mercredi 19 octobre 2011

21- Il n'y a plus rien : Dellamorte Dellamore, Michele Soavi, Italie, France, Allemagne- 1994




De l'amour, de la mort. Difficile de revendiquer programme plus fantastique ou plus ambitieux. Et si l'on devait se hasarder à tenter une définition du cinéma fantastique, on pourrait simplement projeter au curieux le film de Soavi, ou se borner à citer son titre : les films fantastiques ? Ce sont ces films qui montrent des images de l'amour et de la mort. Dellamorte Dellamore.

Ce beau titre occupera tout l'écran au terme d'une courte séquence pré-générique. La caméra, partie du noir complet, recule, et nous réalisons qu'elle nous fait sortir d'un crâne, le noir était celui de l'orbite.
De la mort.
Puis nous sommes mis en présence d'un bel homme, mouillé, torse nu, athlétique, il est simplement vêtu d'une serviette lui ceignant la ceinture.
De l'amour.

Ce bel homme, c'est Ruppert Everett, et le réalisateur, s'il filmera aussi les rondeurs d'Anna Falchi plus tard n'oubliera jamais d'érotiser les images de l'acteur britannique. Si Ruppert Everett prête ses traits a Fransesco Dellamorte- et sa présence peut sembler incongrue- c'est qu'il est le héros involontaire de centaines de pages de la bande-dessinée écrite par l'auteur à l'origine de Dellamorte Dellamore, Tiziano Sclavi, qui connait un succès fulgurant en Italie aux éditions Bonelli : Dylan Dog. Sclavi, qui devait travailler avec de nombreux dessinateurs, peut-être pour préserver la physionomie du personnage au gré des changements d'auteurs, souhaita que son detective de l'occulte soit modelé sur les traits de l'acteur.

Ruppert Everett inspire Dylan Dog, mais Dylan Dog n'inspire pas Dellamorte Dellamore. C'est un roman antérieur à la création du personnage qui constitue la base du film. Ne parvenant pas à placer le roman, Sclavi va apparemment retravailler sa matière en transformant son gardien de cimetière à l'univers difficile à renouveler sur des dizaines d'aventures potentielles, en détective de l'occulte. Les choses se compliquent un peu par la suite, puisque lorsque le film est mis en chantier, le fumetti existe et connaît déjà le succès.

Sclavi est un scénariste admirable, à l'univers pétri d'influences, mais très personnel. S'il est évident que Sclavi a un amour sincère pour le genre fantastique, ses monstres, ses histoires archétypales, il transmet aussi dans ses pages une vision du monde, ce qui, dans le cadre d'une production populaire comme Dylan Dog est remarquable.

C'est cette démarche que Soavi partage, et qui va lui permettre de s'approprier, via un léger décalage des références l'univers du scénariste. L'héritage fantastique de Soavi, c'est bien sûr le fantastique italien- il a été l'assistant d'Argento et Bava fils, mais aussi un goût de l'humour absurde anglo-saxon (il a aussi été assistant metteur en scène de Gilliam ), et de la peinture. Le beau-père de Soavi, qui a beaucoup compté pour lui était peintre et on devine ce qui a pu retenir l'oeil du jeune Michele : la peinture fantastique nord européenne et le mouvement symboliste.

Dellamorte Dellamore est le tourbillon où se mêlent toutes ces influences, que Soavi ne cache pas, au contraire, il va parfois jusqu'à la citation directe. Mais il s'agit toujours d'apporter un élément narratif essentiel au film, et une clef pour en comprendre certaine images, certaines idées.

Ainsi du premier plan du film, sortant de l'orbite vide d'un crâne, qui évoque bien sûr les vanitas chères aux peintres hollandais, d'autant plus que le crâne repose sur un bureau en désordre comme dans beaucoup de ces tableaux. Cette citation associe le personnage principal au crâne (c'est en fait un casse-tête qu'il essaie de reconstituer ), et par là, le définit, en même temps qu'elle annonce le programme du film. Fransesco est obsédé par l'idée qu'étant conscient de la mort concluant inévitablement son existence, l'homme est condamné à ne pas vivre, puisqu'il est impossible d'oublier qu'on doit mourir.
Et Savoir qu'on va mourir, pour Fransesco, c'est déjà être mort.
Posée cette indistinction initiale, Soavi va décliner les variations et les illustrations de la mélancolie de son personnage principal.

On ne sera donc pas surpris que la première partir du film se consacre au réveil des morts du cimetière dont Fransesco a la garde. Celui-ci n'est guère étonné non plus, et abat ses résidents d'une balle dans la tête (suivant le dogme du film de zombie!) avant de les remettre dans leur trous respectifs, avec l'aide de son fidèlet et muet Gnaghi (formidable François Hadji-Lazaro). La seule raison qui pousse d'ailleurs Fransesco à les tuer, ce n'est pas qu'il faille que les choses restent à leur place, mais plutôt qu'à peine réssucités, les morts n'ont qu'une idée en tête : manger des vivants.
On a rarement vu illustration aussi drôle des passions les plus tristes qu'ici. Soavi prend le risque de diluer la noirceur de son propos par un ton souvent léger, et fait dire à son héros d'innombrables aphorismes sur le ton du bon mot plutôt que sur celui de la citation philosophique pénétrante et pleine de sens.
Le risque était grand aussi, de faire pencher le film du côté de la parodie, mais ce n'est jamais le cas, et c'est d'un rire de carnaval, d'un rire de fou qu'on rie. C'est bien souvent du côté de la poésie que se trouve aussi l'inventivité macabre du film : on verra des boy-scouts zombifiés, une nonne incarnée par un homme, un motard fondu à sa monture surgissant de la tombe plein gazs !

Tout est décidément déréglé, chez Fransesco : les morts reviennent à la vie, et lui, le gardien de cimetière, l'agent du deuil, dont on attendrait logiquement une extinction de la libido (tout le monde le croit d'ailleurs impuissant ), se retrouve subitement surexcité par la vision d'une veuve plantureuse à l'enterrement de son mari. Le moment, très lyrique dans sa mise en scène, (travelling tournoyant autour des amants, comme chez De Palma ) pourrait sembler parodique, mais non, et c'est ce miracle que Dellamorte Dellamore être dans le même mouvement léger et grave, sentencieux et insolent.
Car sous son apparence décousue et bricolée, le film est totalement cohérent dans la vision du monde qu'il illustre, et d'une logique imparable, dès lors qu'on accepte qu'il s'agisse d'une logique symbolique, et ni narrative, ni réaliste.

La rencontre entre Fransesco et la veuve inaugure une association attendue, et Soavi a l'élégance de la traiter le mode du quiproquo. C'est en lui proposant de voir son ossuaire que le gardien de cimetière parvient à éveiller l'interêt de la jeune femme et à l'attirer à l'abri des regards. Celle-ci s'extasie sur la beauté de l'endroit, tandis que Fransesco, lui répondant, commente en fait son appréciation de ses courbes.
Ce sont Eros et Thanatos, évidemment, que le personnage de la veuve incarne ensemble. Elle insistera pour que le premier baiser échangé le soit à travers deux foulards (un rouge, un noir, évidemment!) posés comme deux suaires sur leurs visages, en une belle citation des Amants de Magritte. Outre des dialogues jouant constamment sur des double-sens entretenant la confusion entre sexe et mort, Le film dispense régulièrement de beaux tableaux à l'érotisme macabre : le corps nu d'Anna Falchi qu'on devine sous le suaire mouillé qui la recouvre, morte. Le baiser vorace qu'elle donne à Francesco et qui lui arrache un morceau de chair à l'épaule, son dos dénudé, dévoilé devant une sculpture repoduisant dans un bassin la fameuse île des morts d'Arnold Böcklin.

Lorsque, le couple fait l'amour sur la tombe du défunt mari de la veuve (la petite photo sur la pierre tombale, bien vivante déjà, désapprouve d'ailleurs au détour d'un plan amusant) le cadrage alignant Falchi avec une statue lui dessine une paire d'ailes. Faut-il y voir un ange ? Il s'agit plutôt de continuer à entretenir l'ambiguïté des pulsions animant le personnage : Eros et Thanatos sont l'un comme l'autre souvent représenté ailés. L'imagerie du film penche d'ailleurs bien plus vers celle de la mythologie antique, et de sa redécouverte romantique ou symboliste que de l'imagerie catholique. Pas de martyrologie ici, ni de diabolisation du corps féminin. Et encore moins de purification de l'âme ou d'angoisses relative au péché et à la vie éternelle. La pulsion qui unit Anna Falschi et Ruppert Everett est d'ailleurs très érotique, et Soavi filme très simplement le corps nu de ses acteurs s'aimant- il n'y a rien de mal à voir deux amant faire l'amour dira Fransesco à sa conquête.

On imagine bien que ce n'est pas une rencontre comme celle-là qui va donner un peu de sens à la vie de Fransesco. Le scénario ne le fait pas croire : à peine conquise, la belle est mordue à mort par son époux ressorti de sa tombe- par un sursaut de jalousie ?

Evidemment, elle se réveillera peu de temps après, et Fransesco sera obligé de l'abattre. A partir de ce moment le film va basculer de plus en plus vers une abstraction narrative typique de Sclavi- mais dont les mises en abîme ne sont pas étrangères à Soavi (se souvenir de Bloody Bird et son tueur pris pour un acteur par les membres de la troupe qu'il décime.)

Une scène brillante illustre ce dérèglement : Gnaghi tombé amoureux d'une jeune fille se réjouit : elle est morte dans un carambolage affreux, qui coûta la vie à un bus entier de boy-scouts et à la fille du maire. Il n'a plus qu'à attendre qu'elle se réveille pour la faire sienne ! La demoiselle ayant été enterrée dans un cercueil de verre, l'assistant de Fransesco peut donc, en grattant un peu la tombe, s'installer pour guetter la résurrection attendue. Avec sa pelle, il est prêt à briser le cercueil. Et lorsque la fille ouvre les yeux, c'est dans la tombe que Soavi place la caméra... et le coup de pelle fait voler en éclat l'écran derrière lequel nous regardons le film !
Plus tard, c'est d'ailleurs dans une télévision brisée que Gnaghi installe la tête (vivante) de sa belle- l'analogie souligne l'inversion des valeurs du films : nous devenons la fiction que les personnages regardent, nous les morts, eux les vivants ? (à moins qu'il ne faille voir dans ce rapprochement du cercueil et du téléviseur un commentaire de Soavi sur la qualité de la télé italienne où il œuvre beaucoup...)

Les frontières se fondent : le spectateur et le spectacle, la mort et la vie. Si bien que Fransesco finit par énoncer ce qu'on pressent depuis le début : « Les morts-vivants et les vivant morts pareils, tous de la même race. Mais si tuer un mort est un service public, on risque de gros ennuis à tuer un vivant ! »

Et Francesco de passer à l'acte, tuant mécaniquement, la plupart des personnages qu'il va croiser ensuite. Dans ces dernières séquences, le film transforme la mélancolie du début en un nihilisme terrible.

Sans surprise, on verra Francesco recroiser sans cesse des avatars de la femme incarnée par Anna Falchi- illustration d'Eros comme principe du multiple en puissance dans l'un ?- personnage anonyme qui représente toutes les femmes, ces rencontres se soldent à chaque fois d'une façon grotesque et sordide : C'est un viol, une première fois qui, au lieu de détruire la jeune femme la guérit au contraire de sa phobie du sexe masculin et lui fait quitter Fransesco pour le violeur ! Plus tard c'est une nuit d'amour romantique qui s'achève sur une demande de paiement : la jeune femme, que Fransesco pensait motivée par l'amour l'était par le lucre, il s'agissait d'une prostituée. Dans un plan magnifique, Dellamorte glisse un radiateur dans son lit alors qu'endormie, elle réclame de la chaleur. Avant que le radiateur n'embrase les draps, il lui lance : Avec ça, tu auras toujours chaud.

Ces scènes, presque mysogines (ça aussi, c'est une marque de fabrique de Sclavi ) sont terribles. Le monde de Fransesco a perdu toute sens, plus aucune causalité n'est valide : il essaie de convaincre un policier qu'il est l'auteur des crimes qui ensanglantent le village. L'arme de ses méfaits à la main, passant au aveux, il ne parvient pas à se faire arrêter !

Il ne reste plus qu'à partir, en espérant qu'ailleurs, quelque chose a du sens. Mais cet ailleurs existe-t-il seulement ? Bien sûr que non ! Rien n'a de sens, tout se vaut. Tout est dans tout, la seule chose qui meut le monde, semble nous dire Soavi, c'est son propre mouvement. Au détour d'une séquence, on nous a montré que le débile Gnaghi était capable de résoudre le casse-tête sur lequel Fransesco peinait sans succès. Son idiotie est feinte, et il joue donc un rôle. Il n'y a plus qu'à l'échanger avec celui de Francesco, à la fin, pour pouvoir continuer à tourner en rond.
La caméra s'éloigne et enferme les personnages dans un boule à neige, la même que celle que l'on a vu sur le bureau de Fransesco au début de film- mais ce début, c'est aussi la fin, l'abîme est sans fond.La conclusion est d'un pessimisme total. Et quelques années plus tard, dans Arrivederci Amore Ciao, autre chef d'oeuvre, Michel Soavi ne nous montrera pas plus de lumière.

Dellamorte Dellamore ? En fait, il n'y a ni l'un ni l'autre.


9 commentaires:

  1. Film vraiment autre, très belle analyse. Je me souviens avoir pris un pied total à sa vision. Je n'ai jamais revu ce film, et je préfère en garder le souvenir de l'instant. Il était prévu au départ que la musique soit de Tangerine Dream...

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  2. mmmhh, comme quoi, tout se tient !
    Vu en salles à sa sortie, ce film a été un grand choc pour moi, et vite resté parmis mes films préférés. C'est à dire, paradoxalement, et un peut-être un peu comme toi, un film que j'ai longtemps eu peur de revoir. mais sa singularité, sa force, sa noirceur et sa provocation (le traitement des personnages féminins, à la fin, est vraiment dérangeant ) restent intact. Et puis, revoir ce fim aujourd'hui s'enrichit de la vision du film suivant de Soavi, Dellamorte Dellamore, qui est un chef d’œuvre.

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  3. Bel article et vraie analyse filmique, qui explicite notamment (entre beaucoup d'autres choses) les liens et non-liens entre Dylan Dog et ce film tiré d'un roman, liens que je n'avais jamais tout à fait capté. Je crois que je vais revoir le film, qui, cher Misqua, gagne beaucoup à la revoyure, il est bon de quitter le royaume de l'instant passé pour se confronter à l'instant présent. Certains films "madelaine de proust" (ahh, "l'as des as") ne le supportent pas, celui-là, si, je pense. C'est pourquoi je vais tâcher de le revoir. Il m'en reste certaines images d'une invraisemblable beauté et d'une grande force abstraite. De l'expressionisme italien...

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  4. Le film suivant de Soavi ? A part "Arrivederci, amore ciao", je ne vois pas lequel c'est ?

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  5. Lemmy:
    Arrivederci Amore Ciao est disponible en zone 2 chez Wild Side, et il me semble qu'il apprait régulièrement dans les opération de soldes et autres braderies du distributeur de cet éditeur. Passé relativement inaperçu, malgré de très bonnes critiques de la presse habituelle, c'est un chef d'oeuvre largement méconnu. Bien plus interessant , par exemple, qu'un Romanzo Criminale, sur des thèmes similaires. Oui, le dernier Soavi est un polar, mais tellement particulier qu'il fleurte très souvent avec le fantastique. En terme de lumières, de couleurs, c'est sans doute ce que Soavi a fait de plus proche d'Argento, puisqu'on les compare souvent.

    "De l'expressionisme italien" "force abstraite"... Je ne sais pas. Il me semble au contraire que Soavi vise une certaine incarnation (les maquillages, les effets spéciaux "à vue", la photo nocturne, très lumineuse...)et compose des images très chargées, presque Rococo qui m'évoquerai plus le style "nouille" de l'art nouveau, si on cherche une référence dans un mouvement artistique, que l'épure et la ligne zigzaguante chère à l'expressionnisme. Mais, bon, je vois que ce que tu veux dire.

    Au plaisir de te retrouver ici !

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  6. L'as des as ?... Ah mince !
    Si tu veux du Belmondo, refais-toi le Magnifique, L'Homme de Rio (à l'approche de Tintin/SPielberg, ça me parait de circonstance ) ou Les tribulations d'un chinois en chine. ça n'a pas bougé !

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  7. "Arrivederci amore ciao" c'est effectivement autre chose que "Romanzo criminale" ou l'horrible et tout récent "L'ange du mal" de Placido...

    J'ai lu en début d'année que Soavi devait réaliser un nouveau film fantastique produit par Argento avec notamment... Nicolas Cage... Pas de nouvelles depuis...

    Mes souvenirs s'embrouillent. Ce qui me reste est le sentiment d'une épure travaillée, certes chargée. Sans doute suis-je influencé par le fait que j'ai vu récemment pas mal de muets de Fritz Lang...

    Pour M. : de Belmondo, plus "L'incorrigible". Et après avoir vu le chargée et non expressioniste "Tintin" de Spielberg, je vais plutôt revoir "L'homme de Rio" ( qu'on rapproche souvent d'un Tintin, ou un "Indiana"...

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  8. Attention mon ami, le commentaire t'était adressé par le chef de gare, tu penses bien que Matthias ne perds pas son temps à regarder de vieilles gloires nationales à la poursuite de colifichets chimériques.
    Et tu as raison, Tintin, ce n'est vraiment pas bien fameux.

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  9. Oui, oui, désolé je m'embrouille. C'est sans doute un reste de vision du Tintin de Spielberg, mon oeil a dû vouloir faire un saut périlleux tout en passant par l'anse de mon mug. Forcément, ça donne le tournis.

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