lundi 17 octobre 2011

19- Les passagers de la nuit : Aux frontières de l'aube (Near Dark) Kathryn Bigelow, Etats-Unis, 1987.




Une fille ondule dans la nuit, debout sur le bitume brillant, elle ressemble à un serpent, charmeuse elle vient de prendre un jeune homme dans le feu de son regard. Il croit l'emmener, mais c'est elle qui va en faire un passager de la nuit, un passager clandestin qui, pendant quelques jours, va vivre à l'unisson de son cœur sauvage. Elle s'appelle Mae, il s'appelle Caleb, et leur rencontre ouvre l'un des plus beaux films de vampires jamais tournés.

D'un geste ample et assuré, à la fin des années 80, une jeune cinéaste américaine va redéfinir une des figures les plus profondément fantastique du cinéma et de la littérature. Elle réussit si bien que son film va devenir le creuset d'où jailliront la plupart des films vampiriques après elle. La descendance de Near Dark est innombrable, de Blade et Blade II à Twilight, en passant par John Carpenter's Vampires, ce sont des dizaines de films qui voleront des images à Kathryn Bigelow.

Avant Near Dark, il y a eu quelques tentatives d'importation du vampire dans un contexte contemporain : le raté Vamp, et le beau The hunger (Les prédateurs), qui parvient d'une certaine façon à cette modernisation, mais les vampires y demeurent des créatures hautaines et aristocratiques, supérieures, et incarnées par des acteurs européens. On n'est peut-être pas si loin, finalement, du château de Dracula, de son carosse, de sa cape et de ses atours séduisants.

Mais le bateau qui menait Vlad Dracul de Transylvanie à l'Angleterre, Kathryn Bigelow le détourne vers le nouveau monde, et c'est par ce détournement initial que la cinéaste et son scénariste, Eric Red, va trouver toute l'inspiration de son film. En transformant Vlad en émigrant, qu'on imagine accostant quelque part en Louisianne ou dans le golfe du mexique, Bigelow va pouvoir associer des imageries jamais confrontées, d'une façon aussi inédite qu'étonnante, et aboutir à des images d'une poésie bien rare dans le cinéma d'horreur américain.

Quoi de plus éloigné, à priori, de l'univers gothique du vampire, ses châteaux médiévaux, ses seigneurs hautains, ses carrosses, ses forêts hantées, ses nuits de pleine lune brumeuses, ses cimetières pleins de caveaux familiaux, que celui des cow-boys et des grandes fermes du mid-west, ses immenses champs striés de sillons, ses maisons accueillantes, ses troupeaux de bovidés, ses chevaux, ses tracteurs.

Dès les premières images pourtant, l'hybridation des genres fonctionne : un très gros plan macroscopique sur un moustique piquant à travers une peau, une main qui l'écrase, et le plan large nous découvrant celui qui vient d'éliminer l'insecte : c'est un cow-boy, tout en blue-jeans, bottes et chapeau. Ce garçon de ferme, Caleb, est venu en ville pour s'amuser, mais ce n'est pas son territoire : son pick-up truck, l'allure de ses copains ne laissent pas de doute : ces gars-là travaillent la terre, ce sont des fermiers, des éleveurs.

Quand il voit Mae debout sur le trottoir, mangeant une glace-on devine qu'il fait chaud, elle porte une chemise sans manche – pour Caleb et ses copains, la chasse est ouverte : l'un d'eux va aborder la jeune femme. A ce moment là, et Kathryn Bigelow en est complice, le spectateur a certainement déjà deviné que celui qui se croit chasseur est en fait chassé. Nous savons ce qui va se passer, parce que nous avons deviné la vraie nature de Mae, et Caleb l'ignorant encore, notre savoir nous rend complices de la vampire. Elle va boire le sang de Caleb au moment ou celui-ci pensera avoir remporté le trophée de sa chasse, et obtenir un premier baiser.

Bien sûr, ce qu'on attend va se produire. Alors la cinéaste va retarder le moment de la morsure, et jouer avec notre attente. Et lorsque vient le moment de percer la chair et de mordre dans le cou, le spectateur a autant envie de ce qui va arriver que Mae. Son regard est vorace et boit les images. Cet ultime moment précédant celui-ou enfin la soif de voir, et la soif de boire vont être satisfaites, Kathryn Bigelow le fige dans un ralenti sublime, montrant le visage angélique de Jenny Wright onduler et se retourner vers Caleb, toute féline.

L'aube vient colorer une image jusqu'à présent monochromatique déclinant des teintes bleutées, et brise la magie de l'instant : Mae panique, elle quitte le camion de Caleb, part en courant. Celui-ci essaie de la poursuivre, mais tout est déréglé : son camion ne démarre pas, il n'arrive même plus à faire fonctionner ses jambes et s'écroule, incapable de traverser le champ qui le sépare de la ferme où l'attendent père et sœur. Qu'est-il donc arrivé à son monde si concret, si familier ?

Il est arrivé que Caleb a goutté à la nuit.

Mae n'est pas venue seule, mais fait partie de la meute dirigée par Jesse. Avec eux, c'est l'univers de la marginalité américaine qui va venir compléter celui de l'americana associée à Caleb. Même si Bigelow et Red semblent faire un credo de ne jamais faire prononcer le mot, comme pour souligner leur volonté de renouveler le genre Jesse, Homer, Diamondback, Severen, Mae, sont des vampires, on le comprends vite,
mais ce sont surtout des marginaux presque des hoboes. Ils vivent dans les motels de troisième zone dont les tenanciers ne sont pas trop regardants, se déplacent dans des camions volés, tuent pour se nourrir, mais aussi pour le plaisir que cela leur procure. Car boire le sang est la seule chose qui semble vraiment les exciter. Le reste du temps, on s’occupe à le passer, en jouant aux cartes, en regardant la télévision, en dormant.

Le pretexte que prend le scénario pour que le récit se déploie, c'est l'initiation de Caleb, à qui une semaine est donnée pour boire le sang d'une proie. Cela ne constitue pas une armature dramatique très tendue, car Bigelow ne construit pas un suspens à partir de cette échéance annoncée mais elle préfère dérouler le quotidien des vampires. Ils se comportent finalement très exactement comme des toxicomanes, dont on ne sait plus très bien si c'est leur addiction qui les a enfermés aux marges de la société ou si c'est l'inverse. Ce qui compte, c'est de vivre pour un shoot de plus, une nuit encore à goutter la peur et le sang de leurs proies.

S'il sont sales, dépenaillés, les monstres de la bande de Jesse sont aussi terriblement cool (littéralement!)- et la maîtrise de l'imagerie de Bigelow est telle qu'il lui suffit de dessiner les silhouettes de chaque membre de la meute pour les rendre immédiatement séduisants. Icones de la sauvagerie, de la mauvaise vie, gravures de mode de la wild side, les vampires d'Aux frontières de l'aube vont être mis en scène par leur réalisatrice comme des rocks-stars. Les images inspirées, inoubliables se succèdent dans le film, à la force poétique souvent saisissante : les silhouettes de la bande émergeant à contre-jour au sommet d'une colline à l'éclairage impossible, le cheval de Caleb s'avançant solitaire sur le béton d'une route bordée de lampadaires face à la bande l'attendant tel un gang de pistoleros de la nuit, les balles trouant les cloisons d'un motel et libérant des rayons de soleil brûlant instantanément la peau qu'elle touche, Severen debout sur un bar, faisant éclater les verres à coup de bottes et s'avançant vers le patron terrifié ...

La plus longue séquence du film, son pivot, est filmée comme un concert, comme une performance sanglante qu'on pourrait imaginer sur une scène new-yorkaise, mais qui va avoir lieu dans un bar redneck perdu. Trois chansons, supposément jouées par le juke-box du bar s’enchaînent et structurent la scène. La plus remarquable est la reprise de Fever, par les Cramps. Le goût musical de Bigelow est très sûr et à la pointe de son époque : elle a réalisé un clip pour New Order, et a confié ma musique du film à Tangerine Dream, qui outragèrent Legend, mais infusent ici une pulsation sonore extrêmement prenante aux images.

La meute de Jesse entre donc dans le bar comme on monte sur scène, sûre de ses effets, car la représentation donnée ce soir l'a déjà été ailleurs, c'est certain. Les vampires se donnent en spectacle et jouissent de l'effet qu'ils produisent sur leur spectateur. La mise en scène va se consacrer à leur mise en valeur tournant à l'intérieur de l'espace clos et assez vide- vraiment semblable à une scène- où les vampires vont à tour de rôle effectuer leur numéro. C'est le cirque des vampires : Jesse et sa chope vide (mais à quoi va-t-elle servir ?), Diamondback, maniant le couteau, Severen et sa danse des éperons- avec, il égorge ses victimes. La représentation, pourtant, va s'enrayer, car on n'introduit pas impunément un numéro mal préparé dans un spectacle si bien rodé. C'est Caleb qui ruine la scène, car il refuse de mettre à mort la victime que Mae lui offre au terme, évidemment, d'un bref numéro de danse.

La fuite de la proie brise le rythme de la séquence, et c'est d'ailleurs en brisant une vitre qu'elle s'enfuit. Comme si briser l'écran sur lequel semblait se projeter le spectacle cauchemardesque mais hypnotique était le seul moyen d'en réchapper. Caleb ne peut pas tuer ce jeune redneck, encore moins que n'importe quel autre, car ce Redneck, bien évidemment c'est lui même. Caleb ne peut se résoudre à abandonner le soleil.

La meute ne se remettra pas d'avoir toléré en son sein un membre ne lui ayant pas encore juré totalement fidélité. Caleb est tiraillé entre son attirance pour Mae, et son attachement à son père et à sa sœur, avec qui il forme, on l'a deviné au début, une famille très soudée. Certains codes du récit vampirique demeurent en fait opérants dans Near Dark et si Mae incarne une Comtesse Dracula tentatrice, le père de Caleb, Loy (Loi !) est le Van Helsing déterminé à sauver son fils.

C'est entre ses mains, finalement, que Caleb remettra son destin. Et son père, pour le sauver le remplira de son sang grâce à une transfusion.

Dans une coda inutile mais traversée de moments de beauté étrange, Caleb va devoir affronter et défaire tout le groupe,en un combat qui ressemblera finalement plutôt à un suicide collectif. Car à l'ultime moment, Mae n'aura pas la force de prendre la vie de la sœur de Caleb. Dans la tradition du road-movie, auquel Aux frontières de l'aube emprunte beaucoup, c'est à bord d'une voiture, qui symbolise le mieux sans doute une vie menée en quatrième vitesse que les derniers vampires s'embraseront aux lueurs du soleil, pied au plancher.

Entretemps, Caleb aura goûté les lèvres de Mae, il aura bu son sang, et il aura découvert combien il aimait ça. Mae, c'est cette femme qu'on aura peut-être croisé un soir, dont les baisers sont des morsures, les étreintes des incendies, et qu'on doit quitter à la frontière de l'aube, au risque de la voir brûler tout ce qu'on pensait être la vie.

Que Kathryn Bigelow nous raconte qu'elle peut, in extremis, devenir cette femme aimante et apaisée sans qu'on perde le plaisir de ses baisers est le seul mensonge de ce film, un des plus beaux à avoir montré la vraie lumière de la nuit.

2 commentaires:

  1. Bravo pour cette article, merci d'avoir mentionné la zique de Tangerine Dream, un must du genre.

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  2. Merci misqua, ça me fait plaisir que tu sois passé. Repasse demain, je sais pas ce qu'il y a au menu !

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