lundi 20 octobre 2014

20/31 : L’Homme invisible, de H.G. Wells (1897) par James Whale (1933)




Le Chef de gare, hier soir dans sa très convaincante chronique au sujet du monumental Seigneur des anneaux, n’a pas fait référence à un texte dont il est évident que Tolkien l’avait sans doute en tête lorsqu’il « créa » l’Anneau Unique de Sauron, c’est La République de Platon. Ce texte, vieux de 25 siècles, nous raconte, certes comme une expérience de pensée au milieu de tant d’autres, l’histoire, la fable devrait-on dire, de l’anneau de Gygès. Ce dernier, simple berger, découvre par hasard au doigt d’un géant mort depuis des lustres, une bague d’or qui, lorsqu’il s’en saisit, lui procure la faculté de se rendre invisible à loisir. Grâce à ce pouvoir nouvellement acquis, Gygès peut s’en aller séduire la reine Nyssia, et finalement la débarrasser de son mari, le roi Candaule, celui-là même qui avait invité Gygès, encore très visible, à venir admirer sa femme dans toute la gloire de sa nudité – origine légendaire de la pratique érotique du candaulisme, qui depuis a connu de beaux jours en peinture et sur internet…


                 L’évocation de cet anneau de Gygès intervient dans La République, lorsqu’il s’agit de s’interroger sur la fonction et la destination de la justice : si l’on n’y a pas intérêt, le respect des lois et de la justice n’est-il au mieux pas qu’un exercice de naïveté ? Au fond, la justice n’est-elle pas le faux-nez de la faiblesse et de la lâcheté d’hommes qui ne peuvent tirer leur intérêt d’une situation dans laquelle ils ne se trouvent pas en position de force ? Ce questionnement reste tout à fait d’actualité si l’on pense un instant aux questions politiques et économiques qui continuent d’agiter notre débat public, et aux théories qui s’affrontent encore au sujet notamment de la justice fiscale et sociale, par exemple… Certes, chez Platon, plus exactement chez Glaucon, le contradicteur de Socrate – attaché, lui, tel un antique Gandalf éclairant les hommes, à l’immanence de la Justice – ce Gygès n’est pas exactement l’équivalent du Gollum qu’il deviendra chez Tolkien, puisqu’en effet, cet anneau du pouvoir contribue grandement à sa fortune finale. Cette question de la justice redoublée de celle du pouvoir est au cœur du roman de Tolkien. A l’accroissement du pouvoir chez un être – homme, magicien, hobbit, démon… - correspond toujours l’affaiblissement de sa capacité de compassion. Le personnage pivot de cette problématique est Gollum, dont la soif de pouvoir n’a par ailleurs d’égal que son caractère pathétique. Le grand sujet « philosophique », s’il y en a un dans Le Seigneur des Anneaux, répond ainsi à la fable de Platon : plus l’on convoite le pouvoir, plus l’on prend le risque de s’exclure de toute communauté. L’Anneau Unique, c’est aussi l’anneau de la solitude…

                Ce propos est dès 1897, et d’une façon certes plus divertissante, celui de H.G. Wells, auteur essentiel du genre, à la postérité équivalente à celle d’un Tolkien. C’est aussi le sujet, beaucoup moins insouciant cette fois, du film que James Whale tira de ce roman en 1933, année sombre pour le monde s’il en est, dont les chroniqueurs de la Terre du Milieu auraient pu dire qu’elle nous faisait entrer dans un Âge de Ténèbres, digne des pires heures du Mordor… Mais avant d’ergoter sur l’urgence du film de Whale, un petit retour au roman de Wells s’impose. Je ne reviendrai pas ici sur la postérité de l’auteur britannique, que j’avais évoqué l’année passée au sujet de sa Machine à explorer le temps – je ne me doutais pas alors que j’explorai moi-même déjà l’année suivante du Train ! L’Homme invisible est postérieur de deux ans à La Machine à explorer le temps, et traduit le même penchant pour les tribulations scientifico-politiques qui feront la réputation du maître – que l’on pense à L’île du Docteur Moreau, roman qui se place précisément entre les deux œuvres citées plus haut. Cette époque de la toute fin du XIXème siècle, c’est aussi le moment de la naissance de ce nouvel art qui va révolutionner notre manière d’envisager le divertissement d’une part mais aussi le rapport aux masses et à ses manipulations par le pouvoir d’autre part, j’ai nommé le cinématographe ! Il est amusant, voire troublant, de constater que cet homme invisible naît à peu près au même moment que le médium qui pose comme prérequis justement le visible avant tout. L’homme invisible, c’est littéralement l’homme qui ne peut être perçu par le cinéma ; a priori, il est la forme qui est insaisissable par les moyens du cinéma. L’homme invisible, c’est aussi bien sûr la simple réactualisation par la science-fiction, nous le voyons bien dans la première moitié du roman de Wells, d’une figure traditionnelle du fantastique qui est celle du fantôme, de l’esprit frappeur, ce corps sans corps, qu’on ne voit pas comme tel mais dont on peut constater l’empreinte qu’il a sur le monde – il renverse des objets, fait tourner les tables, écrit des messages sibyllins, etc. Autant de manifestations mystérieuses qui continuent de faire les beaux jours du cinéma « internetisé » des Paranormal activity décidément ancrés dans une tradition ancestrale…  

                Bien entendu, ce paradoxe du personnage de l’homme invisible au cinéma, est aussi ce qui fait son intérêt cinématographique : comment filmer l’invisible ? Au-delà du film de genre, voilà bien une question qui dût préoccuper tout cinéaste un peu sérieux, voilà qui semble presque un programme de tout l’art du cinéma ! Que Whale se confronte à cette sévère question n’est pas sans rapport avec le propos même du roman de Wells. Nous l’avons dit, il y a toujours quelque chose de l’ordre du divertissement dans les œuvres de l’auteur britannique. La dimension aventureuse, voyageuse, curieuse en fait, de ces récits, à l’instar d’un Jules Verne en France, n’est jamais négligée. L’Homme invisible, avant d’être une parabole sur le pouvoir, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit tout de même, est avant toute chose un roman d’aventures, les aventures de cet homme invisible – pour reprendre le titre que très justement donnera John Carpenter à sa propre version cinématographique de cette histoire. Et lorsqu’il s’agit de filmer ces aventures insolites, puisqu’a priori, on ne les voit pas…, le recours à la « magie » du cinéma, entendez sa capacité d’illusion, son origine foraine en fait - peut-être donc sa substance - s’impose. Le nom technique de cette magie se nomme « effets spéciaux », et il est sûr que l’exigence que ceux-ci imposait pour une adaptation digne de ce nom du roman de Wells ont probablement pesé dans la balance lorsqu’il s’est agi pour la Universal, encore elle !, de désigner James Whale comme metteur en scène du film. Si toutefois L’Homme invisible, le film, dépasse la seule virtuosité de l’adaptation technique d’une œuvre a priori impossible au cinéma, ce n’est pas seulement par la grâce toute réjouissante des effets spéciaux, mais aussi, à l’instar du roman, par la mise en scène de l’hubris du pouvoir, et son caractère tout à la fois grotesque et effrayant. Il n’est pas impossible de penser là à une tradition toute anglo-saxonne, fortement ancrée dans un humour moqueur que l’on retrouve aussi bien en littérature qu’au cinéma, et qui trouve son plein épanouissement dans ces années 30’ et 40’ quand rire revient au même que s’inquiéter – pensons au Great Dictator de Chaplin réalisé 6 ans plus tard… Car bien sûr, même si ce regard n’est que rétrospectif, n’oublions pas que nous sommes en 1933 lorsque Whale se saisit du « monstre » de Wells, et à son sujet nous sert un personnage autrement plus inquiétant que celui du roman.

                Encore un mot au sujet de ce roman. Il consiste durant toute sa première moitié en une succession de scènes littéralement burlesques, a priori très peu littéraires et très fortement cinématographiques, ce qui n’est pas d’ailleurs sans provoquer quelques longueurs très sensibles pour le lecteur – certes du XXIème siècle que je suis… En outre, il y a dans la langue même de Wells quelque chose de strictement visuel : il décrit ce que l’on verrait si l’on pouvait voir, parfois directement de son point de vue de narrateur impersonnel, parfois du point de vue de tel ou tel personnage, témoin plus ou moins direct des agissements de l’homme invisible. Ainsi dans une longue « séquence » où les ouvrages scientifiques de l’homme invisible « disparaissent » de l’auberge où ils se trouvaient retenus, la scène nous est-elle présentée visuellement de trois points de vue différents ! Il y a comme quelque chose de déjà cinématographique dans ce découpage de la narration. Wells n’est jamais loin du commentaire de ce qu’il nous présente : il cherche à voir ce qui ne peut être vu. Il nous faudra attendre d’entrer dans l’intériorité du personnage de l’homme invisible, qui est en fait savant et s’appelle Griffin, pour que l’on puisse saisir enfin quelque chose qui dépasse la simple conséquence de ce qui nous a été présenté auparavant, et ne pouvait d’ici là se révéler, presque au sens photographique du terme que comme image manquante, littéralement. C’est toutefois, me semble-t-il, dans cette absence très présente qu’il y a quelque chose de positivement cinématographique déjà dans le roman de Wells, et d’assez « anti-littéraire ». Lorsque toutefois, nous avons, par la confession, enfin accès à l’intériorité du personnage, et donc à son histoire – ce rapport libre à la chronologie demeurant l’une des prérogatives de la littérature comme nous avons pu le voir déjà avec Les Fils de l’homme – la figure que nous dresse Wells de ce Griffin esseulé et tragique, transforme tout à coup l’histoire d’une bouffonnerie un peu saugrenue en tragique numéro de guignol finalement saignant. Ce n’est pas le moindre des talents de l’auteur de nous avoir ainsi « baladé » tout au long d’un roman apparemment inoffensif pour nous abandonner enfin au pathétique d’une situation politique. Il me semble qu’avec des moyens à la fois assez proches, je l’ai dit ce texte appelle naturellement le cinéma, et pourtant assez vite divergents, Whale parvient à un résultat tout à fait comparable, et en phase avec les dangers qui poignent en ce premier tiers du XXème siècle. 

                Le film s’ouvre sur la désormais célèbre silhouette intégralement encapuchonnée d’un homme au milieu d’une tempête de neige, qui rejoint l’intérieur d’une auberge « populaire », le mot n’est pas usurpé…, et demande aux tenanciers des lieux une chambre où il pourrait loger un temps indéfini. Passée la surprise devant l’allure étrange de ce nouveau venu, l’homme est finalement accueilli, et devant le peu de sympathie qu’il manifeste à l’égard des habitués des lieux, devient très vite le réceptacle de tous les fantasmes des habitants du village. Il est pour les uns un malfaiteur en fuite, qui protège son identité réelle, pour les autres, il est un accidenté horriblement défiguré qui ne peut plus se tenir en public sans provoquer l’effroi, il est pour tous l’incarnation de leurs fantasmes, puisqu’il semble bien n’être rien de bien sensible toutefois, vieux paradoxe toujours triomphant : c’est sur ce que l’on ne voit pas que l’on projette le mieux ses chimères. Dans toute cette première partie du film, l’homme invisible restera globalement pour le spectateur le mystère qu’il est pour le reste des personnages. Toutefois il nous sera plutôt malaisé de nous identifier aux individus auxquels Whale assimile cette foule opposée à l’individualité de l’homme invisible. Tous, qui marchent par paires, couples mal assortis et vite ridicules, semblent liés entre eux par la lâcheté et la faiblesse, ainsi que par ce désir de mettre au pas cet homme étrange, marginal et insaisissable. Dans cette première partie du film, Whale semble dérouler devant nous un plaidoyer en faveur de la singularité. Il ne semble bien qu’il n’y a que l’individu à sauver au regard de la bêtise de la populace. Nous ne sommes pas très loin alors du regard compatissant du cinéaste sur son monstre de Frankenstein, souvenez-vous, qu’une foule venait finalement lyncher parce qu’elle ne pouvait supporter son atroce différence – et certes, aussi, parce que la créature en question avait commis un meurtre terrible, même si en réalité ce n’était qu’un accident. Toutefois, dès lors que l’homme invisible se déshabille pour échapper à cette foule ignoble, quelque chose qui n’a pas à voir avec le Frankenstein se met en place :  ce nouveau monstre n’inspire pas tout à fait la pitié, à la différence du précédent. Il apparaît dès l’abord comme arrogant et méprisant vis-à-vis de la plèbe. Et même s’il reste inquiétant, lorsqu’il entraîne cette masse dans les tourments de sa fuite, c’est par son rire qu’il continue d’exister pour nous autres spectateurs-auditeurs. Le rire sardonique et presque hystérique de l’homme invisible, voilà ce qui fait au moins autant sa marque que les vêtements dont il se couvre pour apparaître au monde.

                Il est évident que Whale n’avait pas beaucoup de choix de mise en scène, dès lors que l’homme invisible s’est intégralement débarrassé de ses vêtements, pour faire exister ces scènes burlesques et néanmoins inquiétantes de rixes entre adversaires dont l’un reste invisible à l’autre. Ce rire, élément sonore, plutôt absent du roman qui n’en a pas besoin pour nous décrire ces scènes, rejoint néanmoins une autre préoccupation de Whale, me semble-t-il. Il y a chez l’homme invisible quelque chose de foncièrement manipulateur, dès l’abord. Contrairement au roman, dans lequel les velléités de pouvoir du scientifique n’apparaissent que très tardivement, lorsqu’il ne semble pour lui plus y avoir d’autre option, dans le film, le personnage de Griffin est très vite présenté comme mégalomane. S’il est effectivement l’individu face à la foule, il n’en demeure pas moins également l’orgueilleux face aux humbles. Et même si Whale n’hésite jamais à se moquer de ces personnages modestes, voire médiocres, il semble également assez vite choisir son camp : plutôt leur insignifiance inoffensive que l’ambition dangereuse du savant. D’une certaine manière, c’est comme si Whale pouvait enfin condamner ici Frankenstein devenu sa propre créature et non celle-ci, pathétique victime des agissements criminels d’un autre. Enfin, le savant fou et son résultat aberrant sont une seule et même chose – invisible à défaut d’être indicible…

                Le film ne va donc pas vraiment s’embarrasser des états intérieurs du personnage de Griffin. A la différence du roman, qui nous décrit notamment une relation du savant à son père, et une scène de funérailles tout à fait bouleversante qui raconte quelque chose d’assez simple sur la condition humaine et mortelle, Whale et ses scénaristes ont simplement « fabriqué » une fiancée abandonnée pour permettre de tenir un récit qui doit aller à son inévitable conclusion. Contre les désirs de toute-puissance de ce tyran aux pouvoirs paradoxaux, il faut mobiliser l’entièreté de la communauté des semblables. La scène du « conseil » policier et communal, dans lequel tous, policiers, populace, magistrats, sont présents au même titre autour de la grande table de l’auberge, afin de débrouiller sous le feu de questions du commissaire la situation confuse dans laquelle se trouve le village, il y a une transparence de chacun – tous sont visibles à tous -  et des propos – il s’agit de tout tirer au clair – qui dit assez littéralement de quoi est faite la justice, et partant la démocratie qui s’y appuie : la faiblesse de chacun, c’est la force de tous, pour peu que chacun consente en toute bonne foi à s’en remettre à tous. Cette opposition formelle de la transparence, que l’on pourrait presque nommer semblance dans le cas de ce conseil où tous sont mêmes, contre l’invisibilité d’un individu, c’est exactement le dispositif qui va perdre Griffin, pourtant très intelligent scientifique. C’est aussi, semble nous dire Whale, le seul chemin qui vaille : l’intelligence n’a pas à rester la propriété de son seul possesseur, elle doit, pour exister pleinement, se parlementer longuement et se partager entre tous. Cette auberge, puis la demeure du professeur Kemp, collègue de Griffin, vont ainsi devenir littéralement le lieu d’une guerre, celle de la tyrannie d’un seul, même plus intelligent que les autres, contre le jugement partagé de tous. La guerre entre despotisme, même éclairé, et démocratie, même médiocre. Un combat très anglo-saxon, souvenons-nous encore une fois des Fils de l’homme, le roman.

                Lorsque l’homme invisible parvient néanmoins à remporter la première manche de ce combat désormais à mort, l’on sent bien que Whale ne veut pas débarrasser trop vite les démocrates de leur attirail grotesque – dès lors que le désordre règne, c’est très vite chacun pour soi et Dieu pour tous… Mais toutefois, c’est sous l’autorité non usurpée mais charismatique du chef de la police qu’ils finiront, tous simplement en se tenant la main pour encercler la demeure où s’est réfugié l’homme invisible, par se saisir de ce dernier, et enfin par le tuer… Le film a depuis longtemps basculé dans la nuit. Les derniers sourires et ricanements sont oubliés. Nous sommes désormais dans un drame, et nous allons aboutir à une tragédie : tout le pays s’est mis en marche contre la menace invisible. Whale filme à cette occasion une scène très contemporaine de son époque, avec voitures, téléphones, et journaux radiodiffusés, de la mise en route d’une grande traque enfin sérieuse, qui n’est pas sans évoquer ce que seront certains films de propagande quelques dix ans plus tard. La blague est terminée. Comme un écho à son Frankenstein, c’est par le feu mis à l’étable où il s’est réfugié que le peuple parviendra à mettre hors d’état de nuire l’homme invisible. Dans la mort cependant, celui-ci retrouve son visage et réapparaît à tous, sous les traits de Claude Rains, occultés jusque-là. A cet instant, même s’il est mort, son « lynchage » cesse. Par ce visage, formidable idée formelle, il vient de retrouver le monde des hommes : justice est faite – et justice lui est faite. De ces dernières images, Whale ne tente nullement d’ôter leur gravité. Voilà bien un immense gâchis, celui de l’illusion du pouvoir. L’homme invisible, c’est aussi le grotesque finalement tragique du tyran. En 1933, cette intuition allait hélas connaître de nombreux développements...
               

L’Homme invisible (The Invisible Man), H.G. Wells, GB, 1897

L’Homme invisible (The Invisible Man), James Whale, USA, 1933

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