Le Chef de gare avait raison
lorsqu’il l’évoquait au sujet du Fantôme
de l’opéra de Fisher : notre problématique de l’adaptation n’a plus
aucun sens dès lors que le film est bon. Mais lorsqu’en plus, le roman dont il
est issu est au moins aussi bon, il peut tout de même rester quelque intérêt à
la comparaison, puisqu’alors il ne s’agit plus seulement de s’adonner à un
quelconque jeu des 7 erreurs, mais bien de démêler l’écheveau d’une réussite,
qui de l’un à l’autre médium n’est jamais irrésistible.
Le roman Les Fils de l’homme, paru en 1992, de l’auteur(e) britannique P.D.
James nous racontait dans la grande tradition dystopique de la littérature
anglaise, l’agonie d’un monde, le nôtre, à partir d’une seule et simple idée –
encore une fois ! : la stérilité générale et durable de toute la race
humaine. A partir de la fin des années 90’, dans l’alternative temporelle
proposée par l’auteur, la fécondité baisse brutalement jusqu’à disparaître
purement et simplement au tournant du XXIème siècle, laissant l’Humanité dans
l’incompréhension et l’angoisse de sa disparition prochaine. Cette lente apocalypse a l’avantage d’être à
la fois très aisément saisissable et donc vraisemblable pour le lecteur – ici
pas besoin de hordes de zombies ou d’explosions thermonucléaires – et d’être
dès l’abord une allégorie de notre condition : ce monde duquel l’enfance
puis la jeunesse sont progressivement et irrémédiablement chassées, c’est bien
sûr le propre état intérieur de chacun de nous. A l’image de cette fiction qui
nous raconte un monde qui se trouve en proie à l’inexorable panique de vieillir,
nous cheminons tous individuellement, et donc collectivement, vers ce destin
de l’extinction programmée, à plus ou
moins brève échéance selon notre âge. Voilà bien une fin du monde que nous
aurons tous à affronter… P.D. James, fidèle à son style d’écriture, nous
embarque dans cet environnement à l’agonie, par les yeux de Théo, professeur
d’histoire quelque peu au chômage technique depuis qu’il n’y a plus d’étudiant,
et c’est à travers lui, parfois sous la forme du journal qu’il tient au jour le
jour, le plus souvent, plus classiquement par un point de vue narratif
surplombant qui le prend toutefois comme sujet principal, que nous cheminons
dans ce monde dépressif livré littéralement au désespoir dans lequel il n’y a
plus d’avenir, et duquel ce qu’il nous reste du passé, ce ne sont que les
regrets. L’évènement fondateur du personnage de Théo tient en ce qu’il a perdu
son unique enfant, et de la pire des manières : il l’a accidentellement
tué. Ce personnage est donc ainsi d’emblée un peu à l’image de ce monde en voie
d’extinction, il est depuis longtemps comme déjà mort, et il ne peut certes
pour lui plus y avoir aucun enfant, puisque le sien n’est plus.
P.D. James ne s’en tient
cependant pas à la seule description du calvaire mélancolique d’un homme brisé,
elle nous raconte aussi et surtout ce qui peut advenir d’un monde qui n’a pas
d’avenir. L’ « agent » du récit qu’elle va développer réside
dans le lien de parenté de Théo avec le dictateur de l’Angleterre. Car dans ce
monde sans espoir, seule l’autocratie semble pouvoir maintenir un semblant
d’ordre. Il se trouve que ce despote que P.D. James n’hésite toutefois pas à
nous décrire comme éclairé, est le cousin de Théo, dont il fut très proche
durant l’enfance et l’adolescence, désormais perdues. Cette proximité, même lointaine au moment du début du
récit, est l’argument qui va permettre
le drame. Théo est approché par un mystérieux groupe contestataire, qui lui
demande d’intercéder auprès de son cousin en faveur de tous les opprimés du
régime. Théo, qui tombe vite amoureux de la jeune compagne un peu mystique du
chef de ce groupe, agit en ce sens et « retrouve » son cousin dont il
fut un temps le conseiller particulier. Cette entrevue n’a pas de postérité, et
quelques temps plus tard, le groupe d’ « insurgés » doit prendre
la fuite, accompagné par Théo qui réalise alors l’importante Bonne nouvelle que voudrait inspirer au
monde ces Poissons, comme ils se sont dénommés : Julian, la jeune femme
dont il est tombé amoureux, est enceinte, et sa grossesse est presqu’à son
terme. La naissance de cet enfant, à l’issue d’une fuite sans issue, va
toutefois permettre le retour de l’espoir sur ce monde, et le roman s’achève
sur la substitution de Xan par son cousin Théo : tout est à reconstruire,
à l’Apocalypse du vieux monde a succédée la Genèse d’un nouveau.
Cette arrière-plan religieux au
récit, Alfonso « Gravity » Cuarón,
lorsqu’il se retrouve associé à l’adaptation cinématographique du roman, le
fait sien d’une nouvelle manière, moins chrétienne que dans le roman, et plus
syncrétique. Mais néanmoins, cette question du devenir de l’homme - le titre, Les Fils de l’homme, est tiré d’un
psaume de la Bible : « Tu réduis les mortels en poussière, et tu dis:
Retournez, fils de l'Homme ! », cité dans le roman – est éminemment
spirituelle, et chez Cuarón fait écho à la question plus générale de la Foi,
explicitement citée à plusieurs reprises dans le film. Le scénario ne reprend
toutefois pas complètement le récit du roman. Si bien sûr la stérilité générale
de l’humanité reste l’argument majeur sur lequel se développe l’histoire,
certains éléments diffèrent assez fortement avec le roman tout en délicatesse
de P.D. James. Ainsi le gouvernement autoritaire de Xan fait place dans le film
à un régime tout bonnement fasciste, dont la violence barbare est sans commune
mesure avec l’impéritie toutefois cruelle présente dans le roman. De la même
manière, la « résistance » du groupe des Poissons, toute théorique
chez P.D. James se trouve fortement « musclée » chez Cuarón. Les
Poissons ne sont certes plus qu’un groupe armé parmi d’autres, mais dont les
méthodes, comme pour tous d’ailleurs, relèvent plus de la guérilla urbaine et
du terrorisme révolutionnaire que de la stricte profession de foi du roman. Il
y a là toutefois des choix de mise en scène qui font réellement cinéma :
l’apathique apocalypse de James a cédé la place au spectacle d’une
déliquescence des structures sociales et politiques autrement plus violente.
C’est aussi que nous ne sommes plus en 1992, mais en 2006 et que les images de
notre siècle naissant se sont remplies déjà de ces représentations de
l’effondrement d’un ancien monde. Celui des tours jumelles de New-York a en
2001 ouvert le bal d’un siècle d’images-totems dont les dirigeants,
anglo-saxons notamment, se sont emparées pour fabriquer la guerre préventive
qui n’est en en ces années 2005-2006 plus du tout de l’ordre de l’anticipation
dystopique. Lorsque Cuarón filme à Londres le début de son film, la
Grande-Bretagne est au côté des Etats-Unis, engagée depuis quelques années dans
l’aventure guerrière irakienne, dont les conséquences continuent de faire vaciller de leurs répliques notre monde en
mutation de 2014. Et les agissements odieux de deux grandes démocraties
occidentales ont été révélés en mondovision par ce que l’on n’appelait pas
encore les « selfies » de quelques soldat(e)s aux tendances sadiques
à Abou Grhaib ou ailleurs. Nous y reviendrons.
La première scène du film nous
montre au bout de quelques minutes seulement un attentat au cœur de Londres,
auquel échappe de peu le personnage de Théo. Cette scène a été tournée moins
d’un mois et demi après les attentats de Londres de juillet 2005 ! Dire
que Cuarón a tenu compte du contexte contemporain dans lequel il allait
transposer cette histoire racontée par James à l’aube des années 90’,
décidément très éloignées de cette nouvelle réalité, c’est rendre justice au
souci d’un cinéaste dont on sent bien qu’il veut témoigner d’une violence qui
n’est pas seulement symbolique, mais aussi et surtout déjà très quotidienne. Il
faut rappeler à ce propos que Cuarón est mexicain. On a coutume d’adjoindre à
son CV deux autres cinéastes de même nationalité, Guillermo del Toro et Alejandro
González Iñárritu, avec lesquels d’ailleurs il a fondé en 2008 une société de
production. Ces trois-là représentent un peu une exception à Hollywood, et dans
le même temps symbolisent probablement quelque chose de l’ordre d’une
transition dans l’industrie du cinéma. Ils sont « nord-américains »,
sans aucun doute, mais aussi profondément latin, ils tournent pour l’Amérique
mais également pour l’Europe, et dans tous les cas, ils sont des auteurs, des
vrais, qui défendent au cœur même du système hollywoodien, et avec les moyens
de celui-ci, une véritable exigence artistique, duquel la virtuosité technique
n’est pas étrangère. Ils représentent probablement en tout cas aujourd’hui
l’une des plus fortes expressions de la nouvelle modernité d’un cinéma
globalisé, et néanmoins fortement travaillé par un atavisme d’Amérique Latine. Cuarón,
dans Les Fils de l’homme, semble se
souvenir ainsi du chaos et de la brutalité qui agitent les grandes métropoles
mexicaines, de la dureté des rapports nord-sud, notamment en ce qui concerne
l’immigration, de la violence de la pauvreté et des inégalités sociales.
Sa transposition du Londres de
James ne se réduit toutefois pas au seul décalque d’une réalité contemporaine
d’outre-Atlantique. Cuarón, très intelligemment, sait aussi recycler tout
une tradition très anglaise de la représentation de la violence sociale. Son
Londres pseudo-futuriste n’est pas sans évoquer à de nombreuses reprises une
certaine imagerie quasi légendaire au cinéma, et issue de la littérature...
Ainsi Théo déambule-t-il au moment d’entreprendre son odyssée avec les
Poissons, dans les quartiers tout de briques sombres de l’East End victorien,
repaire de la célèbre canaille anglaise du XIXème siècle ; les nombreux
écrans présents en tous lieux et qui vantent la « douceur de vivre »
anglaise quand le reste du monde semble livrer à la pâture de la violence ne
sont évidemment pas sans rappeler l’omniprésence du Big Brother d’Orwell. La
référence à cet auteur qui a quasiment inventé la dystopie est d’ailleurs
frappante dans la « citation » presque directe de la couverture d’un
album de Pink Floyd, Animals, dont le
titre lui-même faisait référence à La
Ferme des animaux d’Orwell, dont ces Fils
de l’homme pourraient être une déclinaison.
Cuarón n’oublie pas non plus les
bucoliques paysages de la campagne anglaise, ainsi que la lande, autre fameux
motif britannique. En artiste accompli de l’image – il fut d’abord directeur de
la photographie avant de devenir cinéaste – il compose à de nombreuses reprises
de véritables tableaux, qui jouent non seulement avec les références
culturelles anglaises, mais aussi avec une certaine histoire de l’art
européen : scènes de genre, paysages, portrait, nature morte, peintures
animalières… Ce dernier motif occupe d’ailleurs une place tout à fait à part
dans le film, un peu comme un second écho au titre des Pink Floyd – nous
pourrions à ce sujet aussi d’ailleurs évoquer, côté « son » cette
fois, l’usage irréprochable du rapport à la pop-culture anglaise avec un choix
aux goûts très justes et affirmés de titres « de tradition anglaise »
également : Freda Peeple de et par Lennon, Roby Tuesday des Stones mais
interprété par l’italien Battiato, les Kills, les Libertines…
La peinture animalière, donc. La
présence des animaux tout au long du film est l’un des motifs récurrent et
plastiquement très remarquable qu’a accentué Cuarón par rapport au roman. P.D.
James le fait dire par l’un de ses personnages chassant un faon d’une église,
dans le premier tiers du livre : « Bientôt tout ceci leur
appartiendra, ils peuvent donc bien attendre encore un peu ! ». Cet
envahissement des espaces humains par une « animalité » redevenue
souveraine, James l’évoque aussi lorsqu’elle décrit dans plusieurs scènes pathétiques
les baptêmes de chats ou de chiens, animaux de compagnie qui sont venus
remplacer les bébés disparus. La « bestialité » quant à elle semble
revenir à l’homme à mesure que l’animal regagne son règne sur celui-ci. Cuarón développe
cette dialectique de l’homme et de l’animal en une série de motifs qui courent
tout au long du film, et qui infléchissent le récit dans un sens ou dans un
autre : lorsque Théo visite son cousin, devenu dans le film,
« ministre » de la culture résidant dans la Modern Tate de Londres,
les dogues allemands du maître des lieux se couchent nonchalamment au pied du
David de Michel-Ange, sauvé de la destruction de sa galerie florentine. Cuarón,
qui nous l’avons dit, avec un goût très sûr, est capable de fabriquer de la
référence culturelle, n’hésite pas à cet instant à accoler les chien colossaux
à la sculpture non moins colossale. La juxtaposition de ces deux images en
fabrique tout à coup une troisième, une de ces scènes de genre, qui pourrait
s’intituler « Chiens de garde de la Culture au repos », et qui
raconterait en une seule idée visuelle, s’intégrant par ailleurs parfaitement
au récit, ce qu’il en est désormais de ce monde : l’art continue dans ce
monde à l’agonie d’avoir la seule valeur qu’il a jamais eu, celle d’une
consolation, éventuellement d’abord au service des puissants… Faillite de la
culture ?
Je ne peux ici résumer ou
décrire l’ensemble des moments analogues du film, tant ils sont nombreux, simplement
déjà avec ces motifs animaliers, et tant ils font image et sens dans le
même temps : les courses de lévriers, l’avis de disparition d’un caniche, les
vaches de l’étable au moment de la scène de la « Nativité », lorsque
Kee – la femme enceinte du film - annonce sa grossesse à Théo en se
déshabillant au milieu des animaux d’une étable, les cris d’animaux, coqs,
canards, poules, comme toile de fond sonore lors de la fuite de Théo, Kee et
Myriam, les oiseaux en cage chez le vieux couple russe de Bexhill, le camp de
réfugiés/concentration, etc. Cette question de la littérale présence de
l’animal chez l’homme en train de disparaître a toujours eu un écho très fort
en Angleterre, pays duquel nous vient la fameux théorie du Homo homini lupus de Hobbes, philosophe essentiel de la pensée
politique occidentale moderne, anglais, et spectateur des errements
contemporains des guerres civiles du XVIIème siècle en Angleterre. Cuarón, qui
fut étudiant en philosophie, n’a pas oublié ce qu’il y a d’animal dans le délitement de l’Etat et de l’avenir. Non de bestial,
cela il le réserve à l’homme, mais tout simplement de retour à l’ordre de
nature, cet état spontané de « guerre de tous contre tous ».
L’autre motif pictural très
fort du film, c’est bien sûr le plan-séquence, dont Cuarón a fait sa
marque de fabrique, notamment dans Gravity,
odyssée d’un piéton de l’espace, dont la virtuosité technique et artistique a
fabriqué la plus incroyable expérience de 3D au cinéma de ces dernières années –
la seule même, peut-être. Dans Les Fils
de l’homme, ces quelques longs plans-séquences – leur usage est moins
systématique que dans Gravity – me semble
la parfaite réponse aux longs développements psychologiques du roman de P.D.
James. Dans le livre, l’auteur, qui adopte le point de vue de Théo, se livre à
de nombreuses digressions en forme de réflexions ou de souvenirs. C’est que la
littérature a ce pouvoir sur le cinéma qu’elle est le médium par excellence de
la vie intérieure, cet état, souvent
psychologique, mais pas seulement - il peut être intellectuel, de méditation, d’observation
– qui n’a pas de manifestation visible,
qui n’inclut pas la possibilité d’un tiers. Cet état de secret, littéralement, est largement exploité par P.D. James,
notamment au sujet du rapport à l’absence
des enfants, et à son corolaire, le vieillissement dans la solitude, état
intérieur et intime s’il en est. Cuarón, aussi talentueux est-il, ne peut pas
tout à fait aborder de front avec sa caméra cette matière éthérée. Aussi assume-t-il plutôt la véritable différence de son
mode de traitement. Celle-ci s’exprime d’abord et avant tout dans le rapport au
temps : en littérature il est toujours possible de s'extraire du temps du
récit, pas au cinéma, Cuarón l'a bien saisi, qui décide donc d'assumer le temps réel propre au cinéma, par ces fameux
quelques longs plans-séquences. Ce n’est que par ceux-là que quelque chose de l’état
intérieur, non du personnage, mais bien du spectateur, peut se déployer – il n’est
pas étonnant à ce sujet que ce soit cette grammaire qu’il ait finalement définitivement
utilisée pour sa grande œuvre « immersive » Gravity.
Le film s’ouvre donc sur l’un de
ces plans-séquences. Un compact groupe de badauds dans un bar regarde un
journal télévisé qui relatent la mort tragique dans une rixe du plus jeune être humain de la
planète. L’image s’ouvre sur leurs regards tristes braqués sur nous, spectateurs
du film, puis fend cette masse hagarde Théo qui, insensible apparemment à cette
information, vient se servir un café puis quitte le bar. Nous le suivons, nous
sommes, dès l’abord, dans « son » regard. Nous prenons connaissance à
travers sa présence du Londres futuriste et pourtant appauvri de cet univers
dystopique, un temps s’écoule durant lequel il lit un journal, boit quelques gorgées
de café, puis brutalement, alors que la caméra a fait le tour du
personnage, une explosion dévaste le bar duquel il vient de sortir. Le
plan-séquence ne s’arrête pas là, et la caméra, très « subjective »,
comme assumée, et toujours collée à Théo, nous transmet sa panique. C’est là
certes une grammaire très en vogue au début des années 2000, qui relaie à la
fois la démultiplication des appareils d’enregistrement vidéo en tout genre,
téléphone, petites caméra, webcam, etc. et qui nous vient très directement de l’internet
et de son déchaînement d’images « amateurs » mal cadrées, mais qui
saisissent le temps long – le porno s’en est trouvé transformé à jamais… -,
mais une grammaire qui relève aussi de la plus classique forme du reportage de
guerre, lorsque le cameraman se retrouve
brutalement sous le feu de l’ennemi et que son professionnalisme n’a plus tant
à voir avec le souci de la représentation, qu’avec la volonté d’enregistrer
purement et simplement un morceau de « réel », en qualité de témoin,
peu importe la valeur esthétique de ce témoignage. Il est remarquable que la focalisation, la convergence de toutes
ces grammaires, nous l’ayons retrouvée dans le scandale d’Abou Ghraib, rendu public
à l’été 2003 – dont l’une des « situations » est directement reprise
dans le film.
Ces images pornographiques qu’on
fabriquées des soldats paradoxalement transformés de bourreau en
reporters-témoins de leurs propres atrocités par l’usage même des petits
appareils à leur disposition – leurs téléphones
le plus souvent – ont participé d’un certain renversement des valeurs. La
vérité, tout à coup, ce n’était plus la libération de l’Irak, comme ce n’était
plus non plus les images vues à la télévision et fabriquées par des reporters embedded, ce n’était plus non plus, bien
sûr, la morale occidentale. Tout à coup, le good
guy est devenu le bad guy, la
femme – puisque le scandale a surtout explosé avec les images de Lynndie
England – de protectrice maternelle s’est transformée en sadique bourrelle, et l’image
« vraie » s’est trouvée accouchée par la mise en scène perverse de
ces esthètes morbides – souvenons-nous des empilements de corps, des parade
vaguement SM, etc. En métaphysique, ce retournement des valeurs a à voir avec
le nihilisme, pour sûr. Au cinéma, ce souci de « vérité », tout
l’attirail de ce « faire vrai », s’élabore selon la forme étrange d’un faux
amateurisme : faire médiocre pour faire bon. Chez Cuarón, ce procédé « à
la mode » trouve toutefois sa puissance car il suppose qu’il n’y a plus de
hors-champs, que la violence est une expérience qui abolit précisément toute
capacité à se distinguer de son environnement. Et c’est par là, me semble-t-il,
que Cuarón parvient, presque par un procédé par
l’absurde, à laisser son spectateur prendre le temps de déployer sa propre panique dans le film. Car, dans les
trois longues scènes de plan-séquences, c’est cela qui est en jeu : dans la
scène dans la voiture qui voit l’irruption brutale d’assaillants qui tuent
Julian, au premier tiers du film - vieux procédé hitchcockien qui rend tout à
coup tout possible ! - et dans l’une des séquences finales, lorsque Théo
cherche, retrouve et emporte avec lui Kee et son bébé, au beau milieu d’une
scène de guerre urbaine « stalingradienne », dont l’intensité contemporaine
est sûrement à chercher du côté de Bassorah toutefois.
Paradoxalement donc, dans le
film de Cuarón, et peut-être dans son cinéma, c’est le panoptique du
plan-séquence qui crée la panique et l’aliénation, quand c’est le seul lieu bouché, opaque, qui est cette mer à la
fin du film, d’où émerge le fantomatique bateau nommé Tomorrow et que l’on pensait inexistant, qui semble être le lieu de
la sécurité. C’est ce qu’on ne voit pas qui apaise, et laisse la place à l’espérance.
Tout à coup l’irréalisme devient la
porte de sortie au sordide du réel. C’est là la dimension métaphysique, voire
religieuse, du film, et probablement toutefois son côté nihiliste : le réel est
la pourriture, ce sont les lendemains qu’il faut célébrer. Cet aspect est
forcément moins subtil dans le film que dans le roman, l’image permet
probablement moins de « finasser ». Et il est évident que ce n’est
certes pas le souci de Cuarón. Toutefois, on le voit, il y a là non seulement
de la mise en scène, mais aussi le déploiement d’un discours sur l’image, sa
force, ses limites, son sens, qui est présent du début à la fin du film.
Il y aurait énormément de choses
encore à dire de ce film, qui est à mon sens un chef d’œuvre complet. On
pourrait évoquer le talent de Cuarón pour tracer en quelques plans, parfois en
une seule image, une situation qui fait écho à tant d’autres, et dont pourtant
la justesse dans telle ou telle scène est rare dans nos environnements envahis
d’images en tout genre. Cette capacité aux harmoniques,
au sens presque musical du terme, c’est aussi le signe d’une grande culture du
cinéma et de l’image, qui ne s’arrête cependant jamais à la seule fascination
pour le cinéma et les images. Alors certes, tout cela chez lui se paie d’une
forme de désenchantement à l’égard de
l’image, comme à l’égard du monde – il y a dans le film une tendance à renvoyer
dos à dos les protagonistes du récit qui n’est jamais toutefois que méritée… -,
mais tout cela n’empêche pas la beauté, semble-t-il nous dire, comme lorsque
tout à coup, aussi brutalement que les armes se sont mises à cracher leur feu
de mort, le silence tombe sur Kee et son bébé, accompagnés vers « la
sortie du monde » par Théo, dans un bref moment de répit, au milieu des
combattants, qui justifie peut-être d’avoir eu à subir toute cette violence, et
finalement d’en être mort. Il y a des choses qui valent la peine que l’on vive
et que l’on meure pour elle. La beauté en est une. Sa transmission en est une
autre. Cette fin n’est au fond pas si éloignée de l’élégie du roman de P.D.
James, autre chef d’œuvre à lire absolument !
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