jeudi 13 octobre 2011

14 – Se débarrasser des morts : Dementia 13, Francis Ford Coppola, Etats-Unis, 1963


Il est toujours intéressant de voir les premières œuvres d'un grand cinéaste, non seulement parce que l'on peut s'amuser à y trouver en germe ce qui fera le sel de leurs futurs chef-d'œuvres, mais aussi parce que cela nous permet de comprendre que le talent, s'il existe réellement, n'est pas sans héritage. Et c'est cette question de l'héritage, de son sens, de ce qu'il signifie aussi au regard du genre, que nous allons à l'occasion de l'un des tous premiers film de Coppola pouvoir interroger.

Si un cinéaste a profondément marqué un certain cinéma de genre, du policier au fantastique, en passant par le film d'espionnage, et dont la marque se retrouve dans le cinéma au moins des vingt années suivantes, c'est bien Alfred Hitchcock.

Mon camarade le faisait remarquer lors de sa dernière chronique, un cinéaste français comme Claude Chabrol a lui aussi payé son tribut à ce grand maître, cette figure tutélaire du genre, qui a permis sa reconnaissance critique et artistique, lors même que son souci principal demeurait de faire de « bons » films, efficaces - lors même qu'il cherchait surtout à nous faire peur... Bien entendu, le grand-père a tellement produit qu'il ne faut certes pas retenir tous ses films comme « séminaux », mais au moins trois ou quatre d'entre eux demeurent encore aujourd'hui des références obligatoires, dont on peut dire qu'ils restent une source d'inspiration quasi-inépuisable. Pyscho et Birds sont au titre du genre qui nous intéresse, les meilleurs exemples de cet héritage légué presque malgré lui.

On pourrait ajouter Vertigo, dont les filiations dépassent de loin le Fantastique. En l'occurrence et, à l'instar de notre Chef de gare, c'est de Psycho que nous rapprocherons ce soir Dementia 13. Si Francis Ford Coppola est un génie du cinéma américain des années soixante-dix, ce que nous ne contestons certes pas, il ne l'est pas de nulle part, il est l'un des héritiers d'un cinéma et d'un cinéaste des décennies précédentes, et cette histoire de filiation est au cœur de leurs films miroirs que sont Psycho et Dementia 13.

L'histoire de Dementia 13 commence par une séquence qui est peut-être la plus belle du film.

Nous ne savons encore rien de l'intrigue, ni des personnages ; nous regardons un homme, corpulent, et une jolie jeune femme à la chevelure platine, s'avancer sur une jetée de bois, à laquelle est amarrée une une vieille barque. Ils sont un couple marié, et devisent au sujet de la famille de l'homme. Il fait nuit, le lac sur lequel ils vont naviguer est aussi noir que le ciel, contrastant avec la seule clarté de leur vêtement, et surtout du visage et de la chevelure de la jeune femme.

Il est question d'héritage, justement, de belle-mère acariâtre, n'appréciant pas sa belle-fille et ayant décidé de la radier de l'héritage dont devrait un jour bénéficier son fils, le marié. Une vague dispute éclate tandis que la barque s'éloigne au milieu de la surface obscure et opaque du lac tranquille. La jeune femme tient à conquérir sa place dans l'héritage familial tandis que son mari semble se désintéresser de la chose.

C'est alors qu'intervient un premier événement : le mari décède brutalement d'une crise cardiaque, au beau milieu de l'étang, dans cette barque dont on se doutait bien dès le départ qu'elle allait avoir quelque chose de commun avec celle de Charon ; et sa femme, loin de paniquer, décide pour parvenir à ses fins concernant son inscription sur le testament de sa belle-mère, de ne rien dire de cette mort brutale. Elle va plus loin et fait disparaître le corps dans l'eau, rentre au domicile familial, un vieux manoir inquiétant perdu dans la campagne irlandaise, et organise un « voyage » impromptu de son mari à l'étranger. Désormais seule, ou presque, avec sa belle-mère, elle va pouvoir utiliser ses ressources psychologique pour obtenir ce qu'elle veut de la (pas si) vieille femme revêche.

On peut, au titre de l'anecdotique, d'ores et déjà s'amuser du fait que Coppola aime décidément les cruelles et traitresses histoires de famille, dont les résolutions morbides s'opèrent dans l'étang domestique... La tragique fin de Fredo Corleone dans le Parrain 2 nous rappellera ainsi le goût de Coppola pour ces surfaces opaques, impassibles, et pourtant camouflant toujours des abysses insondables.
Toutefois, il s'agit aussi de se souvenir ici que le geste de Louise, cette jeune femme implacable, est celui répétée de Marion Crane, qui dérobait quant à elle à son patron la forte somme d'argent qu'il lui avait demandé de porter à la banque. C'est certes la voiture de Marion que l'on retrouvait dans l'étang, mais Coppola nous dresse ici le même portrait d'une jeune femme, dont il n'est pas si évident de dire si elle est mauvaise ou non, la question ne se pose pas dans ces termes moraux, mais qui par goût d'une reconnaissance qui n'advient pas, et à l'occasion d'un événement qu'elle n'a pas provoqué, décide d'agir dans le sens qui lui semble correspondre à ses intérêts. Ainsi, peut-être existe-t-il une parenté lointaine et secrète entre Marion Crane et Michael Corleone, dont cette Louise pourrait être le chainon manquant. Toutefois, il y a beaucoup plus qui peut nous permettre de mesurer l'héritage d'Hitchcock à ce cinéma de genre des années soixante, et tout particulièrement de Psycho à ce film.

Le grand geste de Psycho, on le sait, est de n'avoir pas hésité à tuer son héroïne dès le premier tiers du film. Il en va ici exactement de même. Alors que l'on suit le parcours de Louise, jusque dans sa tête, puisque ses pensées nous sont transmises par sa voix en off, tout à coup, brutalement, alors que nous ne nous y attendions pas vraiment, elle est sauvagement assassinée, dans l'étang, alors qu'elle s'y baignait nuitamment pour préparer un mise en scène à destination de sa belle-mère. C'est qu'une menace rôde sur le domaine familial : nous apprenons au fur et à mesure de l'histoire que la famille qui réside en cet endroit sinistre a connu six ans plus tôt un tragique événement. La plus jeune sœur de la fratrie s'est noyée dans l'étang, lors d'une cérémonie familiale, et que la mère ne s'en est jamais remise. Une autre cérémonie a lieu ces jours-ci qui prétend honorer la mémoire de la jeune disparue, présente partout dans la demeure, hantant les lieux, et néanmoins absente, définitivement absente. C'est donc bien sur ce motif que fonctionne le suspens de Coppola, celui de la hantise, de l'obsession, forme courante du film de maison hantée, du film de famille hantée pourrait-on même plus précisément dire.

Coppola nous présente à travers ce premier film son idée en image, en forme, de ce que pourrait être le poids d'un héritage. Louise désire hériter alors qu'elle n'est pas légitime, et pourtant l'on ne comprend pas bien la motivation du refus de la mère.
C'est que pour celle-ci, sa fille est toujours vivante, et qu'il ne s'agit donc pas de pouvoir léguer quelque chose qui est encore à quelqu'un d'autre.
La forme habituelle de l'obsession est la boucle, la répétition, et les meurtres répétés du film remplissent cette condition. De la même manière que l'ensemble du domaine se répète dans sa fonction : ce lieu est un tombeau, de la chambre inchangée, jusqu'à la cabane du jardin, véritable tombeau de la jeune décédée, en passant par le jardin mortuaire et le monument sous-marin érigé par le véritable « coupable » de la mort de la jeune fille, son plus jeune frère, empêtré depuis dans sa culpabilité, son silence et ses mensonges. A l'issue d'une fin légèrement grand-guignolesque, il s'avèrera que le tueur vengeur de la mémoire de sa sœur est ce jeune frère, dont l'aspect lisse et propre révèle une fois de plus une profondeur noire et ténébreuse. Peut-être en va-t-il là de tous les héritages, ils sont et demeurent impossibles, ils sont une convention, à l'image de ce cinéma de genre, qui fonctionne selon ces conventions hérités des grands aînés dont il faut enfin finir par se débarrasser, qu'il faut « foutre à la baille », qu'il faut savoir déchirer, à l'image du geste que fait le jeune frère d'un papier qu'il a au préalable couvert de la cire dont on scelle les testaments avant de les garder secrets jusqu'au jour fatidique.

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