mardi 15 octobre 2013

Maison des mille morts.





Martyrs, Pascal Laugier, France, 2008



" Qu'as-tu fait de ta douleur ? ", c'est la question que nous posent les images de Martyrs, de la première, terrible, à la dernière, qui n'en est pas une: les mots d'une définition dont le dernier à s'éteindre à l'écran est "témoin".

Lorsqu'il tourne Martyrs, Pascal Laugier est un cinéaste brisé. Son premier film, Saint-Ange, un investissement important, n'a pas remporté le succès escompté. Il redoute que ce second film-une proposition aussi providentielle qu'inespéré de la cellule de production Eskwad- soit son dernier.  C'est donc d'une douleur toute personnelle, d'un mal être profond que vient Martyrs, qui n'a rien d'un geste poseur et calculé, mais tout d'un cri viscéral.

Un cri qui ouvre le film, avant même la moindre image. Celui d'une petite fille, rasée, couverte de bleus, bouleversée, traumatisée, haletante, qui ne peut que fuir en gémissant de douleur, précédé par le travelling arrière de la caméra. Un plan (au double sens du terme, cinématographique, et presque topographique) qui contient déjà tout le film: comment, d'abord, ne pas éprouver une empathie immédiate et douloureuse pour cette victime, et que penser de la position dans laquelle nous sommes presque forcés de nous mettre, puisque tout autre point de vue est impossible: Quel spectateur  pourrait bien vouloir être le bourreau de cette petite fille ?

Être auprès de la douleur de la victime, d'abord. Malgré quelques pièges théoriques qu'il se tend lui même (la référence à Bataille...), Pascal Laugier ne construit pas un essai sur le statut des images, encore moins, évidemment, une réflexion sur ce que nous aurions à penser de l'expérience de véritables martyrs. Si Martyrs est un film extrêmement figuré, c'est un film qui cherche la sur-figuration plutôt qu'une illustration de la transfiguration. Figuration excessive, extrême, évoquant une certaine peinture religieuse - on pense à Grunewald- aussi bien que celle plus moderne de Bacon ou Velickovic. C'est dans cette perspective, celle d'une oeuvre plastique fabriquée comme on peint un tableau qu'il est le plus aisé de recevoir Martyrs. Des tableaux doloristes, mais dont le modèle lui-même serait sur la toile, ce que permet de faire, littéralement, le cinéma.

Car tout le projet du film repose sur l'incarnation acceptée et voulue par tous les comédiens, en tête desquels les actrices des deux rôles principaux, Morjana Alaoui et Mylène Jampanoï. Avec elle, Laugier détache Martyrs de son existence cinématographique pour aller vers un travail presque scénique- tout à fait consciemment: le cinéaste tourne le plus possible sans couper entre les prises, et demande à ses techniciens de concevoir des effets qui n'entravent pas le jeu et puissent se réaliser dans le feu de l'action sans avoir besoin de couper.

Mais que s'agit-il exactement de jouer ? Dans Martyrs, les acteurs vont devoir faire semblant d'être torturés, ou de torturer. Il y a à la fin du film une longue séquence, une vingtaine de minutes durant laquelle une jeune fille est méthodiquement suppliciée par deux personnages, un homme imposant et une femme blonde et sévère. C'est une scène qu'on regarde sans recul, terrifié par le drame et la souffrance du personnage. D'autant plus que  c'est justement cette scène qui se rapproche le plus d'un langage théâtral: l'espace clos, les éclairages provenant du plafond, les plans "captant" les personnages agissant en pied, l'absence de dialogues et l'immobilité de la caméra mettant en valeur la gestuelle des acteurs, tout cela concours à donner au spectacle un aspect dramaturgique, d'autant plus frappant que l'investissement des comédiens pousse à se demander quel a été la limite, justement, de cet investissement. Un série de plans, peut-être les plus terribles- en tous cas pour moi- résument la coupe brutale des longs cheveux d'Anna, ce moment ne semble pas simulé, d'autant plus que la comédienne joue crâne rasé ensuite. Il ne s'agit pas ici de valoriser le film en louant sinon la véracité du film du moins la qualité de son illusion de réalité. Au contraire: il est évident dans Martyrs que les scènes de violence sont simulées- soulignées par les références faîtes au théâtre et à la peinture, deux formes d'art reposant sur l'acceptation de conventions affirmant leur artificialité. La séquence de torture a ainsi un aspect chorégraphique que l'on finit par trouver assez beau, d'autant plus que la durée de la séquence provoque inévitablement un effet d'accoutumance rendant les sévices subit de moins en moins choquants.

Ce qui nous trouble c'est justement à quel point les auteurs (j'inclue les comédiens et les techniciens) ont travaillé volontairement, méthodiquement, à la représentation de cette violence extrême. Leur investissement nous place dans cette position inconfortable, voire absurde: Mais pourquoi est-ce que je continue à regarder ce film, dans lequel autant de gens s'applique à fabriquer un spectacle fait exclusivement de réprésentations de la souffrance et de la douleur ?

Ecartons d'emblée la  possibilité de la jouissance sadique du spectateur: une telle position peut-être prise indépendamment de la nature du film, elle est possible devant toute scène de violence, quel qu'en soit le point de vue ou le degré. Au cinéaste, ensuite, de flatter plus ou moins consciemment ou honnêtement cette pulsion. Si on s'intéresse plutôt au point de vue de Laugier dans Martyrs il se résume, décliné selon différents régimes, au long du film, à une empathie totale pour les personnages suppliciés, une empathie redoublée dans le récit du film par le parcours d'Anna, qui va revivre le calvaire de Lucie. Est-il possible de regarder Martyrs sans adopter nous-même ce regard d'Anna ?

 comment répondre autrement à la question "Mais pourquoi est ce que je regarde ce film ?"

Parce que c'est de cela que sont faits les films: de spectateurs (de témoins ?) qui acceptent de prêter leur regard à un cinéaste qui veut leur montrer son monde. Peut-être que Martyrs nous rappelle radicalement ce désir que nous avons eu de voir des films. C'est aussi une vision du cinéma précieuse à une époque où toute œuvre de genre semble pensée en fonction du spectateur, qu'il faut aller convaincre non seulement de regarder un film, mais même lui donner des raisons de le regarder jusqu'au bout à coup de retournements, twists, et autres scènes d'ouvertures systématiquement spectaculaires- comme si vous alliez sortir de la salle si le programme sur lequel on va a vendu le ticket n'était pas respecté dans les quatre premières minutes. Aimer le cinéma, aimer les films, c'est peut-être aimer sans raison, ou pour des raisons mystérieuses à nous-même, des cinéastes et leurs images, au point de regarder un film aussi peu aimable que Martyrs, mais qui nous fait éprouver un regard en lequel nous nous reconnaissons, et à la rencontre duquel nous voulons aller.

Le début de Martyrs, son origine du monde, c'est le cri d'un enfant torturé, soit la première image déjà évoquée: il n'y a pas, dans le film, de monde d'avant la douleur. Ayant échappé à ses bourreaux, Lucie va cependant grandir. Elle rencontre Anna, qui veut la soigner, qui n'a pas souffert comme elle, mais semble-t-il, voudrait guérir pour elle si elle le pouvait. Peut-être que cette guérison passe par une violence, celle de la vengeance, au moins symbolique lorsqu'Anna accepte d'aider Lucie à identifier ses bourreaux, qu'elle pense avoir reconnu dans une famille en apparence banale. Cette famille- nous ne savons alors rien d'eux- nous est présentée dans la première scène passée l'ouverture du film: un petit déjeuner dominical presque caricatural. Cette caricature ce n'est sans doute pas tant une charge à l'encontre d'un certain cinéma français qui se complairait à décrire banalement des vies moyennes de bourgeois médiocres (mais c'est aussi ça, et pourquoi pas ?) qu'une image, déjà, prise du point de vue de Lucie: pour elle, ce bonheur familial là, c'est ce dont elle est en marge, qu'elle observe de l'extérieur, ce à quoi elle n'a pas eu droit. Elle actualise d'ailleurs ce point de vue lorsqu'elle fait irruption dans la famille et abat tout le monde- "même les enfants" dira-t-elle.  

Car Lucie parle à sa conscience à voix haute, sa part blessée plutôt que sa conscience d'ailleurs, forcément matérialisée par un monstre féminin qu'on prend d'abord pour une créature surnaturelle, avant de comprendre que Lucie est la seule à la voir, et que les blessures qu'on attribue au monstre, c'est elle-même qui se les  inflige. Sur-incarnation encore, puisque non seulement il est fait de la culpabilité de Lucie une créature visible à l'écran, mais cette créature n'est pas représentée suivant le stéréotype ectoplasmique évanescent, mais comme une créature hyper concrète, qui ne cache jamais son aspect maquillés. Là-encore on est presque plus dans la convention théâtrale que dans l'illusionnisme cinématographique.

On le comprendra à l'occasion d'un flashback nous révélant le hors-champ de l'image initiale, ce fantôme qui hante Lucie- sa folie- c'est l'image d'une autre suppliciée qu'elle n'a pas pu sauver lorsqu'elle a pu fuir. Autrement dit, une empathie qu'elle n'a pas pu résoudre. C'est Anna qui le fera, là encore. Lucie n'aura pas survécu à sa blessure. Elle s'ouvre la gorge lorsqu'elle comprend que quoiqu'elle fasse, ("même les enfants...") rien dans la balance ne pourra équilibrer le poids de ce qu'elle a subi, ni éteindre la culpabilité qu'elle ressent, et c'est aussi le film- puisque la vie intérieure des personnages, dans Martyrs, doit s'inscrire à même la pellicule, qui a ce moment se scinde en deux. Du récit de Lucie qu'il était dans sa première partie, le film devient, avec la disparition de celle-ci, le film d'Anna. Et, comme le dit cette construction en miroir, rien d'autre ne l'attend que de revivre le destin de Lucie.  Elle découvrira, dans la cave de la maison dont Lucie a assassiné tous les habitants, une suppliciée identique à celle que Lucie n'avait pas pu libérer. Anna va essayer de le faire- et on pense que c'est possible, puisqu'elle est encore du côté des vivants, de ceux qui essayent de sauver, qui ont encore un autre choix possible que celui de la vengeance et de la folie. Elle va essayer, très littéralement, de bercer le monstre, dans une scène extraordinaire, qui d'une certaine façon réactualise sur un mode hyper-violent la tradition des Frankenstein de la Universal: il faut avoir pitié de l'âme meurtrie du monstre.

Ensuite, rattrapée par les bourreaux de la femme, Anna va être vouée au même destin qu'elle: un long martyr, décidé et exécuté par un sorte de secte, qui pratique depuis une vingtaine d'année l'enlèvement de jeunes filles, et leur torture, dans le seul but de les amener à l'extase qui fascine la dirigeante de l'organisation, et qu'elle est persuadée de voir dans le regard de différentes martyres et suppliciées photographiées devenues célèbres.

Voilà pour l'argument que le scénario nous propose. On n'en retiendra seulement que, pour les coupables des sévices, le corps des jeune femmes qu'ils s'approprient ont un statut paradoxal: à la fois seule réalité des individus prisonniers dont on nie la personnalité- c'est lui qu'on utilise comme véhicule vers une extase supposée- et en même temps élément presque abstrait- les sévices sont infligés avec une indifférence totale à la douleur de l'autre, selon un protocole immuable, la cruauté n'étant qu'un élément froidement adopté pour provoquer une réaction chez celles qui ne sont, au fond, que des cobayes. Evidemment, ces figures de bourreaux ce sont, malgré la neutralité avec laquelle Laugier les présente- les visages sont rarement filmés- les figures repoussoir du film, puisqu'elle sont absolument incapable de cette empathie qui gouverne, par ailleurs, le film, et qui est le mode selon lequel le cinéaste vit son art. La violence hyperbolique des images n'ayant finalement à voir qu'avec la violence intérieure que le cinéaste éprouvait à l'époque. Son film suivant, The Secret, en apparence beaucoup moins radical, raconte en fait exactement la même histoire, en mettant en image, cette fois, un récit interrogeant les limites de cette empathie absolue qu'Anna éprouve pour Lucie, et que le spectateur doit adopter à l'égard des héroïnes suppliciées. 

Martyrs est l'oeuvre noire de Pascal Laugier, un film totalement désespéré et romantique, magnifique, mais pas de ceux qu'on peut aimer, plutôt un cri d'une sincérité totale, l'écho d'une solitude absolue, dont la seule lumière est la foi dans l'idée qu'une œuvre est une recherche de la vérité de soi. 

" Qu'as-tu fait de ta douleur ? " 
Ce film.











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