donné une légitimité américaine. Il a, à l’instar de Parker auquel il est très souvent comparé, commencé par un cinéma vaguement musical, Flashdance, pour continuer avec des œuvres vaguement érotiques, dont le très fameux 9 neuf semaine 1/2, qui ne trouvera décidément pas sa place dans ces colonnes, même lors de nos samedis chiffrés… Un cinéaste vague donc, dont le goût pour la gente féminine a construit une filmographie franchement très peu subversive, et très largement racoleuse à défaut d’être provocante, avec des films comme Liaison fatale ou le catastrophique remake de Lolita. Et pourtant, il faut l’admettre, Jacob’s ladder, l’un de ses rares échecs commerciaux, est un film rigoureux et franchement touchant, loin du clinquant habituel chez lui. Une œuvre dont la grammaire serait à mi chemin de Hellraiser et Dark water, entre horreur viscéral et drame personnel, entre épouvante des Enfers et disparition tragique d’un enfant. Certes, le sous-texte religieux présent dès le titre du film correspond à une vraie tradition américaine du Fantastique, mais d’autres motifs, comme la paranoïa, l’un de ces grands pourvoyeurs de cinéma fantastique, est ici traitée avec une justesse qui n’a rien d’idéologique et sert d’abord un récit et une mise en scène qui nous présente la souffrance d’un homme. Ces motifs religieux et paranoïaques, pour boucler la boucle avec cette génération d’anglais hollywoodien, sera également celui du Angel Heart de Parker, très souvent comparé à ce Jacob’s ladder, pour sa fin notamment. Nous y reviendrons.
            Jacob’s ladder correspond aussi à une époque d'un autre grand genre du cinéma hollywoodien, le film de guerre. Nous sommes au début des années 90 et depuis quelques temps déjà, la guerre du Vietnam a envahi les écrans américains : Platoon, Full metal jacket (encore Kubrick !), Hamburger Hill ou Good Morning Vietnam, tous sortis entre 1986 et 1987, pour ne citer que ceux-là. La floraison importante de films consacrés au conflit vietnamien s’explique peut-être par l’émergence de la génération montante à Hollywood, qui a désormais l’âge de prendre les commandes du système de production cinématographique américain, et qui, 15 ans plus tôt, avait l'âge des GIs partis combattre un ennemi invisible et mystérieux. C’est qu’il y a aussi un fantôme littéral dans l'histoire récente américaine, qui à la manière d’un poltergeist, revient frapper à la porte. Toutefois, toute une imagerie déjà existe de la guerre du Vietnam, à travers l’importante iconographie qu’a produite cette guerre, par la photographie, le film documentaire, mais aussi par quelques illustres films précurseurs, comme Apocalypse now ou Voyage au bout de l’enfer. L’ouverture de Jacob’s ladder, avec son ballet d’hélicoptères sur soleil couchant participe d’une esthétisation de cet épisode lamentable de l’histoire américaine, pour l’expier et enfin en faire quelque chose, quitte à « réviser » l’histoire. Lyne, en habile faiseur, reprend les quelques motifs obligés du genre pour présenter ses personnages : jungle, camp de base, joints de marijuana, blagues viriles entre soldats jeunes et enthousiastes, rires énergiques… Et pourtant c'est comme s'il manquait une image à tout cela - pour reprendre le titre du magnifique film de Rithy Pahn sur le Cambodge des khmers rouges. C’est que la guerre fait son irruption dans ce tableau éculé de la camaraderie militaire. La panique qui envahit le camp américain est filmée comme un crescendo, sans l’habituelle musique qui annonce la bataille. D’ailleurs de bataille, il n’est point question : les soldats sont sous le feu d’un ennemi invisible contre lequel il est proprement impossible de répliquer. La fuite ou au contraire la prostration semblent les seules attitudes possibles sous ce déluge de feu dont l’épouvante toute réelle ne nous est pas épargnée.
            Lorsque le film bascule brutalement, à la suite de la blessure au ventre que reçoit le personnage principal Jacob Singer, dans le métro new-yorkais quelques années plus tard, Lyne nous refait le coup du « et si tout ceci n’était qu’un rêve », celui de cet homme, en rupture familiale voire sociale, qui apparait plus dans cette scène de métro nocturne comme un hobo sans attache que comme l’ex-agrégé de philo qu’il est pourtant. Tim Robbins apporte toute sa massive présence et sa fragilité pouponne à ce personnage digne d’une créature solide et pourtant abîmée – si ça vous rappelle quelque chose... Jacob Singer balance d’une vie à l’autre, ne sait plus très bien à laquelle se raccrocher, ne sait même plus très bien laquelle il vit. Le fait que Lyne filme en permanence du point de vue de Singer participe de la très forte identification du spectateur avec ce personnage troublé, hanté, à la sensibilité très éloignée du mâle américain. Lorsqu’il se réveille en sursaut dans ce sinistre métro new-yorkais, son regard est d’abord attiré par une affiche publicitaire pour un produit dont nous ne saisirons que quatre lettres : HELL, l’enfer, celui qu’il vient de quitter, peut-être, ou plus probablement celui qu’il a intégré depuis son retour au pays. C’est que si Jacob Singer est un homme brisé par la guerre, il l’est plus encore par la mort de l’un de ses enfants, le jeune Gabe. Ainsi le fantastique qui s’insinue dans ces rames de métro avec la vision fugitive d’un tentacule sous les guenilles d’un clochard assoupi sur son banc, ou encore avec l’apparition éphémère d’une rame qui semble bien être d’un train fantôme, a son pendant dans les photos en noir et blanc d’une vie révolue, d’avant la guerre, d’avant la mort, où le père et le fils marchaient encore main dans la main. Jacob, s’il est effrayé par ses visions nocturnes, est plus encore bouleversé par ces images qu’il « ne pensait pas voir aujourd’hui. » Cette douleur d’un homme en rupture avec sa propre vie, et qui habite cette douleur de visions de cauchemar, situe le film de Lyne à l’exacte jonction de Dark water et Hellraiser. Mais cette fois, nous ne sommes ni dans les yeux du vivant, ni dans ceux du mort, qu’il soit fantôme ou démon, mais bien dans ceux d’un personnage pour lequel se brouille l’opposition entre le monde des morts et celui des vivants.
            Lyne ne semble pas s’appesantir sur l’éventuel suspens autour de l’état véritable de Jacob Singer. Certes, le fait d’être « dans sa tête » participe d’une forme de confusion que l’on peut associer à du suspens, mais très vite, le mystère est éventé : sa nouvelle compagne, Jézabel, porte un nom d’ange, son chiropracteur – très beau personnage qui raconte la confusion du corps et de l’esprit – Louis est lui-même qualifié par Jacob d’ange, lorsque lors d’une soirée une femme lui lit les lignes de la main, sa conclusion est sans appel : « tu es déjà mort », etc. Tout le film regorge de ces indices sur lesquels Lyne ne s’attarde pas, mais qui font sens, peut-être plus encore pour un spectateur de 2013 qui connaît la postérité de ce genre de récit ouvert précisément avec un film comme Jacob’s ladder. S’il n’est peut-être pas mort, Jacob est prisonnier de ses cauchemars, Gabe est mort, et même si l’instant d’un rêve dans le rêve, il s’imagine de retour dans le paradis du cocon familial, très simplement filmé, et néanmoins très touchant par cette simplicité, son réveil est inévitable au cœur du cauchemar qui est le sien : une voiture conduite par de mystérieux hommes masqués tente de l’écraser, comme elle l’a fait de son psychiatre, dont toute l’existence semble d’ailleurs s’être depuis volatilisée. Les visions d’horreur s’amplifient. C’est la protubérance sur le crâne de l’infirmière qui le maltraite alors qu’il cherche à voir son médecin, c’est encore un crâne, de mouton cette-fois, qui voisine avec les bières dans le frigo d’une soirée dansante, ce sont les éclairages stroboscopiques qui éclipsent la réalité, les corbeaux voletant dans des lieux clos où ils n’ont rien à faire, les visages grimaçants, les têtes qui s’agitent en tous sens. Autant d’images et de signes qui depuis ce film ont envahi tous les films fantastiques où quelque chose se dérègle.
            Lorsqu’à mi-parcours du récit, Lyne oriente son récit vers le motif de la paranoïa, nous autres spectateurs tentons toutefois de nous raccrocher à cette rationalité courante dans le cinéma fantastique : tout a une explication, même l’inexplicable. Le lien avec le Vietnam est enfin dressé : l’herbe qu’on leur a fait fumer est peut-être la raison de leurs visions d’horreur. La théorie du complot n’est plus très loin. Si l’avocat qui avait accepté de suivre leur affaire rompt avec eux, c’est bien qu’ils ne sont pas fous, contrairement à ce que tout le monde pense, mais qu’ils ont raison. Cet inversement des valeurs de la vérité et du délire est ce qui fonde la paranoïa. Tout évènement devient explication, et Lyne joue de ce retour irrationnel à la raison pour rassurer le spectateur. Ce cauchemar a un sens, et Jacob est sur le point de le comprendre – et nous avec. Et pourtant, la scène d’horreur dantesque qui suit l’enlèvement de Jacob par des sbires qui pourraient être de la CIA, vient contredire cette explication par la paranoïa. Si Jacob avait lors d’une première crise demandé à son réveil à Jezabel s’il était mort, cette fois c’est un médecin, véritable incarnation du savant fou qui lui déclare qu’il est mort, « vous avez été tué ». Dans ces lieux abandonnées, puis franchement horrifique, à l’image d’un hôpital psychiatrique insalubre des années cinquante, toute une imagerie effroyable se déploie, des corps suppliciés jouxtent des membres ensanglantés éparpillés sur le carrelage sale, des rictus démoniaques répondent à des regards vides ou inexistants. Lyne dépeint là un délire psychotique des plus terribles, et si nous sommes alors dans l’esprit malade de Jacob, la folie ne fait plus aucun doute.
            La conclusion du film résout paradoxalement les deux alternatives de son récit : la paranoïa était bien justifiée, Jacob ayant été l’objet d’une expérience de « substance mort » qui colle parfaitement à la théorie du complot propre à la psyché américaine, dans le même temps qu’il est mort effectivement, des suites des blessures infligées par un camarade américain lors de cette attaque surprise au Vietnam. L’histoire de Jacob’s ladder semble donc se résoudre par un double Deux ex machina, qui relève du fameux « twist » propre à un certain cinéma fantastique, dont l’image exactement inverse sera reprise dans Angel Heart, que nous avons déjà évoqué : lors qu’Angel descend en enfer à la fin du film de Parker, Jacob monte au paradis dans celui de Lyne, accompagné de son fils déjà trépassé. La paix à laquelle parvient le personnage après avoir passé un temps devant la « nature morte » de son ancien appartement – très belle photographie du film - se matérialise dans cette ascension toute religieuse. Ce twist ne m’apparaît cependant pas tant comme la conclusion morale et religieuse d’une histoire tourmentée telle qu’elle se développera à l’extrême avec des cinéastes comme Shyamalan ou Proyas, mais beaucoup plus comme la tentative de conclure sur une note à la fois désespérée et tragique : Jacob a « raté » sa vie, malgré lui, parce qu’il fut l’objet de pouvoirs qui le dépassaient. Mais il peut réussir sa mort. Cette échelle qu’il gravit et que nous aurons tous à grimper un jour, c’est celle du deuil de notre propre vie, et de l’acceptation de notre propre mort. Cette fin élégiaque ne m’apparaît pas comme une pirouette mais bien comme la conclusion d’un film de genre dont l’humanité me touche plus que les exaltations de démons sortis de l’Enfer...

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