Les
Allers/Retours entre littérature et cinéma sont innombrables. Dans les quelques
genres qui nous intéressent, c’est peut-être plus vrai encore, et prendre comme
thème, en ce quatrième automne du Train Fantôme, les adaptations au cinéma
d’œuvres littéraires, c’est en fait n’orienter que très légèrement nos choix.
Les films dont il a déjà été question sont peut-être dans leur majorité – je
n’ai pas vérifié - issus du médium littéraire, qu’il s’agisse de roman, de
nouvelle, de feuilleton, de conte ou de tout autre genre qui laisse sa place à
l’imaginaire. L’écrit est une source d’inspiration infinie pour l’image, et
cela n’est évidemment pas sans poser sinon problème, du moins question. S’il
s’agit au cinéma de raconter des histoires, il ne peut être question de le
faire autrement qu’en déroulant des images que l’on montre, et c’est dans
l’équilibre entre ces deux modalités que se tient l’essence du cinéma qui nous
intéresse : la mise en scène.
Certains
cinéastes se sont fait une spécialité de l’adaptation qu’on considère a priori comme relevant
de l’impossible – pensons à Jean-Jacques Annaud ou David Lean. De la même
manière certains auteurs ont vogué sur les succès de cinéma, voire sont
eux-mêmes passés de l’autre côté du clavier, que l’on pense à Stephen King ou à
Michael Crichton. Parfois, ces œuvres (livre/film) dans le rapport qu’elles
entretiennent les unes avec les autres fonctionnent presque comme le texte de
théâtre à sa mise en scène : l’on aura vu le Dracula de Browning ou de Fisher, Les Misérables de Le Chanois
(avec Gabin) ou de Hossein (avec Ventura), sans même plus avoir à se
souvenir de Stoker ou de Hugo. Sans avoir plus à y revenir… (- Fantine, joli
prénom, ça vient d’où ? – des Misérables – ah, j’ai pas vu le film…)
Si
ce rapport littéralement bibliophage du cinéma à la littérature est une réalité
dans notre monde d’images tous azimuts – l’incroyable succès de quelque série
télé ces dernières années le confirme plus encore – il peut a contrario sembler éclairer d’un jour
nouveau certains films en faisant retour, aux ouvrages dont ils sont issus - et
donc en les lisant, travail supplémentaire... Parce qu’aussi cela peut nous
renseigner sur le caractère irréductible d’un médium à l’autre, et donc, nous
donner envie de voir plus de films, et de lire plus de livres encore…
L’année
passée, à l’occasion de nos Double features arithmétiques du week-end, nous
nous étions amusés du 2001, L’Odyssée de
l’espace de Kubrick. Le Chef de gare remarquait très justement qu’il
n’était pas vraiment possible de regarder
ce film, monument culturel à l’égal de La Joconde ou du Mont Saint Michel. Il
n’avait pas tort. Et pourtant, si le film n’est plus visible, tant il est recouvert
de sa gangue patrimoniale, le livre, lui, peut encore tout à fait se lire, et
permet précisément un regard sinon neuf, en tout cas décalé sur l’œuvre de
Kubrick. L’on se souvient que le cinéaste américain cherchait à faire «
le légendaire bon film de science-fiction », comme à son habitude de terminateur du genre au cinéma, et avait
approché Arthur C. Clarke pour qu’il développe sa nouvelle datant de 1948, soit
vingt ans avant le film, intitulée La
Sentinelle, et racontant en quelques courtes pages la découverte par les
hommes d’un artefact pyramidal enterré sur la Lune. Cette sentinelle d’un
peuple extra-terrestre à l’intelligence avancée était envisagée comme une
balise, sensée indiquer à ses bâtisseurs le moment où le fameux premier
contact, la rencontre du troisième type, allait pouvoir devenir possible. Ce
texte, qui relevait presque du poème en prose, comme souvent dans les très
courtes nouvelles de Clarke, allait donc donner lieu au développement d’un
scénario, par l’auteur lui-même, mais également à un roman beaucoup plus
conséquent, écrit dans la foulée, et qui devait inévitablement profiter du
succès du film de Kubrick. Si le film est le monument que l’on connaît, le
roman est souvent plus oublié, et la métaphysique plastique de Kubrick a mis au
rencart pour un moment l’inspiration authentique de Clarke.
Ce
dernier est un très grand auteur de science-fiction, lui-même ingénieur et
scientifique. Il connaît son sujet, et est par ailleurs un excellent conteur.
D’une certaine façon, si le film de Kubrick doit évidemment beaucoup à Clarke,
il le trahit aussi sans aucun doute. Car la science-fiction, chez Clarke, ne
réside pas que dans l’environnement technologique, mais bien aussi dans la
question très concrète du devenir de l’Intelligence, inséparable chez lui de la
question de l’Humanité. S’il y a science-fiction chez Clarke, c’est bien parce
qu’il y a science, c’est-à-dire savoir tout autant que sagesse – la fameuse sapience propre à notre espèce. Et
l’espace foncièrement discursif du développement de cette vertu toute humaine,
n’est pas a priori celui de l’image, plus
propre au transport sensuel et émotionnel. Kubrick a traduit ce langage
intellectuel en images et musiques sensibles – parfois jusqu’à l’auto-parodie
comme en plaisantait le Chef de gare lorsqu’il filme les ballets de vaisseaux
spatiaux au son du Beau Danube Bleu…- aussi parce que Kubrick est d’abord un
génie de la forme avant d’être un maître du sens, parfois bien lourdement
appuyé chez lui… Mais se faisant quelque chose de l’essence de la science-fiction
s’est perdu au cinéma. Où est-il question de science ?
C’est
un peu pour se rappeler au bon souvenir des zélateurs du film de Kubrick que
Clarke initia son 2010, Odyssée deux.
Et aussi, avouons-le dès l’abord, par calcul un peu affairiste : la mode
des séquelles étaient lancée à Hollywood, et tout un public friand de science-fiction,
celle de la fin des années 70, déjà très éloignées de ces questions, mais
gourmand d’espaces intersidéraux et de vaisseaux spatiaux baroques - en réalité
donc un public de ce genre typique et de la littérature et du cinéma qu’est le
Space Opera - ne demandait qu’à être « réactivé » à la manière d’Hal
9000, pour goûter non seulement peut-être de nouveaux films, mais aussi cet
ancien chef d’œuvre déjà éclipsé par les Galaxies lointaines, très lointaines,
à peine quinze après sa sortie et son triomphe.
Le
roman de Clarke est ainsi d’emblée pensé comme le scénario possible voire
probable d’un nouveau film, dans l’air du temps, et deux ans après la parution
de 2010, Odyssée deux, sort sur les
écrans ce 2010, L’année du premier
contact, « coup » commercial très typique de ces 80’, autant que ratage
historique, au sens strict : ce film n’a comme rien à voir avec son
époque, paradoxalement. Les autres romans qui forment la tétralogie des Odyssées de l’espace, 2061, Odyssée trois et 3001, Odyssée finale – que je n’ai pas
lus, mais j’en ai bien envie ! – ne connurent pas la postérité du cinéma.
Et cela raconte quelque chose : la science-fiction, la
« vraie », celle faite de science précisément, la hard science comme l’on dit, celle de
Clarke, et de tant d’autres, n’a plus que peu d’espace, sans mauvais jeu de
mot, dans le monde de l’image, tant elle semble se situer au-delà du seul
« phénomène » à contempler. Et pourtant…
En
revoyant ce 2010 de Peter Hyams,
solide artisan déjà habitué du « genre » - j’ose à peine le dire,
donc…- je n’ai pu m’empêcher de réévaluer la tentative, jusque dans son échec.
Si l’on prend la mesure du cinéma qui alors triomphait sur les écrans, l’excentricité de cet objet mérite
vraiment qu’on s’y arrête, et qu’on lui prête un regard un peu bienveillant.
Bien entendu, l’ombre tutélaire du film de Kubrick ne peut que planer sur cette
authentique suite, dont le statut demeure bien difficile à débrouiller. Mais il
y a un autre film qui hante
littéralement les couloirs désertés du Discovery, c’est évidemment l’Alien de Ridley Scott, succès planétaire
qui date de quelques années et qui deux ans plus tard se transformera également
en franchise – mais à succès cette fois… Il est remarquable à ce sujet que la
dernière authentique réponse à Kubrick et à son monolithe, nous soit venue de
Ridley Scott lui-même qui en 2012, avec son Prometheus,
prétendait ouvertement faire un sort au chef d’œuvre du Maître. Il est à noter
également, et pour finir avec cet avant-propos décidément trop long…, que
Clarke cite discrètement le film de Scott dans son roman. Lorsque les deux
spationautes réinvestissent pour la première fois un Discovery rendu à l’état
de vaisseau fantôme, Clarke évoque l’une des pensées de l’un d’eux : il ne
faudrait pas avoir à aller chercher le chat dans ces couloirs… Il y a de
l’humour évidemment dans cette référence toute cinématographique, qui ne sera d’ailleurs
pas reprise dans le film – et pourtant il y a là comme un aveu : le mode
sur lequel désormais s’accomplit la science-fiction, c’est bien l’altérité et
son inquiétude. La rencontre du troisième type relève désormais plus de l’affrontement
avec un prédateur décidément bien trop prévisible…
Le
film de Hyams s’ouvre sur un strict résumé des épisodes précédents, un peu
selon le motif du feuilleton : une succession de photogrammes du film de
Kubrick, assortis d’un commentaire sibyllin et électronique en lettre vertes
toutes pétillantes – grammaire désormais assez habituelle du motif
informatique, valable jusqu’à l’ouverture de Matrix – et accompagnés des (dis)harmonies inquiétantes de Ligeti.
Hyams assume dès l’ouverture son outrage au « mythe » 2001, et solde donc les images et les
sons de Kubrick. Son film à lui va s’ouvrir sur l’énonciation quasi-inaudible
d’une phrase, encore tirée du film précédent, mais dont le sens est d’abord attaché au roman de Clarke, le fameux « Mon Dieu, c’est plein d’étoiles »
de Bowman, dernière communication de l’astronaute avant sa mystérieuse
disparition au cœur du monolithe jovien. Cette exclamation, toute empreinte de
l’étonnement qui fait l’intelligence humaine, et dans le même temps passée au
filtre technologique d’une voix électronique, puisque le message est
reconstitué par ordinateur, comme une réponse à la voix suave d’Hal 9000,
résonne d’emblée comme le projet du film : il va s’agir de donner du sens
à cet énoncé, a contrario du final du
film de Kubrick.
Le
Zarathoustra, si associé au film de 1968 et à son monolithe – presque la même
chose…- qui s’ouvre alors sur le générique, inverse le projet de Kubrick :
l’aube se lève non sur les espaces célestes infinis mais bien sur un très
terrien et prosaïque – et néanmoins très beau – parc à télescopes d’un désert
américain. Le Docteur Heywood Floyd, personnage présent déjà dans le précédent
opus – c’est lui qui « touchait » le monolithe de Tycho sur la Lune –
est au sommet de l’une de ces massives tours de métal tournées vers le ciel, en
train d’en astiquer la structure, à l’instar d’un homme d’entretien qui tient
d’abord à conserver leur magnificence à ces objets d’étude. Une certaine
manière assez humble dirons-nous de signifier ce qu’est le travail
scientifique. En tout cas, nous sommes très loin du geste quasi-prophétique du
même Floyd sur la Lune.
La
première scène est d’ailleurs littéralement très « terre-à-terre » :
il s’agit de nous décrire, et de dramatiser, dès l’ouverture, le contexte
international et politique entre l’Amérique et la Russie soviétique. Nous
sommes encore dans le cadre de la Guerre Froide – politique-fiction caduque
toujours amusante à envisager plus de vingt ans plus tard…- et si les relations
viennent de se tendre entre les deux pays, Floyd et cet étrange émissaire
russe, à la faconde soviétique très en vogue dans les films hollywoodiens les
moins anti-communistes primaires de ces années-là, prennent langues pour percer
les mystères de l’espace. L’émissaire propose à Floyd un marché : les
russes fournissent le vaisseau, les américains les compétences (!), et tous
ensemble ils parviennent à sauver le Discovery, à rebrancher Hal, à comprendre
ce qu’il s’est passé neuf ans plus tôt. Bien sûr, il reste à convaincre leurs
supérieurs. Cette scène d’exposition, à la fois classique et sophistiquée, est
tout à fait bien mise en scène : l’athlétique Heywood est au sommet de son
télescope, tandis que le gros russe l’interpelle depuis le sol du désert. La
scène est filmée en plan très large, les deux hommes sont deux petites
silhouettes chacune à une extrémité du gros télescope, appareil qui sert à voir
le plus loin possible. Et tandis qu’ils font l’effort à la fois de se
comprendre, de négocier, de jouer le jeu le plus franc possible de la
diplomatie, au service d’un projet scientifique, ils se rapprochent l’un de
l’autre, Floyd descendant vers le russe, et celui-ci débutant – péniblement –
l’ascension du télescope. Dans le même temps, la valeur des plans proposés par
Hyams change : ils se font de plus en plus rapprochés, dans un jeu de
champs/contre-champs qui souligne l’échange tout autant que le rapprochement.
Voilà une idée de mise en scène simple, efficace, mais qui ne manque pas
d’élégance. L’idée de la collaboration prend forme devant nos yeux dans cette
première scène. A plusieurs reprises, le film et son drame avancent ainsi,
simplement, rapidement, tout autant par les dialogues que par leur mise en
scène. Les scènes suivantes, qui voient Floyd d’abord convaincre un
fonctionnaire en charge de ces affaires spatiales auprès du Président, puis une
autre scène où cette fois Floyd doit « convaincre » sa femme et son
fils, sont filmées avec cette économie de moyen qui ne dispense pas d’un vrai
propos de mise en scène. Ces séquences d’exposition rendent le récit et les
enjeux très clairs, même s’il faut le reconnaître, nous sommes bien aux
antipodes du film de Kubrick. 2010,
c’est l’anti-2001, mais par là, Hyams
retrouve quelque chose du mode de narration de Clarke, quelque chose de plus
humain, de plus affecté. Les scènes sont courtes, vont à l’essentiel. Nous sont
simplement épargnées, et c’est tant mieux !, les dialogues parfois un peu
laborieux de l’auteur, au profit d’une mise en scène très vite intelligible.
Lorsque
nous est introduit le personnage de Chandra, créateur d’Hal 9000, celui-ci
semble beaucoup plus sympathique que le personnage du roman. Qu’il nous soit
permis de fantasmer un instant sur la possibilité dans le roman d’une parodie
de Kubrick lui-même sous les traits de ce génie de la forme artificielle. Ce
que ne retient pas Hyams, qui décidément veut conduire son film vers les
sphères très quotidiennes d’une humanité sympathique a priori. Peut-être une
manière d’être le plus fidèle à Clarke en effet, et pour lui aussi de prendre
une petite revanche sur le démiurge Kubrick. L’ellipse qui suit, et qui nous
présente le Leonov, le vaisseau soviétique dans lequel ont embarqué les trois « experts »
américains, à son arrivée aux abords de Jupiter, est certes moins impressionnante
que la plus grande ellipse de l’histoire
du cinéma dans le film de Kubrick, mais tout de même, elle nous permet de
singulièrement faire avancer le récit !
Débute
alors comme un autre film, coincé dans les espaces confinés du vaisseau russe d’abord,
puis de l’américain ensuite, dont la première scène, le réveil anticipé de
Floyd par l’équipage russe du fait d’étranges phénomènes sur Europe, évoque
bien évidemment l’Alien précédemment
cité. Il ne s’agit pas de citation, mais bien de la reprise de différents motifs
du film de Scott : le réveil un peu lent du personnage principal, sa prise
de conscience de la situation dans la salle commune, aux lumières forcément
tamisées, la descente vers le lieu du mystère, le bip entêtant du radar de la
sonde chargée d’approcher le phénomène. Un suspens s’installe, qui n’existe pas
du tout sous cette forme dans le roman, puisque la forme de vie est très
directement décrite par Clarke. De la
même manière, l’hostilité évidente qui existe dans le film entre soviétiques et
américains est totalement inexistante dans le roman où les protagonistes finissent
par muter en une sorte de société à la frontière des deux systèmes, partageant
une langue anglo-russe sur laquelle Clarke s’appesantit longuement. Aussi
peut-on considérer que le traitement de l’histoire, par ailleurs plutôt fidèle au
roman, tire le film vers la paranoïa, voire le film d’espionnage – les intérieurs
du Leonov ne sont pas sans évoquer les entrailles d’un sous-marin isolé au cœur
de la Guerre froide. C’est ce traitement qui fabrique le suspens beaucoup plus
que les éléments effectifs qui (ne) nous sont (pas) présentés – et qui donc ne
peuvent faire science, au sens donné
plus haut, contrairement au roman, qui s’interroge minutieusement sur les
conditions d’apparition de la vie, sur les éléments de son possible
développement, bref qui pratique l’exobiologie, discipline tout à fait de science-fiction. Dans le film de Hyams,
tout se passe comme si le spectateur savait dès l’abord que la seule forme
possible de vie dans l’espace est celle qui ne vous laissera aucune chance d’en
réchapper…
Les
procédés utilisés pour fabriquer ce suspens sont néanmoins tout à fait opérant :
l’usage du son est notamment assez remarquable. La superposition des langues, l’anglais
et le russe, le bip du radar dans cette scène, les craquements du vaisseau dans
une autre de « freinage » à proximité de Jupiter, participent d’un
univers sonore qui permet largement d’habiter ce qui pourrait assez vite s’apparenter
à un huis-clos, dont la finalité n’est pas bien claire. Car c’est bien là que
le film, contrairement au roman, pèche : le suspens suppose un dénouement qui
vient comme confirmer et « réaliser » la crainte qui le génère. Le
suspens a un but, pourrait-on dire, avec des dents ou avec des mots, mais il doit se résoudre. Ceci n’advient jamais
dans le film. Trop fidèle au roman – mais celui-ci rappelons-le n’appuie pas
son récit sur le procédé du suspens – il manque littéralement son sujet, à l’image
de la sonde qui finit par disparaître brutalement à la surface d’Europe. Cette
scène de brutale disparition de l’objet même de la scène – voire du film !
– se reproduit d’ailleurs une seconde fois, plus dramatiquement encore, puisqu’entraînant
la mort de son sympathique pilote lors de l’exploration de la surface du monolithe.
C’est dire d’une certaine façon l’échec de la « mission » ! Deux
tentatives, deux échecs !
C’est
aussi que le film de Hyams ne parvient jamais à dépasser le stade de la
fascination technologique, assez inhérente à la science-fiction certes, mais
jamais suffisante. La question, presqu’évacuée dans le film, de la vie sur
Europe, la lune glacée de Jupiter, en témoigne : pour Clarke, nulle technologie
à proprement parler dans ce moment, il s’agit de spéculer, simplement. La
fascination pour « le ciel au dessus de nos têtes » ne nécessite pas
forcément le télescope qui permet de l’observer. Hyams se comporte un peu comme
l’idiot qui lorsqu’on lui point la lune du doigt, regarde le doigt… Une vraie
façon de faire de la science-fiction au cinéma toutefois.
Certes,
le goût technologiste est tout à fait plastique : cela rappelle un peu ce
que le Chef de gare expliquait l’année dernière à propos d’Oblivion. Tout est dessiné, designé
avec le souci de l’ingénieur. Et cela donne des choses plutôt très belles,
surtout lorsque le réalisateur des effets spéciaux s’appelle Richard Edlund, d’ILM,
et qu’il est l’un des artisans de Star
Wars. La scène de freinage du Leonov qui s’enflamme au contact de l’attraction
jovienne, l’accostage du Discovery recouvert d’une poussière de souffre toute
symbolique !, les levers de soleil sur la surface plane et noire du
monolithe qui occulte littéralement l’espace de l’image, tout cela participe
indéniablement des moments de poésie qui se dégagent à plusieurs reprises du
film. Il y a un sens plastique affirmé chez Hyams, et c’est, peut-être à l’instar
d’un Kubrick finalement, ce qui permet au film de tenir son récit. La lenteur
de certaines scènes, où l’on sent bien que le seul souci est celui de traîner
sur tel aspect plastique de la technologie que l’on présente, voilà qui au fond
légitime un peu la science-fiction « à effets spéciaux » au cinéma – sur
grand écran, bien sûr !
L’on
pourrait disserter aussi sur le mouvement tel qu’il se saisit dès lors qu’on
prétend filmer dans l’espace. Le mouvement continu et uniforme dans les espaces
infinis a quelque chose d’éminemment cinématographique, dont la plus belle occurrence
est évidemment l’apesanteur. Pour des raisons techniques semble-t-il, celle-ci
est assez peu présente à l’image, sinon dans une scène qui cite presque plan à
plan 2001, lorsque Chandra « ressuscite »
Hal 9000, et déroule à l’inverse le film de Kubrick. Un anti-2001, décidément.
La
résolution du récit, puisqu’il en faut bien une – et à cette chronique aussi…- n’a
que très peu à voir avec le roman. Du stricte point de vue narratif, les mêmes
évènements se produisent : apparition fantomatique du Bowman disparu à la
fin du premier film, dans une série de scènes qui subvertit le propos de Kubrick
en une posture très new-age, lorsque le pauvre Bowman nous apparait sous les
différents âges qui concluait 2001 –
il faut voir le visage consterné de Floyd lors de la disparition de l’astronaute
en fœtus d’un mètre cinquante de haut… Puis la fuite éperdue de l’orbite de
Jupiter, parce qu’un danger que nous ne connaîtrons pas avant son advenue, mais
dont le compte à rebours ne nous est pas épargné…, guette. Puis enfin l’apparition
de ce nouveau soleil en lieu et place de la grande gazeuse, soleil dont nous ne
saurons pas grand-chose non plus, sinon que son apparition a permis aux
Soviétiques et aux Américains de ranger leurs armes et rancœurs au placard…
Pourquoi, comment ? Mystère. Simplement, un nouvel âge s’est ouvert pour
le système solaire, et voilà qui est bel et bon en soi.
Dire
que cette conclusion est bâclée, une fois encore en l’accrochant à un suspens
qui ne peut vraiment en être un, c’est peu dire… Ce qui semble assez typique d’un
certain cinéma de science-fiction du mitan de ces années 80’ et du début de la
décennie suivante, c’est comme la confiance en une résolution spontanée des
conflits, une réconciliation généralisée - dans 2010, entre Hal et Chandra, donc entre l’homme et la machine, entre
Bowman et le monde, c’est-à-dire sa veuve, sa mère, son chef, entre russes et
américains, entre aliens et Terriens. A la paranoïa de la fin des années 60’,
Hyams répond par l’optimisme de cette fin anticipée de la Guerre froide, de
cette fin de l’histoire dont Fukuyama sera le théoricien moins de dix ans plus
tard. Un tel usage de la science-fiction, très optimiste, est toutefois assez
récurrent, que l’on songe au film de Wise, Le
Jour où la Terre s’arrêta, ou beaucoup plus au Abyss de James Cameron que ce 2010
semble vraiment préfigurer. Bien entendu cet optimisme se paie d’une farouche
haine des élites politiques, et si l’on retourne la médaille, l’on retrouvera
très vite les angoisses paranoïdes d’un Carpenter dans The Thing, ou d’un Scott dans Alien.
L’homme est un loup pour l’homme dans le même temps qu’il est forcément un agneau,
il faut bien nourrir le loup…
Bien
entendu, cette naïveté est absente du roman de Clarke, dans lequel rappelons-le
la Guerre froide a l’air bien lointaine. Les titres des derniers chapitres du roman :
« Le dévoreur de monde », « L’éveil de Lucifer », « 20.0001 » donnent une autre
envergure à ce récit qui se transforme alors en une épopée cosmique dont les
raccourcis sont tout simplement éblouissants. Mais non par l’éclat de la
lumière, mais par le sentiment qu’il procure de sa propre exiguïté – et dans le
même temps de son propre désir d’absolu. Clarke n’est cependant jamais « religieux ».
Son sujet, nous l’avons dit, c’est l’homme avant toute chose, et son aspiration
éternelle à éclairer de son intelligence et de sa sensibilité les espaces
obscurs qui de toutes parts nous enserrent.
Décidément,
les premières chroniques du mois sont toujours les plus longues – je n’ose
dire les plus laborieuses, on verra bien…
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