samedi 3 décembre 2011

44- Frankenstein créa la femme (Frankenstein created woman), Terence Fisher, Grande-Bretagne, 1967




Indestructible, inoxydable, invincible, insubmersible, invaincu, incroyant, tel est le Baron Frankenstein imaginé par Terence Fisher et ses différents scénaristes. C'est presque avec humour qu'on peut voir la première scène de ce nouveau film. Le Baron y gît, donné pour mort cliniquement. Un assistant ventripotent et moustachu, visiblement très angoissé consulte une montre. Un compte à rebours dont l'enjeu nous est inconnu s'achève et le Baron, d'un claquement de doigts, ressuscite comme on se lève d'une bonne sieste.
Mais la parodie est dans l’œil du spectateur, car Fisher n'est pas cinéaste à regarder ses personnages avec la moindre ironie. Il affirmait réaliser des contes de fées, et pas des films d'horreur, et il a cela de l'esprit enfantin qu'il aborde toujours ses récits presque littéralement, sans cherche à jouer avec le spectateur. C'est ce regard qui permet à ces films datés de toujours nous toucher.

Et l'histoire racontée ici est particulièrement touchante. C'est celle, principalement, de Christina, fille de l'aubergiste local, au visage difforme et à la jambe boiteuse . Le Baron joue presque un second rôle dans le récit, et s'il est une présence physique toujours aussi imposante, projetée par Peter Cushing, il demeure tel quel de l'origine à la conclusion du drame.

Le scénario de Anthony Hinds est idéal pour Fisher. La description de ces quelques personnages incarnant chacun une classe sociale, et la progression du drame, montrant la fatalité de leur rapports relèvent d'une vision du monde commune à beaucoup de films du metteur en scène, et trouvent ici une illustration particulièrement forte. La mise en scène, toujours aussi hiératique et dépouillée, se laisse gagner à quelques reprises par un vertige plus expressionniste : les plans sur la guillotine, les meurtres finaux, éclairés violemment, et composés d'images cauchemardesques. Ces saillies sont à chaque fois au service d'une idée, et viennent s'insérer dans le récit avec la rigueur habituelle du cinéaste.

Car quel paradoxe, tout de même que ce Terence Fisher. L'homme dit croire au surnaturel, et s'est accompli en tant qu'artiste en découvrant son goût pour la réalisation de films fantastiques. Mais le genre est toujours traité chez lui avec une extrême retenue, une économie de moyens matériels mais aussi émotionnels maximale. Ce matérialisme fantastique, qui bien souvent paraît même contre productif en regard des scènes et des sujets illustrés sont la beauté paradoxale des films de Fisher, et la vision qui fait de lui un auteur.

Et dans Frankenstein créa la femme, Fisher livre un des ces contes les plus épurés et représentatif. Un trio de jeunes aristocrates débarquent dans une auberge. De toute évidence, ils veulent s'amuser, et se permettent tout. Le tavernier ne peut se permettre de leur résister, et il doit les satisfaire- tant par interêt que par reflexe de soumission à l'ordre social. Nous voilà en présence d'un couple Fisherien typique : l'aristocratie désargentée d'un côté, exerçant une pure domination de classe, et incarnant le vice, et la bourgeoisie, obsédée par la préservation et le développement de son patrimoine matériel, si petit qu'il soit. Mais , comme le rapport de domination et de dépendance des uns envers les autres est au fond admis par tous, il faut un élément extérieur pour provoquer un dérèglement. Ce n'est pas le Baron, comme tout le l'appelle qui sera cet élément. Lui, comme les nobliaux, est client du tavernier, et s'arrange en général pour ne pas avoir à payer, privilège historique de la noblesse. Le bourgeois fait crédit à ses nobles, affirmant par là sa supériorité matérielle. Non, c'est la fille du tavernier qui va provoquer le nœud du drame, et permettre l'irruption du fantastique dans l'histoire.

Car Christina est le nœud qui lie des désirs inconciliables, et pour qu'ils s'épanchent, il faudra qu'elle meure.
La difformité de la jeune fille suscite d'abord le désir contradictoire des nobliaux : ils veulent jouir de son corps de femme, car malgré son handicap, elle est curieusement attirante (ce n'est évidemment pas un échec du maquilleur de l'avoir rendue malgré ses prothèses, désirables, c'est au contraire tout l'intérêt de l'effet ), et en même temps qu'il jouirons d'elle, ils veulent l'humilier. Christina est incarnée par Susan Denberg- choisie avec le tact habituel des producteurs Hammer pour son curriculum de playmate plutôt que pour ses qualités dramatiques-et pourtant elle se révèle tout à fait convaincante dans un rôle tout de même assez complexe, puisque son personnage connaît deux incarnations et trois personnalités.

Le jeu pervers de la bande d'aristocrates ira un soir trop loin, et provoquera le drame : ils tuent le père de Christina, qui a pour sa fille les plus élémentaires et banals des sentiments protecteurs. Sentiment fatal lorsqu'il se retrouvera en face du groupe de jeunes aristocrates dépravés.
Christina est aussi l'objet d'un amour sincère, que lui porte Hans, employé du Baron Frankenstein. Hans est un peu le paria du village. Son père a été guillotiné, et on attribue à Hans, dans une vision typiquement deterministe, les mêmes pulsions meurtrières que celles supposées de son père. Comme souvent avec Fisher, le spectateur est placé en position de juge moral, car nous savons que Hans est animé des sentiments les plus nobles et les plus justes, et qui si une rage l'anime, elle tient son origine précisément dans le regard qui a été porté sur lui depuis son enfance, et dans l'impitoyable justice exercée à l'encontre de son père. Justice toute relative, sans doute, car nous découvrirons lors du procès de Hans que les juges locaux se passent volontiers de preuves lorsqu'il s'agit pour les accusés de devenir des coupables désignés avant tout par leur ascendance et leur rang social.

Hans va être le bouc émissaire indispensable au maintien de l'ordre des choses, malgré l'intervention à la barre d'un Baron Frankenstein un peu moins misanthrope qu'à l'habitude, insistant pour qu'une part à l'examen rationnel soit faite durant le procès.
Rien n'y fait, Hans est guillotiné par la même machine ne mort que son père-et les vrais coupables laissés tranquilles. Christina ne peut le supporter et se suicide.
Pour le Baron, c'est l'occasion rêvée, et le moment d'entrer en scène. Le film, fort de cette longue première partie en forme de drame social, bascule dans le fantastique. Le baron, tout en fabricant un corps parfait à Christina, y transfert l'âme de Hans, selon le procédé dont il a lui même fait l'expérience au début du film.

Le succès semble parfait, mais rapidement, dans la grande tradition du genre, la créature va échapper au programme de son créateur.

Jouant de ses charmes indiscutables- c'est à nouveau Susan Denberg qui joue cette nouvelle Christina blonde, à la sensualité déchainée- elle attire les bourreaux de Hans, et s'isole avec eux, sous entendant la possibilité d'une étreinte charnelle. L'assouvissement est tout autre : c'est sa vengeance que Hans accomplit, via Christina, massacrant ceux qui l'ont massacré, jugeant ceux qui l'ont jugé.

La mise en scène de Fisher, dans ces moments, se fait plus baroque, via des éclairages plus contrastés, aux couleurs plus violentes. La scénographie du film est aussi intéressante : la présence de la guillotine, à l'écart du village, mais visible de la route, et montrée chaque fois que des personnages passent, filmée à chaque fois en une contre plongée soulignant la fatalité des lois et de l'ordre social qu'elle représente. La demeure du Baron, elle aussi à l'écart, et le bourg, enfin, lieu des échanges et des transactions, sentimentales ou matérielles.

Le traitement de la créature présente une inversion du schéma habituel : d'abord difforme, elle devient belle en se transformant en monstre. Une des facettes de ce film brillant, particulièrement réussi, qui permet à Terence Fisher d'exprimer sa vision à la fois d'un mythe et d'une société, dont il condamne une fois de plus la mécanique broyant les vies laborieuses, épargnant ceux à qui la naissance autorise tout, . Et il réserve à l'expression de la pulsion un rôle moins condamnable qu'à l'accoutumée, puisqu'elle est associée ici au rétablissement de la justice.

1 commentaire:

  1. Un Fisher audacieux, mais qui je trouve, peine à entrer dans la continuité de sa saga, je lui préfère pour ma part La revanche et Le retour, même si il est le seul film à présenter une créature féminine et probablement celui qui fouille le plus profondément une certaine idée de la morale selon Frankenstein.

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