samedi 12 novembre 2011

40- Le fantôme du Paradis: The Phantom Lover (Ye Ban Ge Sheng ) Ronny Yu, Hong Kong, 1995



La hantise, selon les modes et les humeurs les plus divers, est un des motifs préférés du cinéma de Hong-Kong quand il se fait, de tant à autre, fantastique. Ronny Yu aime l'exagération et l'emphase, et c'est à une lecture exagérément tragique qu'il s'adonne ici.

Le projet est risqué et ambitieux : Ronny Yu a besoin de beaucoup d'argent pour mener à bien son entreprise de reconstitution (La Chine du début des années 40 ), et donner corps à une mise en scène pleine de mouvements de grue à même de mettre en valeur les grands décors qu'il souhaite faire construire.

Ronny Yu va obtenir l'argent. Il bénéficie de la présence d'une star très populaire ( Leslie Cheung-également producteur du film ) et du succès de Jiang Hu ( The bride with white hair, déjà avec Cheung )- film de chevalerie mêlant avec une originalité certaine l'imagerie martiale chinoise, le merveilleux occidental, et une imagerie orientale plus vaste, allant jusqu'à l'emploi de motifs slaves- on pense souvent aux illustrations de Bilibine.

Déjà maudit dans Jiang-Hu, Leslie Cheung l'est tout autant ici. Il est bien sûr l'amant fantôme du titre, qui hante un théâtre délabré, dont il fut l'architecte, et demeure l'âme, maintenant qu'un incendie l'a quasiment réduit à l'état de ruine. Cette scène détruite va être investie par une troupe de théâtre, qui voit dans le loyer modeste exigé la possibilité de jouer, pour la dernière fois peut-être, devant un public. C'est le spectacle de la dernière chance qu'ils viennent répéter, car la troupe est ruinée. Mais dès leur arrivée, il semble que le lieu ne soit pas totalement abandonné. L'un des comédiens, dès qu'il franchit les grandes portes du lieu maudit, perçoit une présence, invisible à tous les autres.

C'est ce dispositif, liant à travers les années deux personnages qui donne son intérêt à un film par ailleurs tellement grandiloquent et cherchant si visiblement à fabriquer de l'émotion, qu'il n'y parvient- à mes yeux en tous cas- presque jamais.

Ce théâtre abandonné, évidemment symbolique, c'est celui du grand mélodrame chinois (et américain?) dont la nostalgie hante Ronny Yu hautant que le regret des moments d'amour qu'il y a vécu hante le personnage de Leslie Cheung. Comment faire revivre ce lieu ? Comment faire revivre le cinéma d'autrefois, dont la ruine, preuve matérielle de sa dispariton, s'étale son nos yeux, ?

D'abord, comme des enfants qui jouent (ou des comédiens qui interprètent un rôle...), « on dirait qu'on serait » un comédien adulé et scandaleux. On dirait qu'on serait Leslie Cheung, alors ? Presque : son personnage, plutôt, mais il fait tout pour que son rôle se confonde avec son image publique de vedette. On serait donc Song Dan Ping , qui vient d'ouvrir les portes du théâtre dont il a imaginé les plans, taillés sur (dé)mesure pour ses adaptations de Shakespeare. Le premier mouvement du film, après l'exposition de son cadre délabré, est un long flashback, raconté par le concierge, resté seul gardien des lieux. Ce vieil homme plein de nostalgie- qui embellit sans aucun doute ses souvenirs- c'est certainement Ronny Yu, tout autant que Wei Qing, le jeune homme ayant aperçu le fantôme, et qui écoute avec les autres le récit de la grandeur passée de Son Dan Ping.

Ronny Yu s'abandonne donc à la mise en image de la romance unissant le comédien et Wan-Yin, fille du responsable du parti local. Leur histoire fait évidemment écho à celle de Romeo et Juliette, dont l'interprétation par Dan Ping sur scène bouleverse la jeunesse de la ville, et scandalise les autorités. Le spectacle est d'ailleurs filmé par Ronny Yu dans un style qui se veut sans doute proche de celui des grandes comédies musicales. L'esthétique de ces passages est typique des métissages de Ronny Yu : La scénographie et les costumes nous donnent une idée de ce qu'aurait sans doute donné un Romeo et Juliette adapté par les studios Disney en 1943, et la musique est une pure canto-pop signée de Leslie Cheung lui-même.
Le théâtre de Dan Ping est surmonté d'une verrière qui le fait ressembler à une coupole parisienne de 1910, et au milieu de la salle principale, il a fait installer un pont de fer forgé, dans le seul but de pouvoir y étreindre sa belle, sans doute. Ce détail décoratif suffit à résumer les ambitions plastiques du film : tout plier au désir de Ronny Yu, de refaire, à la fois en ignorant, et en leur rendant hommage, les grandes romances tragiques d'un cinéma encore inconscient de ses propres artifices.

On sera beaucoup plus ému par la description du lien entre le jeune acteur et la vedette déchue. Semblant être le seul à pouvoir dialoguer avec le fantôme, Wei Qing, touché par son art et son histoire, va convaincre sa troupe de modifier son projet au profit d'une nouvelle mise en scène du spectacle que jouait Dan Ping lorsque son théâtre fut incendié. C'est le jeune comédien qui reprendra le rôle principal, et qui, subvertissant un des modèles du film, Le Fantôme de l'Opéra, de Leroux, en transformant un personnage féminin (Christine) en personnage masculin, va prêter sa voix et son corps à la vengeance du Phantom Lover.

On sera d'autant plus ému par cet aspect du film que Leslie Cheung- homosexuel plus ou moins déclaré- se suicida en 2003, à l'âge de 46 ans. La disparition brutale de l'acteur, le figeant dans une beauté juvénile qu'il entretint toute sa carrière donne un écho inattendu à la fin de Phantom Lover. Car le fantôme n'en est pas un. Défiguré durant l'incendie, Dan Ping a choisi de vivre caché, ne supportant pas l'idée d'apparaître en public diminué dans sa beauté. Quand on sait que Cheung a également co-produit le film, on imagine combien les développements associés à la défiguration et à la perte de l'aura procurée par la beauté de l’apparence faisaient écho en lui.

Le passé, dans Phantom Lover, se pare de couleurs flamboyantes, et le présent, des teintes sépias habituellement associées à l'évocation de souvenirs. Cette bulle d'un monde-cinéma dans lequel on pourrait faire tournoyer un kaleidoscope de couleurs tellement plus belles que celles de notre concrète réalité, c'est le refuge de Yu et la raison d'être de ses films. Le suivant, bien plus émouvant, et injustement méconnu, mettra cette idée au cœur de son scénario. C'est un enfant en chaise roulante (comme le fut Yu) qui va pouvoir, dans un monde de rêve, se remettre à marcher, et, partant, à courir, à combattre, à voler. L'idée de Warriors of Virtue (Magic Warriors en France), d'une certaine façon, sera reprise par James Cameron pour son monumental Avatar. Elle traverse les films les plus personnels de Ronny Yu, artisans à la croisée des influences et des esthétiques.

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