lundi 27 octobre 2014

27/31 : Le Survivant, de Richard Matheson (1954) par Boris Sagal (1971)



         Nous aurions pu modestement dédier ce mois à Richard Matheson, mort l’année dernière. Nous avons déjà tout deux eu l’occasion de le répéter à plusieurs reprises : son apport au genre est essentiel, c’est lui qui au premier rang l’a fait entrer de plain pied dans le siècle de consommation de masse dont la télévision, notamment américaine, est devenue très vite le symbole ultime. Certes, nous abordons désormais un nouveau siècle et une nouvelle époque, celle numérique d’une communication qui envahit désormais tous les espaces et tous les instants, et casse le traditionnel rapport producteurs/consommateurs qui a structuré tout l’industrie culturelle du XXème siècle – que le producteur fût alors un Etat ou une entreprise, et le consommateur un citoyen, un soldat ou un client. Le passage d’une époque à l’autre, ce moment si particulier de la métamorphose d’un état donné en un autre état, ce moment de l’aliénation du passé connu vers l’avenir inconnu, c’est évidemment la Twilight zone, cet espace qui voit s’éteindre progressivement les braises du jour d’avant au profit des feux du jour d’après. Ce moment, c’est celui de I’m a legend, roman de Matheson à l’argument aussi concret que théorique, et aux développements aussi pragmatiques que spéculatifs.

 

                Une fois encore, Matheson se saisit d’une tradition, celle la plus folklorique du vampire, avec ail, croix et miroir, et l’immerge dans le quotidien américain le plus contemporain, celui de la ville de banlieue, des supermarchés et du péril nucléaire – nous sommes au milieu des années 50’. Matheson, en auteur parfaitement conscient de son geste, fait également signe vers une autre tradition, plus lointaine et pourtant plus universelle, celle de la robinsonnade. Son Robert  Neville est tout autant un Robinson qui lutte pour sa survie – thème décidément très « mathesonnien » - qu’un Van Helsing qui cherche à comprendre pour l’éradiquer le phénomène du vampirisme. C’est qu’à l’instar de L’homme qui rétrécit, Je suis une légende use d’un motif pseudo-fantastique pour tout autant nous raconter un récit d’aventures, qui nous le verrons connaîtra une immense postérité, que pour nous entrainer ultimement dans un vertige spéculatif désormais très inhabituel dans le survival à base de morts-vivants !

                Le film de Sagal, seconde adaptation pour l’écran du roman, reprend les grandes lignes du récit d’origine : alors qu’un virus a détruit la quasi-totalité de l’Humanité, un homme, Robert Neville, fait face, seul contre tous, à des hordes de « vampires », créatures zombiesques « façonnées » par le fléau, qui sortent de leurs repaires à la nuit tombée et n’ont alors comme seule volonté que de se repaître du sang de ce dernier survivant, dont la résistance leur est insupportable. Le roman de Matheson, comme à son habitude, n’hésitait pas à prendre son temps pour développer ce motif assez vite évident pour le lecteur, en s’attardant notamment sur les manifestes névroses de Neville, seul absolument, à la fois parce que dernier de son espèce, mais aussi parce qu’adversaire ultime de ce que sont devenus ses prochains, des étrangers à tous égards. Cette idée se trouvait illustrée par exemple par le « retour » à la vie, après qu’elle fût tuée par le virus, de la femme de Neville, devenue une autre de ces créatures de la nuit, de même que son ex-collègue et voisin, qui ne cesse durant tout le roman de venir le tourmenter, lui rappelant sans cesse sa vie passée, et le fait que celle-ci est à jamais évanouie. De nombreux passages, ainsi que plusieurs allers/retours entre passé et présent du récit, soulignent le sort pathétique du personnage. Le point de vue adopté, sans être subjectif, est d’ailleurs le sien, et Matheson n’hésite pas à renchérir sur la pitoyable condition de Neville, qui s’abrutit d’alcool pour tenir dans cet enfer de solitude, et qui, surtout, se désole longuement de la frustration sexuelle dans laquelle le tiennent les circonstances ! Il y a quelque chose de très « terre-à-terre » dans tout ce récit de Matheson, et dans le même temps d’essentiel : le désir est ce qui nous pousse vers autrui, et supprimer l’autre, n’est-ce pas à terme supprimer tout élan vital ? Une longue – et cruelle - scène d’arrivée d’un chien errant et famélique dans le quotidien de Neville, s’impose comme le moment pivot du roman, et ce « cynisme » littéral du récit dit quelque chose du regard tragique et tendre de Matheson sur ses personnages et sur l’homme en général.

                Que reste-t-il de tout cela dans le film de Sagal ? La situation initiale du récit demeure inchangée, nous l’avons dit : un homme, Robert Neville, passé toutefois du statut d’ouvrier à celui de scientifique par la grâce du cinéma, fait face seul aux meutes apocalyptiques qui l’assaillent nuit après nuit. Il réside désormais au cœur d’une mégalopole, Los Angeles, qu’il passe ses journées à sillonner au volant de ses décapotables « empruntées » aux concessionnaires abandonnés de la ville. Le soir il se terre dans son immense appartement, tout de luxe late sixties’, et se repose de ses pérégrinations en écoutant du jazz et en sirotant quelque bon whisky. Le film tient intégralement – et c’est bien normal…- sur son acteur principal, superstar de cette fin des années 60’ et début des années 70’, à l’origine très égocentrée du projet, Charlton Heston. Durant la première moitié du film, il ne quitte quasi-jamais l’écran, et est filmé sous toutes les coutures par un Sagal par ailleurs concerné par son histoire et les motifs esthétiques qu’il pense pouvoir en tirer. De ce point de vue, l’ouverture du film est assez saisissante. Sous un soleil de plomb, les plans en panoramiques et zoom - très datés et néanmoins séduisants - des rues vides de Los Angeles traversées par le fulgurant bolide de Heston, sur le pare-brise duquel se reflètent les lignes épurées et abstraites de la ville gigantesque, organisent l’espace urbain comme un personnage à part entière du film. Il s’agit là presque du projet esthétique de Sagal, on le sent : la modernité et son luxe, sa débauche pourrait-on dire, sans toutefois inscrire ce terme dans sa seule acception morale, épuisent tous les sens possibles. Sur un versant plus plastique, tout se passe comme si la profusion de formes finissait par accoucher de sa négation : au jour protéiforme succède la nuit sépulcrale.

                Il me semble que la très étrange séquence de vision par Heston, au beau milieu de la journée, dans une salle obscure, du film documentaire déjà archi-célèbre en 1971 Woodstock, qui exalte les voix, les corps, les musiques, la foule, celle qui fantasme - déjà ? - de se fondre en une seule entité joyeuse, vitale et sensuelle, permet le contrepoint du cœur du roman de Matheson. La scène précédent cette séquence de projection, cinématographique et mentale – certains extraits du documentaire sont d’ailleurs directement montés dans le film de Sagal – Neville est tombé par hasard dans une station-service sur un calendrier mural représentant une pin-up, qu’il a, après un instant de contemplation hésitante, avec colère arraché du mur où il se trouvait. On ne comprend pas cette scène si l’on n’a pas en tête que dans le roman de Matheson, la plus grande colère et la plus grande frustration qu’expérimente Neville est cette solitude sexuelle contrainte, que tout signe peut venir exacerber. Il y a là quelque chose qui est probablement plus opérant encore à l’aube des années 70’, et de sa société de consommation – notamment sexuelle - triomphante, mais qui probablement avec cette projection de Woodstock prend une autre tournure : la seule frustration sexuelle a laissé la place à la contemplation nostalgique d’un temps où l’utopie sexuelle semblait possible. Nous ne sommes pourtant qu’en 1971, soit à peine deux ans après cette immense manifestation de l’art et de l’amour libre, et pourtant, Sagal, et plus surprenant, Heston, semblent nous dire que ce moment, s’il fut une expérience forte et utopique, n’a pas d’avenir dans ce monde où les corps se sont à nouveau couverts, soit des toges noires des zélateurs « vampires » de la secte de Jonathan Matthias (!), ancien présentateur télé devenu manipulateur en chef des infectés zombifiés – grosse transformation par rapport au roman -, soit des vêtements à la mode que portent les mannequins de plastique d’un grand magasin, seuls ersatz d’humains, et notamment de femmes, auxquels Neville peut désormais s’adresser pour se dire encore un homme.

                On pourrait évidemment également voir dans la figure de cet homme blanc vieillissant – Heston n’est plus tout jeune malgré le désir évident qu’il a d’encore célébrer son corps -, autre différence notable avec le roman, qui évolue désormais au milieu d’un monde dépeuplé, et qui s’abime dans l’alcool et le spectacle d’une jeunesse révolue, l’image littérale d’une virilité américaine blanche qui tint toutes les commandes du pouvoir, et voit le monde changer brutalement sous ses yeux, au profit de minorités qui désormais désirent s’affranchir de cette tutelle patriarcale. La question raciale est très présente dans le film de Sagal, et rejoint un peu la question « féministe ». La femme, puisqu’il y en a une, que rencontre enfin Neville, à l’instar de la rencontre qui se déroule dans le roman, semble chez Sagal, sortie tout droit d’une phalange des Blacks Panthers, avec sa coupe afro et son allure rebelle. Nous sommes très loin de la pauvre donzelle éplorée, et si celle-ci cherche d’abord à échapper à Neville, c’est bien parce qu’il « tire sur tout ce qui bouge » ! Le sous-texte raciste et sexiste est assez évident, mais toutefois, Heston, comme un vieux beau à qui il resterait encore quelques cartouches dans la besace – et il est vrai qu’il dégage encore une présence toute virile qui n’est pas sans sex-appeal – s’il se montre plus souple que l’on pouvait d’abord s’y attendre, finira tout de même par mettre la « tigresse » dans son lit… Avant que celle-ci ne cède aux sirènes de la secte de Matthias. Toujours la même vieille histoire de rivalité sexuelle entre deux grands fauves pour la possession de la belle femelle…

                Tout le film est « infecté » de ce paradoxe d’un cinéma dont on sent bien qu’il veut faire signe vers la subversion et la contre-culture, et qui pourtant ne parvient jamais à dépasser les vieilles dialectiques américaines. Jusqu’à la demeure de Neville qui à la fin du film, alors qu’il attend le retour de son aimée, nous apparaît littéralement comme un fort dans l’ouest sauvage : les sacs de sable, les mitrailleuses, la jeep, etc. Tout l’attirail du soldat américain est là, et tout l’enjeu du roman de Matheson me semble passé aux oubliettes. Si le propos de Sagal – j’ai du mal à imaginer que cela puisse être celui de Heston, pourtant à l’origine du film…- est de célébrer une certaine résistance à l’égard d’un conformisme notamment religieux, il n’empêche qu’il ne peut se dépêtrer du motif de la fameuse guerre contre les barbares propre à ce genre dit post-apocalyptique. Quand le génie de Matheson consistait à nous faire prendre ultimement conscience du retournement des points de vue : ne sommes-nous pas toujours le barbare de quelqu’un d’autre, qu’éventuellement l’on prend nous pour ce barbare ? et par là à faire signe vers cette tradition toute Dafoenne qui questionne aussi le rapport des américains à leur propre histoire (la conquête de l’ouest, la disparition des indiens, l’impérialisme américain, etc.), Sagal ne peut s’empêcher de désigner les barbares, et partant de les designer, au sens plastique du terme. Ils sont blancs, tous, même les noirs, qui deviennent blancs dès lors qu’ils sont contaminés, en une image littérale assez troublante toutefois si l’on envisage tout de même le contexte politique tendu de l’Amérique de ce début des années 70’. Au fond, donc, on ne dépasse jamais le western, même s’il s’agit simplement d’inverser les rôles. C’est Alamo et le syndrome Davy Crockett : comment lutter contre la barbarie, et à tout le moins tenir suffisamment longtemps, jusqu’au sacrifice, pour permettre à la civilisation de se ressaisir et de (re)conquérir le territoire perdu.

                On se demandait au sujet de Phantom of Paradise s’il c’était un film « réac’ ». Peut-être, sûrement !, cette question n’a-t-elle aucun sens, mais néanmoins, comme exercice mental, elle permet de circonscrire parfois le projet esthétique d’un film – surtout lorsque celui-ci prétend en avoir un, comme ce Survivant, assez dans la ligne de cette anticipation pour adulte, à laquelle d’ailleurs Heston a beaucoup contribué. Il est évident que Sagal pense faire œuvre subversive avec ce film, et nous renseigne alors sur une substance américaine, qui fait fond d’abord sur un messianisme présent qui semble transcender les époques et les modes de représentation, peu importe le camp dans lequel l’on se range, et la culpabilité éventuelle que cela peut provoquer, notamment dans les années 60’ et 70’ : le propos consiste toujours d’abord et avant tout à sauver et préserver, soi-même, sa culture, sa condition, son monde. Nous sommes là très loin du roman de Matheson, qui suspendait réellement son jugement à la fin du récit, dans un exercice très hétérodoxe finalement à la psyché américaine.

                D’une certaine façon, le remake de 2007 de Francis Lawrence avec Will Smith fera comme la synthèse de ces contradictions de 1971, sans toutefois en changer le propos eschatologique : Neville, désormais, est devenu lui-même noir, il est jeune, beau, et sa rencontre avec la (très) jeune femme se fera non plus sur fond d’éventuelle agressive séduction physique, mais au son des mélodies globalisées et chaloupée de Bob « no woman, no cry » (!) Marley. Dans cette version, tout débat, même involontaire, est définitivement évacué : il s’agit pour Neville de se battre pour l’Humanité contre les Zombies. La fin dans les deux films est de l’ordre de la vision biblique : dans un cas, en 1971, Neville finit crucifié au milieu d’une fontaine dont l’eau s’est transformé en sang – et tout de même, n’oublions pas que Charlton est pour la postérité le Moïse hollywoodien -, en 2007, ce sont les deux derniers « survivants », cette très jeune fille et le petit garçon qui l’accompagne, qui pénètrent dans cette « terre promise » enfin accessible par le sacrifice de Neville… Ce motif du sacrifice, s’il n’est pas absent du roman de Matheson, loin de là, est traité d’une manière qui fait totale contresens avec le roman par les deux films.

                Mais, puisque le Chef de gare, non seulement a décidé hier de chroniquer le fameux Apocalypse 2024, film presque miroir de l’œuvre de Sagal, et parce que décidément, Matheson et la fin du monde semblent deux fameux sujets de croisements entre l’écrit et l’écran, nous poursuivrons ces développements ultérieurement.

                To be continued, donc… 

                

Je suis une légende (I’m a legend), Richard Matheson, 1954, USA
Le survivant (The Omega Man), Boris Sagal, 1971, USA

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