jeudi 3 octobre 2013

Créatures et crédibilité



Clash of the titans (Le choc des titans), Desmond Davis, 1981, U.S.A



Matthias s'abandonnait hier à son obsession, l'évocation de la disparition d'une marginalité cinématographique, via l'observation d'un de ces précipités de sperme et de sang dont le flamboyant bouffon Henenlotter a le secret. Etonnamment l'innocent Clash de Desmond Davis, technicien au service des vrais auteurs du film Ray Harryhausen et Charles S. Shneer, pose avec autant de pertinence la question, plus de 30 ans après sa sortie, d'une autre marge, une forme de cinéma dont Clash of the titans est, sinon un idéal, un des ultimes avatars.
Tout autant que chez un Henenlotter la question du monstre est au coeur du cinéma de Ray Harryhausen. La représentation des creatures est même sa raison d'être, c'est d'ailleurs le surnom générique du genre de cinéma dont feu Ray fut le représentant le plus connu aujourd'hui: les creature features. Et si une marge du cinéma existe encore aujourd'hui, ces extrèmes se rejoignent, car l'idée de cinéma défendue par Harryhausen est aujourd'hui aussi marginale que celle d'Henenlotter a pû l'être.
Fait rare (unique ?) dans l'histoire du cinéma, on attribue la paternité des films auxquels Harryhausen participe à ce technicien des effets spéciaux, alors qu'ils ont été produit et réalisé par producteurs et metteurs en scène relégués eux au rang de simples techniciens.
Belle justice, car l'essence de l'art d'Harryhausen repose sur une technique, justement: celle de la stop-motion, l'animation, image par image, d'une marionnette articulée, le défilement de la pellicule à la vitesse adéquat et la persistance de l'image rétinienne recréant pour le spectateur la sensation d'un mouvement voulu le plus naturel possible.
Naturel ? Vraiment ?
D'où vient l'intérêt du creature feature ? Evidemment des séquences mettant en scène les créatures, les monstres, promesses qui motivent le désir de regarder le film. Si l'on regarde l'art pratiqué aujourd'hui par les héritiers de ce cinéma, on le trouvera- dictature du succès public ou pas- presque systématiquement photoréaliste, et "immersif", le mot sans doute le plus utilisé de nos jours pour décrire les expériences cinématographiques proposées par Avatar, King Kong, Le secret de la licorne ou Le Hobbit.
Deux perspectives de création pourtant opposées, je crois, à celles dont Harryhausen a refusé de dévier au point de préférer cesser de faire des films, plutôt que de les faire selon la nouvelle norme hollywoodienne.
La norme hollywoodienne, en 1981, c'est bien sûr Georges Lucas et I.L.M qui l'ont, à leur corps défendant sans doute, imposée. Ray courbe l'échine: il y a beaucoup d'emprunts à une galaxie lointaine, très lointaine, dans Clash of the titans: la chouette mécanique Bubo, succédané (autrement plus poétique !) du droïde R2D2, un vieux poète en guise d'Obi Wan Kenobi, des grottes ou l'on cherche des prophéties éclairant le sens de son destin, les drames des parents pesant sur leurs enfants, des engins volants,aussi, ici de superbes créatures ailées, et surtout, un récit initiatique épousant le parcours d'un jeune homme appelé à devenir un héros.
Mais qui emprunte à qui ? Clash of the titans, c'est aussi la lettre de Harryhausen, amoureux de culture classique, adressée à la génération Star Wars naissante, lui donnant la culture mythologique grecque en leg, en ajoutant: tout ce que vous aimez vient de là.
Et lui, ce qu'il aimait, c'était travailler seul  dans son atelier, à ses séquences fantastiques. Il n'a jamais cherché l'imitation de la nature. Clash of the titans coûte 15 millions de dollars en 1981, The Empire Strikes Back en a coûté 18 millions l'année précédente. Aucune scène a effets de Clash ne tient la comparaison avec le film de Lucasfilm en terme de réalisme et "d'immersion". L'Olympe ressemble a la maquette qu'elle est, les raccords passant de la marionnette Calibos a son double, acteur maquillé, sont criants, et l'animation n'est pas moins saccadée qu'à l'accoutumée. La mise en scène, surtout, mis à part ces séquences de vol en vue subjective, lorsque Persée chevauche Pégase, installe un petit théâtre tenant à la fois le spectateur à distance, et servant à montrer la créature dans son entier, sans coupes. C'est une double distance qu'Harryhausen installe: celle du regard, et celle de la facture des créatures, dont l'artificialité saute au yeux.
Mais est-ce qu'on attend d'une marionnette, au théâtre, qu'elle ressemble à s'y méprendre avec un être humain ? La mise en scène d'Harryhausen ne rend pas son art moins cinématographique, puisqu'il l'est par essence: l'animation image par image n'est possible qu'au cinéma. Le retrait muet de l'animateur est une protestation contre cette idée du cinéma qui prétend que si les effets spéciaux des pionniers étaient moins réalistes, c'étaient par imperfection technique. Et d'imposer lentement le recours systématique à des images de plus en plus uniformes et photographiques. Il en est allé de même pour l'imagerie dessinée associe au cinéma: plus d'affiches peintes, plus de jaquettes redessinées, plus que des montages photos hideux et interchangeables. Drew Struzan tire dans l'ouvrage retrospectif sur sa carrière, Oeuvre (en toute modestie...) le même bilan amer que Harryhausen dans ses derniers entretiens.
Mais c'est évidemment, dans la distance avec le réalisme et le regard du spectateur que réside la beauté de l'art de Ray Harryhausen. C'est cette double distance qui rend visible le geste de l'artiste, et c'est ce geste qui donne vie aux créatures. Ce geste, accompli de la main d'un artiste seul dans son atelier nous touche parce qu'au lieu de vouloir nous rendre invisible sa tentative d'imiter la vie, il nous la montre. Comment ne pas être fasciné par un art qui consiste a photographier un mouvement, mais une fois qu'il est terminé, en prenant pour sujet l'objet sur lequel il a produit son empreinte, afin de créer, finalement, l'illusion d'un autre mouvement ?
Il n'est pas anodin que Ray Harryhausen soit un dessinateur accompli. Par la pratique du dessin, certainement, il a compris la valeur de la stylisation, acquis un langage aux antipodes de celui qui est devenu majoritaire dans la cinéma de divertissement mainstream aujourd'hui, fait de caméra tremblée enregistrant en continu au milieu de l'action, et d'effets invisibles, trompe-l'oeils en mouvement, le produit, certainement, d'une toute autre culture de l'image.
Ray Harryhausen ne trompe pas l'oeil. Il trace à vue les danses fragiles de ses monstres, évidemment faits de mousses, de plumes, de verre, de plastique de métal et d'étoffe, mais dont la plupart des amateurs diront qu'ils vibrent d'une vie incomparable.
Dessinateur par ailleurs, Harryhausen est certainement au cinéma un authentique illustrateur. Il cherche a créer du mouvement dans l'image, plutôt que de l'image en mouvement. La finesse de ses harmonies colorées, ou parfois l'audace de ses éclairages (voire la séquence de la gorgone Méduse), la recherche de ses cadrages, très construits, le soin apporté aux sources lumineuses et aux qualités de lumières, et, bien sûr la grâce avec laquelle se meuvent toujours les créatures, même les plus monstrueuses, placent Harryhausen du côté des maniéristes, et sa volonté de montrer de belles images permet aux plus jeunes spectateurs de prendre plaisir à regarder ses films. Le monstre n'est jamais exhibé dans une volonté de provoquer le dégoût, mais la fascination, et, cette fois dans une tradition remontant presque au moyen-âge, est utilisé pour sa fonction symbolique. Les monstres d'Harryhausen sont des doubles, des miroirs tendus aux héros et aux spectateurs.
Il trouve évidemment une terreau idéal dans l'histoire de Persée, qu'il tord largement vers son univers personnel, car le meilleur de Clash of the Titans n'est que dédoublement, miroirs...et fumées.
Les très belles scènes, par exemple, montrant Andromède se dédoubler sous le regard d'un Persée ayant profité de son invisibilité pour se glisser dans la chambre de la virginale princesse, qui se dirige, comme somnambule vers le balcon, et monte dans une cage emmenée ensuite par un vautour géant, ont une qualité onirique et une force symbolique que bien peu de cinéastes sont capables d'évoquer aujourd'hui. Ce sont en général des animateurs, d'ailleurs.
Et le personnage de Calibos, qu'Andromède rejoint, et qui règne en quelque sorte sur tous les monstres du film est une splendide réussite descendant aussi bien des maudits de la mythologie grecque, que des prométhées modernes du fantastique romantique où ira puiser James Whale- un clin d'oeil est d'ailleurs adressé par Harryhausen à l'homme invisible. L'âme de Calibos est noire, et Zeus le condamne à porter cette difformité morale dans sa chair. Le bref plan suggérant, en cadrant l'ombre d'un statuette manipulée par le roi des dieux, la métamorphose du prince en faune hideux est un moment inoubliable de poésie et de grace gestuelle: se tordant en un geste moqueur, la silhouette se figure des petites cornes avec les mains, qui resteront sur son front lorsqu'elle se redressera.
Lorsque Calibos condamne Andromède, une fois de plus, une fois de trop, à exiger une réponse impossible à une énigme inventée pour éventuel prétendant, son regard brûle d'un amour sincère pour la princesse, elle même bouleversée de pitié envers ce qu'est devenu celui qu'elle a connu beau. Dans des moments comme ceux-là, Clash of the titans touche à l'essence d'un cinéma fantastique classique, qui ne cherche pas tant à faire peur qu'à mettre en scène- figurer plutôt- les tourments intimes et fondamentaux qui peuvent résonner en chacun et qui font depuis qu'on donne des spectacles, la matière des oeuvres dramatiques.
Peut-être qu'en revoyant Clash of the titans, j'ai mesuré à quel point il était difficile de tracer une frontière entre cinéma de genre et cinéma d'auteur, entre marge et courant principal. Sans être jamais des triomphes commerciaux, les films illustrés par Harryhausen ont, à une époque- que ce soit au cinéma ou par des diffusions télévisées- profondément marqué des spectateurs, souvent jeunes (j'en fais partie !) et on représenté une idée du cinéma fantastique qu'on n'appelait pas encore de la Fantasy, mais qui en était déjà. On ne puise plus guère dans le mythologique mais plutôt dans une "littérature" destinée à la jeunesse pour produire aujourd'hui l'équivalent des films que faisait Harryhausen, Schneer, ou Kevin Connor. Et il s'agit presque toujours, en mettant en scène des adolescents (ce n'est jamais le cas des productions Schneer/Harryhausen), d'émuler les tendances du cinéma de genre pour adultes (est-ce que ça existe encore vraiment ?) en rabotant soigneusement tout ce qui pourrait aller à l'encontre du puritanisme si ancré, encore, dans la culture américaine- puisque la grande majorité de ces films est produite aux Etats-Unis. On semble donc fabriquer les Harry Potter, Hunger Games, Twilight et autres avatars aux tiroir-caisses moins remplis, en dupliquant un peu d'horreur, d'Heroïc-Fantasy, d'anticipation, de survival, avant de penser à mettre un auteur derrière la caméra ou quelqu'un qui s'adresserait à l'enfant qui veut grandir, plutôt qu'au client qu'il faut flatter.
Ce que faisait Schneer et Harryhausen était précieux, parce qu'ils voulaient transmettre un leg culturel- certes passé à leur moulinette exotico-approximative, mais jamais dégradé- et qu'Harryhausen était un véritable auteur,  conscient de son geste artistique. Plus simplement, ce qu'on a un peu perdu lorsque Ray Harryhausen a décidé de se retirer, c'est de cette capacité d'émerveillement qui traverse toutes ses images- une qualité très rare, parfois difficile à déceler: qu'est ce qui distingue aujourd'hui Alice au pays des merveilles, magnifique et habité, d' Oz the great and powerfull-à l'imagerie incohérente et hideuse ? (rien, diront les ricaneurs !)
C'est peut-être que parmi les nombreux continuateurs de la veine fantastique portée aux sommets par Harryhausen, et ses héritiers conscients, il faut distinguer des autres les cinéastes dessinateurs, qui ont appris à filmer avec un crayon plutôt qu'une caméra, en tête desquels je placerais deux de mes héros personnels: Tim Burton et Guillermo Del Toro. Tim Burton a aussi continué a défendre l'aspect technique de l'art d'Harryhausen   à travers les films d'animation dont il a été l'instigateur. Il a d'ailleurs enregistré de longues conversations avec le cinéaste, qui, ont ne sera pas surpris parlent principalement de technique, car quelle autre question compte, finalement, que "Comment as-tu fait ?" quand il s'agit d'interroger un artiste ? Il faut quand même être sacrément tordu pour vouloir savoir "qu'avez-vous voulu faire ?"...
Contre vents et marées, le studio Laïka est un des autres continuateurs d'une stop-motion qui n'a pas peur de montrer la main qui la fabrique, et qui abrita le temps d'un chef d'oeuvre, Coraline, Henry Sellick, autre vrai héritier de Harryhausen. Il y a certainement quelque chose, dans la culture picturale bâtie par la pratique des arts plastiques traditionnelles qui habite autrement ces cinéastes-là.
En l'absence de Ray Harryhausen, on a vu beaucoup de films de l'imaginaire accuser un profond changement: ceux qui invitaient jadis à une expérience esthétique invitent de plus en plus, maintenant, à une expérience sensorielle. Sans doute aussi parce que le cinéma de consommation grand public a été cherché beaucoup d'outils dans des disciplines très éloignées (marginales ?) de lui- la vidéo domestique, le clip vidéo, le journalisme télévisuel etc...
Les autres, ceux pour qui l'image peut offrir l'occasion d'une lecture, parfois même d'une lecture érudite, puis d'une expérience d'émerveillement face à la beauté construite dans l'oeil sont maintenant à l'écart. L'échec récent, en occident, du pourtant magnifique Pacific Rim de Del Toro, sur le même terrain que celui des Transformers de Michael Bay, qui eux triomphent, montre à quel point ce cinéma dessiné, poétique et cultivé constitue désormais une marge.

On ne peut qu'être ému par ce Clash of the titans, testament artistique d'un Harryhausen, qui avait senti la révolution en marche et préféré partir avant de disparaitre. Il n'animera plus qu'une fois, pour terminer son Tortoise and Hare, commencé 50 ans plus tôt. Cinquante années invisibles à l'écran. Comment résumer plus parfaitement ce que fut le grand art de Ray Harryhausen ?


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