lundi 7 octobre 2013

Fils prodigue








Frankenstein, James Whale, 1931, USA



Après les mutants d’Otomo, les phénomènes de foire de Henenlotter, les creatures de Harryhausen, les fantômes de Nakata et les fées et sorcières de Boorman, venons-en au Monstre, avec un grand M, celui fondateur, qui initia, en littérature, toute une tradition qui ne portait pas encore le nom de science-fiction, dans le même temps qu’il revendiquait une filiation mythique, et, au cinéma, qui inventa une figure plastique devenue mythique elle-même, et dont les résonnances continuent régulièrement de secouer jusqu’au cinéma le plus mainstream.
Le film de James Whale n’est pas la première version pour l’écran du très célèbre roman de Mary Shelley. Une première version fut tournée en 1910, adaptation non pas directement du roman, mais de l’une des pièces de théâtre qui en avait déjà été tirée – la première adaptation pour la scène date de 1823, soit 5 ans seulement après la première parution du roman. C’est dire l’immense postérité déjà en 1931 d’une histoire, celle de ce créateur à l’Hubris démesurée et de son monstre, pauvre créature inapte à rejoindre les rangs de l’humanité. Lorsque Carl Laemmle, fort du succès l’année précédente de son Dracula composé par Bela Lugosi, propose à l’un de ses metteurs en scène, James Whale, de monter la production d’un nouvel opus de ce qui allait devenir la série des monstres de la Universal, le choix de ce dernier se porte sur cette première et fondatrice histoire de savant fou. James Whale rééditera ce choix, d’abord avec La Fiancée de Frankenstein, suite du présent film, mais aussi avec un autre « monstre » fameux de la Universal, L’Homme invisible, autre scientifique détraqué par ses propres découvertes, et puni par ses contemporains.
Cette structure du récit, commune aux deux histoires, est à la fois un lieu commun du romantisme littéraire et de la science-fiction naissante au 19ème siècle : mais si le Docteur Faust demeurait encore dans les espaces religieux et démoniaques du péché originel, en vendant au Diable son âme contre la jeunesse éternelle, il n’en va plus de même pour le Docteur Frankenstein. Certes celui-ci dans un orgueil démesuré se veut l’égal de Dieu, mais en une chose et une seule : sa capacité à créer la vie. A la rendre pourrait-on dire, si l’on se souvient bien de l’argument du roman, la révolte devant la mort prématurée. Ainsi le Frankenstein de Shelley, loin d’être un obscur alchimiste dont le caractère érudit n’a rien de moderne, est-il un inventeur scientifique, un biologiste, un médecin, un physicien, dont les outils ne sont pas la croyance et les imprécations, mais bien l’électricité contenue dans un « feu du ciel » qui n’a plus rien d’olympien. Ce basculement du démiurge dans la science moderne, et les questions relatives à cette sécularisation du monde, voilà ce qui fait la puissance du roman de Shelley, et inaugure, parmi d’autres, le futur genre de la Science-fiction et son cortèges de questions technico-morales.
Le film de Whale n’adopte pas le type de narrations enchâssées du roman de Shelley. Nous sommes dans une adaptation pour l’écran, courte, le film ne dépasse pas les 70 minutes, d’une œuvre déjà adaptée du roman pour la scène, celle de Broadway. Le récit se concentre donc sur l’action, sans se perdre dans les dimensions existentielles du roman. Et pourtant, malgré cette « réduction » toute cinématographique, quelque chose de l’œuvre de Shelley passe réellement la barrière de l’écran. Whale n’est pas un raisonneur, pas plus qu’il ne semble s’intéresser à la dimension littéraire de l’œuvre, il est un plasticien, et son Frankenstein sera d’abord une pure œuvre plastique. Bien entendu, nous savons tous ce l’on entend par là : Frankenstein, dans la confusion entretenue très vite entre le créateur et la créature, c’est d’abord un Monstre de cinéma, à l’allure identifiable entre toutes, incarné par un autre monstre sacré du cinéma populaire qui trouvait là son premier rôle illustre après plus de vingt ans d’anonymat (relatif) au cinéma, Boris Karloff. Il faut se souvenir ici qu’un film n’est en effet pas une œuvre individuelle – au contraire d’un roman – et qu’en l’occurrence, Karloff et le génial maquilleur Jack Pierce comptent au moins autant que Whale dans le succès de ce film séminal. Toutefois, la force du film, même si elle s’incarne dans le monstre tel qu’il est visible, et qui est très loin de la figure décrite dans le roman, ne passe pas que par là : l’empathie pour le monstre, mais aussi pour son créateur, figure presque artistique, magnifiquement interprétée par un Colin Clive qui influencera lui aussi des générations de « savants fous », se montre dans une franche révolte vis-à-vis du reste du monde.
Certes, d’emblée Whale nous présente des monstres : dès après l’avertissement d’ouverture en smoking et nœud papillon typique d’une époque qui non seulement est passée il n’y a pas si longtemps de la scène foraine à l’écran de la salle obscure, mais aussi du muet au parlant, l’atmosphère lugubre attachée au personnage principal s’impose. Un long travelling dans un cimetière qui fleure bon le studio et l’économie de moyens – quelques croix, un arbre tordu et sinistre, une statue représentant la mort une faux à la main – nous présente cachés dans un coin, Frankenstein, monstre moral, qui vient déterrer un mort, et son assistant Fritz, le monstre difforme, bossu, véritable image d’Epinal de tous les assistants de savants fous à venir, véritable miroir physique des tourments psychiques de son maître. Tout va très vite dans la narration : nous comprenons tout de suite, et très simplement, quels sont les enjeux. Frankenstein et son assistant, en vue de donner vie à une créature de toutes pièces composée par eux à partir de morceaux de cadavres prélevés clandestinement, cherchent un cerveau, dernière pièce, mais maîtresse, à rassembler pour parachever leur œuvre. Dès la seconde scène, les deux voleurs hésiteront devant le cadavre d’un pendu – nous sommes en une époque et en un lieu où l’on pend encore les gens en place publique – dont ne nous seront montrés que les pieds se balançant mollement, et s’ensuivra un premier questionnement sur la nature de la morale en nous : celle-ci trouve-t-elle son siège dans nos organes, et notamment dans la « physiologie » de notre cerveau ? La morale est-elle chose matérielle et éventuellement prédéterminée ? La différence entre le « bon cerveau » et le « mauvais cerveau » dans le laboratoire que viendra piller Fritz ne laisse pas de doute : la science moderne a rangé au vestiaire ces histoires d’âmes et de bonté. Le Professeur Waldman, ancien maître du Docteur Frankenstein l’explique déjà : le cerveau est le siège de notre âme, et donc de notre moralité, et il n’y a plus désormais qu’à en faire la cartographie pour comprendre enfin l’être humain dans toutes ses dimensions. On le sait, dès le 19ème siècle, les expériences plus ou moins douteuses sur le système nerveux ont conduit à remettre en cause les habituelles représentations du fonctionnement « vitaliste » du corps humain. Dans le film de Whale, il n’y a aucun doute sur le caractère déjà scientifique de l’époque qui voit la monstrueuse invention du Docteur Frankenstein. Les « élites » de son environnement, et notamment le professeur Waldman, comprennent ce qu’il est en train de faire. Si le professeur désapprouve, c’est uniquement qu’il ne voit que danger et embarras à fabriquer un monstre qui renferme le cerveau dérangé d’un assassin condamné à mort.
C’est que Fritz, l’assistant monstrueux, en brisant par mégarde le bocal contenant le fameux cerveau sain, a fourni à son maître une « matière première » d’origine douteuse. Le Monstre qui naîtra de cette confusion ne pourra donc qu’être mauvais – voici un bel exemple au passage d’authentique « bad biology » ! Et c’est bien là que l’œuvre de Whale, me semble-t-il, retrouve quelque chose du roman de Shelley. Tout se passe comme si le cinéaste, loin de céder à l’horreur présupposée de cette abomination qui voit un scélérat se remettre à marcher, voulait plastiquement démontrer que l’horreur n’est pas dans le monstre mais bien dans le regard posé sur lui, qui lui interdit tout adaptation au monde. Bien plus que comme un monstre dangereux, le Monstre de Frankenstein apparaît comme un inadapté, quasi un handicapé, rejeté à ce titre, parce qu’il fait peur du fait de son apparence, mais aussi et surtout du fait des préjugés de la population qui l’environne, depuis le petit fermier jusqu’au baron dominateur, en passant par l’érudit professeur. Tous ont peur du Monstre parce qu’ils lui prêtent une filiation, celle d’un assassin. Ainsi le « fils » d’un assassin ne peut-il qu’être lui-même un assassin.
Le fait que le « père » de la créature soit le fils du baron qui règne sur les lieux me semble être le fil rouge de l’histoire que nous raconte Whale. D’emblée, dès les premières séquences, Frankenstein fils nous est présenté comme un « outcast », un paria, peut-être volontaire, mais dont tout le monde, et sa famille au premier chef, désapprouve l’attitude obsessionnelle et rebelle. A ce titre, le traitement par Whale des lieux de l’action est assez éloquent : la tour qui héberge le laboratoire de Frankenstein, n’existe que par sa verticalité. Le suspens repose à plusieurs reprises sur le fait qu’il s’agit de monter l’escalier – très expressionniste avec ses perspectives impossibles – pour découvrir quelque chose, ou au contraire le descendre pour fuir un danger. De la même façon, la scène finale qui voit le Monstre et son créateur s’enfermer dans les hauteurs d’un moulin de pierre qui sera finalement brûlé par la foule en contrebas, pose l’élément vertical comme celui où se déroule l’essentiel du récit. C’est que si Frankenstein et sa créature appartiennent au monde de la verticalité, celui du Progrès pourrait-on supposer, le reste des personnages, et surtout le père et les villageois apparaissent empêtrés dans la tradition forcément plane et répétitive : les danses villageoises, les salons qui s’enchainent les uns les autres, la foule anonyme qui s’étale et se dilate lors de la chasse au monstre.
Dans le même ordre d’idées, le traitement du son est important dans ce film à la grammaire pourtant encore assez largement influencée par le muet : les environnements sonores du monde propre à Frankenstein et à son Monstre, et ceux du reste du monde pourrait-on dire, bourgeois et populaire, n’ont rien à voir. Dans le premier cas, Whale fabrique un silence relatif « dérangé » notamment par les gémissements du monstre, qui s’il est muet, n’est certes plus silencieux, mais aussi par le fracas du tonnerre, ou le vacarme des éléments, naturels et artificiels. Dans l’autre, la tranquillité bourgeoise ou la fête villageoise constituent une toile de fond dont on pourrait dire qu’elle met en avant le consensus social des uns contre la volonté solitaire de l’autre. Frankenstein est un révolté : il se dresse, d’abord lui, puis ensuite son Monstre, contre les autres, tous les autres, son père, sa fiancée, ses amis, les érudits, le bourgmestre, la populace... Whale s’amuse d’ailleurs à présenter ces notables comme des médiocres et des imbéciles, veules et suiveurs, incapables d’autre chose que de se conformer aux usages en cours.
Au contraire, Frankenstein apparaît comme une figure largement héroïsée : lors de la scène de la « naissance » du Monstre, de son dévoilement, Frankenstein commente son installation comme un artiste pourrait expliquer sa « mise en scène ». Il apparait maître de lui, jusque dans les doutes qu’il exprime au sujet de sa santé mentale, mais également dans l’extase de la création : le démiurge répète au moment des premiers mouvements du monstre, le fameux leitmotiv « it’s alive », d’abord tout doucement, puis de plus en plus fort, jusqu’au hurlement dément. Mais dans cet instant, en bon metteur en scène de cette « mise en scène », Whale semble exulter avec son personnage, et se réjouir avec lui, et nous autres spectateurs, de cette scène fondatrice. Lui aussi vient de créer une forme indépassable et irréductible. Voilà qui rend joyeux au point de se pâmer…
Il faudrait aussi prendre du temps pour évoquer la figure composée par Karloff. Formidable Karloff, dont la force et la fragilité marchent de pair. Sa haute taille nous renvoie à la verticalité éminente du monde du Docteur Frankenstein, tandis que ses longues mains, certes couturées et néanmoins délicates, le rapprochent d’une figure féminine. Son regard vers la lumière lorsqu’il apparaît pour la première fois au spectateur, est à la fois pathétique et inquiétant. Sa peur du feu lorsque Fritz approche de lui sa torche le rend effrayant, ses cris sont de rage, tout autant que touchant, ses cris sont de peur. Whale ne cherche jamais à jouer quelque chose d’ambigu de l’ordre du suspens avec ce personnage : le Monstre est un monstre, c’est-à-dire qu’il effraye dans le même temps qu’il bouleverse. Son ambivalence est de nature, et jamais Whale ne prétend s’en départir. Même lors de la fameuse scène avec la petite fille, seul personnage qui ne semble pas s’inquiéter de lui, tant elle le voit, et nous avec, comme un égal, comme un enfant venant d’arriver au monde. L’incertitude presque sexuelle – ce monstre énorme jouant avec cette petite fille – qui accompagne la scène, et sa conclusion, n’est jamais de l’ordre du suspens. L’ambivalence est éventuellement dans notre regard, jamais dans celui porté par Whale. Et là touche-t-il, il me semble, vis-à-vis de nous autres spectateurs, quelque chose d’assez essentiel : nous ne parvenons peut-être pas à regarder le Monstre comme Whale voudrait qu’on le regarde. Et c’est ce regard, ce point de vue, qu’il veut cultiver en nous. Il nous faut apprendre à regarder.
Même le Docteur Frankenstein ne parviendra finalement pas à dépasser les préjugés de sa classe et de son temps. Il a certes enfanté un fils, ce qu’il voulait, mais il a tout de même enfanté un monstre. Et son retour à l’ordre social approprié le verra prendre la tête de la battue organisée pour en finir avec le monstre. Celui qui vient par une terrible méprise de noyer la petite fille ne peut plus prétendre à la justice : tous sont ligués contre lui, son « père » en tête, de retour dans le giron familial et social. Dans la dernière séquence, et le face à face qui oppose le monstre à son créateur, la confusion de ces regards finit par aboutir à la destruction physique de l’un et à l’élimination psychique de l’autre. Au visage de haine des villageois, Whale oppose la souffrance et l’incompréhension du monstre brûlé en place publique. Le ressentiment et la bêtise finissent par triompher. Toutefois, si le Monstre est anéanti, son créateur ne s’en relèvera pas : l’épilogue du film nous présente le Baron, père du Docteur, se réjouir de la sauvegarde de sa lignée. C’est oublier que le Docteur Frankenstein, désormais alité, impuissant, a déjà eu un fils, qui n’a jamais reçu d’autre nom que le sien…

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