mercredi 26 octobre 2011

29- Succomber au chant des sirènes: La gorgone (The gorgon), Terence Fisher, Grande-Bretagne, 1964.



Associer genre fantastique et cinéma convoque instantanément de nombreuses images mentales, et quelque noms propres. Karloff, Lugosi, Universal Pictures, Roger Corman, Tim Burton, Dracula, Frankenstein, George Romero, des zombies... et Hammer films. Aucun autre autre studio, je crois, n'est à ce point identifié à un auteur collectif tout au long de l'histoire du cinéma. On peut associer certains producteurs à un genre (Corman, Charles Band... ), des couples de producteurs et de réalisateurs (Tourneur et Lewton, Powell et Pressburger...) mais il n'y a guère que la Hammer qui incarna en tant que studio une esthétique aussi identifiable et marquée. On pourra lui adjoindre la Ealing, mais pas dans le genre qui nous concerne ici.

Tout amateur de fantastique a donc entendu parler des films « Hammer », on parle de style hammerien dès qu'il faut qualifier un film fantastique un peu classique tourné en couleur avant 1970, et on s'empresse en général d'y apposer l'adjectif de « gothique ».

Mais est-ce que les films produits par cette si fameuse Hammer sont encore beaucoup vus aujourd'hui ? La conception du fantastique qu'ils représentent dit-elle encore quelque chose de notre époque contemporaine, où ces pellicules surrannées sont-elles prêtes à rejoindre, littéralement cette fois, un caveau, dans le musée imaginaire de l'histoire du cinéma.

Si un metteur en scène, en particulier, largement ignoré aujourd'hui, a incarné la quintessence du style hammerien, c'est bien entendu Terence Fisher.

En 1964, de l'autre côté de l'atlantique, Roger Corman tourne le plus beau film de son cycle consacré à Edgar Poe, Le masque de la mort rouge. Au bord de la méditerranée, Marion Bava invente le giallo dans Six femmes pour l'assassin. Et, au bord de la manche, Terrence Fisher prépare son nouveau film, La Gorgone.

L'insuccès ne pardonne pas. Qu'importe qu'il ai presque inventé le fantastique britannique, et revitalisé deux mythes du cinéma fantastique tombés dans la décadence de la parodie, Fisher, à la suite de l'échec du Fantôme de l'opéra, largement remonté, il doit prouver qu'il est encore capable d'enflammer le public si friand de ses films d'horreur.

Sur le papier, il s'agit donc, avec La Gorgone de réunir l'équipe de rêve : Fisher derrière la caméra, Peter Cushing et Christopher Lee devant, James Bernard compose, Bernard Robinson décore. La permanence dans la qualité des finitions d'un film Hammer, dans ces années là, tiens largement à la permancence des collaborations.

Le beurre et l'argent du beurre, voilà ce que veulent Michael Carreras et Anthony Nelson Keys, les producteurs du film : il faut réussir à refaire le Cauchemar de Dracula, mais en y apportant la nouveauté qui rendra le film intriguant et les spectateur curieux de le voir.

Cette originalité, il faut aller la cherche dans le sujet du film, consacré à un monstre de la mythologie grecque, presque jamais vu au cinéma : La gorgone, cette femme qui change en pierre ceux qui croisent son regard.

Et au bout du compte, l'entreprise, menée par un Fisher particulièrement inspiré va réussir : tout ce qui fait la beauté du Dracula est ici intacte, mais sous une forme unique qu'on ne retrouve nulle part ailleurs dans la filmographie de Fisher.

Ce qui séduit dans la Gorgone, c'est le romantisme auquel le cinéaste se laisse aller- qui est rare chez lui, d'autant plus qu'on vient de le lui reprocher pour son fantôme de l'opéra- et sa durée ramassée (à peine 80 minutes ) qui ne garde de l'histoire, très simple, que l'essentiel.

Dans le village de Vandorf, depuis cinq ans sont commis des meutres inexpliqués. Pire : la population fait tout pour les étouffer- au point d'être capables de mettre le feu à une maison pour en faire fuir l'étranger venu s'installer pour essayer de résoudre cette enigme à laquelle personne ne semble vouloir trouver de réponse.

Une courte introduction nous présente Bruno Heitz et Sascha, son modèle et amante : il est peintre. Sascha est enceinte, et redoute la réaction de son père, qui désapprouve la liaison. Courageusement Bruno décide de l'affronter et part lui annoncer son intention d'épouser Sascha. Elle va essayer de l'en dissuader. Perdue dans la forêt, la nuit, elle fait face à une menace qui la pétrifie. Son cri conclut la scène.

On admirera le dépouillement total de la course de Sascha dans la nuit. La forêt réduite à quelques arbres, la jeune fille qui court, se fige. Puis le hurlement. Rien n'est superflu, et la mise en scène durant tout le film demeure aussi économe. Les intérieurs, par exemple, son généralement décrist par des panoramiques ou des plans fixes, la caméra toujours placée à hauteur de regard des personnages. Les plongées ou contre plongées ont toujours une justification purement scénographique : quand un personnage debout s'adresse à un personnage alité, par exemple.

On est alors tout étonné, puisque tout est si simple, d'être autant pris par l'atmosphère et le récit de cette Gorgone.
Dès le départ, l'identité de la Gorgone, pour le spectateur est évidente. Bruno Heitz s'est suicidé, et son père, convaincu que les notables du village cachent la vérité, enquête pour la découvrir. Comme nous savons la vérité, dès le départ, nous avons un temps d'avance sur lui, mais loin de rendre la progression du récit ennuyeux, cela va nous permettre d'interpréter moralement le comportement de chaque personnage : ceux qui mentent parce qu'il ne veulent pas voir la vérité, ceux qui veulent protéger le monstre, ceux qui veulent découvrir ce qui est à l'oeuvre derrière les crimes Parmi ces derniers se cache d'ailleurs le monstre, ignorant de sa propre nature.

Le dispositif est typique de Fisher. Lui qui se disait avant tout un cinéaste de l'opposition du bien et du mal place son spectateur, ici, en juge des acteurs, en nous permettant constamment de lever les ambiguités de comportement et de réactions pourtant équivoques vis à vis du reste des personnages.
Ainsi de la scène au tribunal qui suit la mort de Bruno. Le juge semble vouloir lui faire un procès en mauvaise vie. Mais nous avons vu au début qu'il n'en est rien, c'est même un jeune homme courageux et faisant face à ses responsabilités qui nous a été montré. Mais le juge ne veux rien entendre, car pour lui, Bruno était un bohémien. Fisher ne manque jamais une occasion de montrer la lâcheté et l'esprit grégaire de la communauté humaine de Valendorf. Et c'est l'étranger qui viendra mettre à jour ses bassesses et ses hypocrisies.

Mais La gorgone n'est pas un drame moral à peine matiné de fantastique. C'est surtout un envoûtant catalogue d'images poétiques. Là encore, la retenue de Fisher fait des merveilles.
Du premier corps pétrifié nous ne verrons qu'un bras blanc, se découvrant de sous un drap. Un doigt nous fait comprendre que le corps est en pierre lorsqu'il se brise en tombant.

Toutes les séquences mettant en scène des personnages changés en pierre sont superbes. Par exemple quand Heitz Père, se pétrifiant, écrivit une dernière lettre à son autre fils. Ce dernier le déterrant plus tard, et caressant doucement sa joue comme pour s'assurer, mi horrifié, mi fasciné que ce qu'on raconte sur les crimes de la gorgone est vrai. A moins qu'il ne veuille simplement reproduire une dernière fois, même si c'est vide de sens, ce geste tendre envers un être qui l'a aimé et elevé.

La voilà aussi, la belle force de la Gorgone et de ce cinéma fantastique si direct, si peu préoccupé de son propre commentaire : nous offrir des images, juste des images, résonnant secrètement avec nos émotions les plus profondes, les plus archaïques peut-être : la stupeur face à la rigueur du cadavre- ici traduite par cette transformation littérale en pierre, mais aussi, plus tard, l'image de cette femme qui se transforme, une fois par lune (naturellement serait-on tenté d'ajouter ) en monstre stérilisant si peu semblable à la beauté qu'on a vue auparavant.

Le château qui sert d'antre à Megaera est le cadre des plus belles images du film, dans un registre purement romantique : le grand hall est en ruines, envahi de branches et de feuilles mortes les balcons qui en font le tour sont à demi brisées et mènent à un grand trône rouge. La première fois que nous y découvront la gorgone en majesté, elle est vêtue d'une robe verte, éclatante à côté de la tache rouge formée par le velours du trône, se détachant nettement dans un plan dominé par le gris de la pierre.
Deux très belles séquences muettes sont au cœur du film. Dans la seconde, le fils va répéter sans le savoir ce que le père a fait dans la première : Heitz est assis à son bureau, puis quelque chose l''attire à la fenêtre, parce qu'il se lève. La musique de Bernard fait entendre une mélodie à l'orgue qui évoque immédiatement un chant de sirène : Heitz sort de la pièce, il est encore dans le carré de lumière projetée par la lampe sur son bureau, derrière lui. Encore dans le carré, mais déjà dehors, déjà dans sur une dalle de la cour, déjà debout sur la pierre, le domaine de Megaera la gorgone. Il s'avance, et nous allons le suivre à travers une série de magnifique tableaux : paysages minéraux, arbres squelettiques, feuilles volant en tourbillons...Il se dirige vers un château, y entre sans hésitation et continue jusqu'à se trouver face à face avec le monstre.

Rien ne viendra expliquer pourquoi Heitz est brusquement sorti de la maison de son fils. Mais c'est évident. Au risque de se changer en pierre, il veut voir le monstre. Regarder derrière le voile, voir de l'autre côté- encore une fois, nous revoilà en présence de la pulsion fondamentale du cinéma fantastique. Ici, le prix à payer pour ce coup d'oeil-il y en a toujours un- c'est de devenir soi même une image.

Fisher se voyait comme un réalisateur de contes de fées pour adulte. Dans ce film, il a retrouvé des images qui ont la simplicité et la résonance de celles qu'on rencontre chez Andersen, Perrault ou Grimm. Ces visions sont ancrées si profondément en nous que rien n'entamera jamais leur pouvoir, et que la beauté d'un film comme la Gorgone demeure inaltérable.

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