mardi 18 octobre 2011

20 – La terreur est un spectacle : L'emprise des ténèbres (The Serpent and the Rainbow), Wes Craven, USA, 1988





A l'attention des quelques lecteurs – si, si il y a en quelques-uns – qui suivent nos chroniques divaguantes, j'assure ici que nous ne nous concertons pas à propos des films qui trouvent nos faveurs dans ces colonnes. Donc, il semble bien que quelque chose de « fantastique » intervienne entre nous – et qui vient confirmer un peu plus encore le goût que nous pouvons avoir de cet étrange cinéma. Qu'il me soit aussi ici permis de disserter un instant sur nos choix respectifs. Mon camarade célèbre, si l'on laisse de côté les monstres animaux du double programme du samedi, des films qu'il aime de longue date – ne dit pas le contraire, je le sais bien, ton choix de Near Dark est éloquent à ce sujet – tandis que je m'absorbe quant à moi dans des films que je découvre presqu'en même temps que vous lisez nos chroniques, et c'est là l'une des raisons secrètes de ce blog : me permettre d'enfin voir la pile de films qui s'est accumulée depuis plusieurs années – et mon camarade n'a pas manqué de me rappeler lorsque j'ai évoqué Morse, que ce film il me le recommandait chaudement depuis plus de trois ans. Bon, voilà qui est fait. Et ce n'est pas fini.
L'intérêt de ces manières différenciées de procéder raconte quelque chose aussi du rapport que l'on entretient à ce cinéma. Il nous nourrit depuis de longues années, et le souvenir que l'on garde de certains de ces films, du moment et des conditions dans lesquels on les a vu, participent d'un certain rapport à l'image, aux images, qui nous constituent. Revoir certaines de ces œuvres, c'est aussi retrouver certaines de nos représentations intimement fondatrices. Ainsi en va-t-il certainement pour mon Chef de gare et son Golem, ainsi en va-t-il, une fois encore n'est pas coutume, pour moi avec le film qui nous intéressera ce soir, L'Emprise des ténèbres, du pas encore Wes « Scream » Craven, et dont les images d'abord croisées dans quelque revue spécialisée donnèrent à l'époque une forme à quelques-unes des terreurs qui me semblaient les plus puissantes – et notamment celle de se trouver enterrer vivant, sans encore décoder alors tout ce que cette image littérale pouvait représenter... J'ai finalement gardé de ce film un souvenir quelque peu mêlé, assez peu fantastique, en dépit d'images puissantes, et un peu trop politique, sans qu'il me fut possible de comprendre complètement les enjeux du récit.
Je viens de revoir ce film. Il est fidèle à mon souvenir, mais je peux désormais probablement en dire un peu plus.

Après une première courte séquence inoubliable, sur laquelle nous reviendrons, L'emprise des ténèbres débute par un préambule que l'on pourrait trouver en 1988, ne l'oublions pas, dans un film d'aventure hollywoodien – et que nous aurions pu trouver dix ans plus tôt dans l'une de ces productions américano-italiennes d'horreur malsaine typique d'un certain cinéma dont il est un peu question ici. Ainsi, tout débute dans la forêt amazonienne. L'Indiana Jones de circonstance, dénommé Dennis Alan, et impeccablement interprété par un Bill Pullman décidément habitué du genre, est une fois encore un « scientifique », un anthropologue en l'occurrence, qui travaille pour Harvard et pour de grands laboratoires pharmaceutiques américains - les deux vont ensemble dans ce monde fait autant de savoir que d'argent – en tentant de percer les mystères des remèdes et breuvages médicinaux des peuples dits « primitifs ». On le voit ainsi dans cette première séquence tester la potion d'un chaman local, et tomber aussitôt dans un sommeil profond. A son réveil, un Jaguar viendra un instant jouer avec lui, comme un gros chat domestique, sous les yeux du chaman attendri. En réalité, ce jaguar n'existe pas, il est une illusion – Dennis Alan joue seul, ou plutôt joue avec l'illusion de son totem, ce jaguar que l'executive du laboratoire auquel plus tard dans le film il remettra le breuvage, confondra avec une mercedes, autre totem, mais d'un monde plus occidental. Cette séquence s'achève avec la disparition des indigènes, ainsi qu'avec la mort mystérieuse et inexpliquée du compagnon d'excursion de l'anthropologue, transformant brutalement l'idyllique forêt vierge en sauvage et inquiétant environnement organique, nous rappelant par là ces films des années soixante-dix, dérivés extrêmes du sous-genre dit « survival », et qui voyaient quelques occidentaux s'abîmer dans les fièvres et la frénésie des jungle premières, libérant leurs instincts - notamment sexuels - les plus immondes avant d'expier sous les assauts des mâchoires anthropophages locales. Les Cannibal Holocaust, les Montagnes du Dieu cannibale, les Jungle Holocaust, etc. dispensaient en commun un voyeurisme malsain, dont se pose tout de même la question de savoir s'il n'est pas à la source de tout ce cinéma de genre qui nous intéresse.

C'est aussi cette question que nous pose en creux le film de Craven. A peine revenu de son périple amazonien, Alan est envoyé en Haïti, encore sous la coupe des Duvallier, mais déjà à l'aube de sa révolution. Le laboratoire pour lequel il travaille est intéressé par le phénomène des Zombies, effectivement d'origine haïtienne, vaudou en fait, et qui voit les morts errer en pleine rue au beau milieu du jour. Un personnage appelé Christophe, instituteur de son état, est mort sept ans plus tôt, et pourtant il vient d'être photographié en pleine rue, à Port-au-Prince. On sait que quelque drogue vaudou se cachent probablement derrière ce phénomène apparemment incompréhensible, drogue qui pourrait être d'une grande aide pour la médecine occidentale, et accessoirement, pourrait rendre riche ses entremetteurs. L'enterrement de ce Christophe fut la toute première scène du film. Le médecin avait effectivement procédé à l'examen d'usage – pouls, souffle, réflexe rétinien – et conclu à la mort clinique du patient. Celui-ci avait donc été inhumé, et, tandis que sous les chants et les pleurs, la terre s'abattait sur son cercueil, dans sa tombe, nous-autres, spectateurs, pouvions voir la larme qui coulait le long de sa joue, et qui seule témoignait de son état. Image magnifique et terrible : les morts pleurent aussi en Haïti, comme partout dans le monde, car « la mort n'est qu'un début », comme il l'est rappelé à plusieurs reprises dans le film, le pire reste à venir : ne plus s'appartenir, voilà le véritable malheur de la mort...
Il est donc avéré que ce Christophe a été enterré vivant, et ramené à la « vie » sous cette forme sommaire du Zombie, être apathique, non-mort et non-vivant à la fois, esclave de quelque autre volonté. Un sous-vampire, pourrait-on dire. Dennis Alan va tenter d'aller tirer tout cela au clair, et percer le mystère du secret breuvage des sorciers vaudou.

L'arrivée et les premières séquences à Haïti nous renvoie à ce cinéma « ethnique », cinéma presque documentaire. Quasiment tout le film a été filmé sur place, et il respire cette fascination pour un pays aux règles foncièrement différentes des nôtres. Tourner ce film ailleurs que dans les lieux qu'il décrit aurait considérablement amoindri son pouvoir d'envoûtement, car c'est bien de cela qu'il s'agit. Wes Craven s'échappe parfois – et surtout dans une longue séquence, à la fois documentaire et totalement composée, fantastique, de procession à la Vierge – de son sujet pour filmer les groupes d'enfants pauvres, le fourmillement des populations, les visages joyeux ou fermés, les paysages pauvres et magnifiques dans le même temps. Il y a quelque chose de terriblement graphique dans ce pays à l'histoire tourmenté. Dans le même temps se pose là la question évoquée plus haut : quelle est la limite entre la curiosité légitime de l'artiste, la célébration d'une beauté insoupçonnée, et l'exploitation pernicieuse d'une imagerie extravagante, le voyeurisme morbide pour occidental en mal de sensation forte ? Wes Craven se tire habilement de ce risque de vouer son cinéma fantastique aux pires penchants du genre, en faisant de cette question le cœur du sujet de son film.

Chez les Tonton Macoutes, la terreur règne. Mais si elle règne par la violence habituelle de tout régime dictatorial, torture, meurtre, disparition, elle asservit au moins tout autant par sa mise en scène. Au fond, l'on pourrait dire que la mise en scène de la terreur règne au pays du Vaudou. Le régime des Duvallier, semble nous dire Craven, est établi sur son imagerie, elle-même assise sur les représentations religieuses vaudou. Les chefs de police sont d'abord des sorciers, maléfiques, quand il en existe des bienfaisants, comme celui qui vient en aide, même de manière mystérieuse, à Alan et à sa guide, la jolie psychiatre Marielle Duchamp, fille d'opposant. Wes Craven, s'il compose en « imagier » habile ces processions, ces fêtes, ces cérémonies magiques et envoûtantes, se plaît aussi à finir par croire à son sujet, à l'instar de son personnage principal, théoriquement rationnel, mais que sa petite amie psychiatre ne sera donc pas parvenue à conserver dans les limites de la raison. C'est réellement à un voyage auquel nous sommes donc convié, à explorer un territoire au-delà de nos frontières, géographiques, psychologiques, spirituelles. Ce rapport à la frontière, à l'étranger une fois encore, est très fort aussi dans le récit. Il est rappelé en permanence à Alan qu'il est un blanc, qu'il n'est pas d'ici – qu'il est aussi le descendant des esclavagistes, ainsi peut-être que leur nouvel ou futur allié. Prendre à ceux d'ici pour continuer à faire de l'argent pour ceux de là-bas, voilà quel semble être le destin permanent de l'homme blanc, quand bien même une révolution semble devoir balayer le présent ici -même. Il l'est dit à Alan par le chef tortionnaire de la police Tonton Macoutes : lui n'a qu'à retourner dans son pays, mais Marielle, elle, est de ce pays – et à ce titre, elle doit cesser de trafiquer avec le blanc, cet éternel colon, cet éternel esclavagiste.
Craven nous met, en qualité de spectateurs, à cette place dérangeante, de celui qui regarde et se délecte de ce regard. Aussi parce qu'il est évident que ce film est produit pour un public occidental, amateur de ce genre de récit dérangeant, où le vrai se mêle au faux. Ce qui n'est pas sans poser au moins question, sinon problème...
Mais il nous dit autre chose également. Le sorcier, chef de police, tortionnaire, est bien plus manipulateur encore que ne peut l'être l'anthropologue. Il utilise la mise en scène de ses célébrations morbides, durant lesquelles il manipule littéralement les âmes enfermées dans des récipients de terre de ceux qu'il a zombifiés, afin de faire commettre à leurs corps les pires exactions. C'est ainsi que le Christophe du début de l'histoire est devenu son esclave et ne désire plus qu'une chose désormais, demeurer, même sans paix, dans le cimetière dont il n'aurait jamais dû sortir. La mort n'est qu'un début, mais les morts veulent reposer en paix – et les tyrans absolus sont ceux qui les empêchent même de profiter, pourrait-on dire, de ce statut funèbre. Alan subira ce traitement, et nous verrons avec ces yeux dans un exercice malicieux de caméra subjective ce que voit le mort qui ne peut plus désormais agir, ni même simplement réagir, qui ne peut plus être que spectateur de sa propre déchéance, de son propre ensevelissement. Comme nous sommes nous-mêmes à tous moment spectateur, mais à son contraire, jouisseur, lorsque tout du moins nous aimons nous faire peur - étrange créature que ce spectateur...

Afin de parvenir à leurs fins, ces sorciers, bons ou mauvais, doivent obéir à des règles. C'est que cet outre-monde, au-delà des frontières de la conscience, n'est pas sans loi, ni sans logique. Alan, aidé d'un marabout du nom de Mozart, génie incompris ?, parviendra à percer « rationnellement » le secret de la poudre utiliser par les sorciers pour transformé un rival, un opposant en zombie. Mais ce qu'il ne pourra pénétrer autrement qu'en en faisant l'expérience, c'est comment ce mort-vivant peut se transformer en l'esclave d'une autre volonté. Il y a là encore des règles à respecter, comme dans tout bon film de genre, pour parvenir à s'affranchir de la tutelle d'un pouvoir énigmatique. Craven insiste sur la logique de liturgie concernant l'ensemble des évènements qui font avancer l'intrigue. Et tout se passe comme si le fantastique, et son cinéma avec lui, répondait précisément à ces logiques liturgiques. Cela nous vaut quelques scènes trop habituelles dans ce genre de film, avec retour ultime du méchant que l'on pensait déjà vaincu, coups de poing en rafales, effets spéciaux de seconde zone et cascades approximatives. Ces quelques dernières minutes viennent conclure « dans le genre » un film qui à de nombreux égards s'éloigne résolument des canons habituels – et assume l'idée que si tout cela n'était peut-être qu'un rêve, ou plutôt un cauchemar, notre réalité est constituée de la même étoffe.

Demain, I walked with a Zombie, La nuit des morts-vivants ? Ou peut-être un italien, un anglais et un garçon boucher... A voir – comme on dit pour un bon film...

3 commentaires:

  1. Demain moi ce sera effectivement un italien, et cet Emprise des Ténèbres ne me surprends pas du tout, j'étais certain que tu en parlerais, c'est toi qui m'a fait découvrir ce film- je ne suis vraiment pas client de Craven, mais celui est à part, c'est de loin mon préféré de lui. Et la bo est formidable.

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  2. Oui, Chef de Gare ! La BO ! ténébreuse, rythmique, envoûtante... Vraiment un boulot formidable de Brad Fiedel. Et pour le film, idem. J'ai l'impression que les "Craven" "mineurs" sont aussi mes préférés. C'est une période très sympa pour ce réal. Juste avant "Deadly Blessing", et juste après "Shocker" et "Le sous-sol de la peur". Après il a vraiment tendance à se reposer sur ses lauriers.
    Matthias a bien raison dans son (bel) article de mettre le contexte politique en avant. Il est indissociable de la thématique du film.

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  3. Tu vois, c'est le problème avec les réalisateurs qu'on n'aime pas trop: on ne creuse pas forcément les filmo. du coup, je ne connais pas Deadly Blessing, et je trouve que Shocker a affreusement mal vieilli. Mais peut-être suis-je particulièrement hermétique à l'horreur américaine dont Craven est un des cinéastes les plus représentatifs. A plus Misqua !

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