dimanche 16 octobre 2011

18 – Mettre de la couleur dans sa vie : Morse (Låt den rätte komma in), Thomas Alfredson, Suède, 2008


Dans le bestiaire du fantastique, il est une créature à la place toute particulière, qui cristallise tout l'ambiguïté du genre. La fascination pour le mal, la puissance de la séduction, le désir de vaincre la mort, mais aussi l'angoisse de la solitude, la souffrance du bourreau, la vanité de la toute-puissance. Ce personnage presqu'à la naissance du genre au cinéma, c'est le vampire, le Nosferatu, le non-mort privé de la lumière du soleil, en quête sans cesse renouvelée de sang frais pour pouvoir survivre, mais aussi et surtout, au-delà de la poursuite de la satisfaction de ses instincts morbides, un personnage d'abord en demande de l'absolu qui lui est par définition refusé, un personnage en quête d'Amour. Cette créature ne pouvant se déplacer que dans les espaces obscurs d'une nuit éternelle, cette créature immortelle, que ne reflète aucune surface, cette créature qui pour nous rejoindre a besoin de notre invitation, ne serait-elle pas dès l'abord la plus belle métaphore de ce cinéma fantastique, qui nous fascine, qui nous séduit, nous horrifie et nous ravit, au sens propre du terme, pour nous faire voyager dans un outre-monde qui apparaît bien comme le reflet souvent sombre, mais aussi éclairant, de notre propre réalité ?
Morse, magnifique film de Thomas Alfredson semble confirmer cette idée : la créature qui fuit la lumière est aussi l'une des plus lumineuses, a contrario.

Le film s'ouvre par la présentation du triste quotidien d'un jeune garçon de douze ans, Oskar, englué dans le gris et le blanc de sa banlieue enneigée, quelque part en Suède. Il vit avec sa mère, divorcée, avec laquelle nulle communication ne semble possible. La première séquence du film nous le présente, de nuit, presque nu, un couteau à la main, au travers de la vitre trouble de la fenêtre de sa chambre, menaçant d'un petit couteau un ennemi invisible, qu'il semble prendre un malsain plaisir à sadiser. L'on comprendra très vite qu'en fait, c'est lui, le jeune Oskar, petit blondinet dont il est encore difficile de savoir s'il est un garçon ou une fille, qui se fait martyriser par une bande de camarades de classe, dont l'un d'entre eux par ailleurs semble lui-même devoir se faire violence pour exercer sous la pression du groupe sa propre violence à l'encontre du jeune garçon. Ces premières scènes instaurent d'emblée un climat dérangeant à ce film dont les protagonistes principaux sont des enfants, une fois encore, mais dont le monde semble décidément très très loin de la représentation habituelle que peut nous en faire un certain cinéma. Les rues et paysages urbains enneigés, habituellement propices à nous décrire la magie merveilleuse d'un monde de l'enfance qui n'a jamais eu lieu, comme il ne neige jamais en Californie !, participent de l'aspect lugubre d'un environnement presque dépeuplé. Il fait froid dans ce pays, les Suédois n'aiment les meubles que de bois clair et designés de manière fonctionnelle, la fantaisie semble absolument absente de ces espaces où mêmes les chats et les chiens ont la seule et triste couleur de la neige.
Les scènes suivantes nous présentent un homme d'un certain âge, semblant lui aussi aller dans une solitude qui n'a d'égal que son refus de tout sollicitation de communication. Un être isolé, marginal, à l'instar du jeune Oskar. Mais au contraire du jeune garçon, cet homme a quelque raison de ne vouloir frayer avec d'autres êtres humains : il doit régulièrement sacrifier un homme ou une femme, le droguer, l'égorger, afin de pouvoir nourrir la jeune fille qui vit à ses côtés, Eli, une vampire, comme nous l'apprendra la suite du récit. Cet homme répugne à tuer, mais il fait, d'une manière technique, froide, aussi désaffectée que les tortures psychologiques et physiques que subit Oskar de la part de ses camarades sont empreintes d'une réjouissance toute sadique.
La jeune Eli est la nouvelle voisine du solitaire Oskar. A l'occasion d'une rencontre magnifiquement filmée autour d'un jeu de rubik-cubes, qui vient tout à coup mettre de la couleur dans ces long plans-séquences aux fades couleurs d'hiver, les deux jeunes gens vont d'abord se lier d'une amitié étrange, nocturne, intermittente, avant de s'aimer, véritablement, comme deux amants en contradiction avec le monde. Entre le petit blondinet et la diaphane brunette, quelque chose de l'ordre d'un jeu de séduction s'installe. Nous sommes en Suède, pays d'un étrange rapport entre les sexes, pays au protestantisme affirmé, mais également pays d'une égalité entre hommes et femmes sans équivalent dans le monde. Dracula était un homme, ou tout au moins une créature que l'on pouvait considérer comme masculine, voire virile, dans l'affirmation aussi de sa puissance bestiale ; au contraire ici, la créature Eli, si elle semble être une fille, ne cesse de dire qu'elle ne l'est pas, et quelque chose chez elle semble corroborer cela. Il n'est pas question ici d'homosexualité, il est en fait question d'une attirance entre un jeune garçon et une jeune fille qui si elle est bien physique, et passe par des signes sensuels, n'est en fait jamais sexuée. Car c'est aussi cela, le vampire : lorsque l'esclavage du corps, ce « besoin de tuer » qu'évoque la jeune Eli assez vite, a pour pendant l'affranchissement de l'âme. Le corps est un tombeau pour l'âme, cela n'a jamais été aussi vrai que pour le vampire – mais ce tombeau permet aussi l'expression à contrario des plus grandes passions de l'âme.
C'est cette ambivalence de l'être de sang et d'absolu qui fait la spécificité de cette créature, et qui lui donne sa capacité à être notre terrible miroir.
Tout le film semble nous raconter l'impossible communication entre les vivants. Et si le monde des enfants est d'une violence crue, encore animale, où l'on est proie ou chasseur, où l'on est lâche ou méchants, voire les deux, le monde des adultes paraît plus désespérant encore. La vraisemblable cordialité de leurs relations n'a d'égale en fait que l'incommensurable lassitude qui semble être la leur. Ils sont toujours violents, foncièrement, ils se disputent, sont capables de gestes brutaux, mais surtout ils sont apathiques. Leur souffrance est admise, intégrée, ordonnée. Dans la confusion de son identité, Oskar n'en est pas encore là, et lorsqu'apparaît dans sa vie celle qui devrait le perdre, alors tout s'éclaire.
La nuit est brillante, comme disait les vampires marginaux de Near Dark, film qui apparaît comme un lointain grand frère de ce Morse. Tout à coup Oskar, par les ténèbres, s'éveille à la vie. Une « solarisation » s'effectue : ces espaces nocturnes de parcs, de rues, de places, qui devraient nous apparaître obscurs, s'illuminent des couleurs d'une neige tout à coup étincelante. Le jour devient la nuit, dans l'absence de celle aimé, qui enfin lui permet de se « révéler », pour continuer dans la métaphore photographique, sous le soleil de minuit. Le film prend alors une tournure plus violente encore. Eli n'est certes pas là pour adoucir son jeune compagnon mais pour lui permettre d'assumer la part de violence qu'il y a en lui.
Le titre français du film fait référence au mode de communication que les deux jeunes gens instaurent entre eux. Grattant chacun de son côté sur le mur qui sépare leurs deux appartements, ils installent une interface qui n'appartient à personne d'autre qu'à eux deux, comme c'est la règle dans toute correspondance amoureuse. Ils se comprennent. Ils communiquent, enfin. Ils ne sont plus seuls. Voilà la seule chose qui compte, semble nous dire Alfredson. La violence, elle, est partout. La seule chose que nous pouvons lui opposer, c'est cet amour. Le monde n'a aucune morale, Eli et Oskar n'en ont pas plus que les autres, mais ils s'aiment. Et si cet amour leur permet de faire face à ce monde brutal et sadique dont même les adultes ont accepté l'intolérable règle, jusqu'à préférer se supprimer plutôt que de devoir le changer, eux, les enfants, amoureux, ont décidé de s'adapter. Et c'est leur propre violence qui finira par se retourner contre le monde.
Le dernier plan du film est magnifique de cruauté et de beauté mélées. Alors qu'Eli avait annoncé à Oskar qu'elle quittait la ville, devenue trop dangereuse pour elle suite aux nombreux meurtres qu'elles avait du commettre pour se nourrir, Oskar s'est abîmé dans la douloureuse mélancolie de son amour perdu. A l'occasion d'un entrainement de gym aquatique, le groupe de ses tortionnaires, qu'il était parvenu à mettre en déroute comme le lui avait recommandé Eli, revient se venger, accompagné de l'habituel et irrésistible grand frère de ce genre de situation. Une sadique alternative lui est proposée : s'il parvient à demeurer trois minutes sous l'eau – ce qui semble bien impossible – alors il lui sera laissé en souvenir une simple estafilade, sinon il paiera sa violence, même réactive, à l'égard du groupe d'un oeil crevé. Oskar, pris dans la faiblesse de sa situation, morale et physique, se laisse faire et s'enfonce sous l'eau pour tenter de soutenir les trois minutes impossibles. Le temps se suspend, les secondes s'égrènent et l'on ne sait pas si nous sommes encore de ce monde, mais alors que la caméra ne lâche pas le visage du jeune garçon sous l'eau, la surface au-dessus de lui se ride, un mouvement agite l'eau, et l'emprise du grand frère se relâche – son bras sectionné au-dessus du coude, coule au fond de la piscine tandis que plus loin un corps démembré s'enfonce sous les eaux. Oskar sort doucement la tête hors de l'eau, reprend lentement sa respiration, devant lui sont éparpillés les corps de ses trois tortionnaires, plus loin le dernier d'entre eux pleure silencieusement, le visage plongé dans les mains. La situation, une banale – mais violente, car toujours violente – histoire d'enfants vient de très tragiquement se terminer. L'horreur est là. Oskar relève la tête. Son regard croise celui d'Eli, encore couvert du sang des morts. Oskar sourit, Eli sourit. Et dans ce sourire rendu, le monde entier s'est évanoui. Ils s'aiment, voilà la seule chose qui compte. Ce – presque - dernier plan rend compte de quelque chose de l'ordre de l'enfance : l'on est au présent. Le plaisir cruel que l'on a éprouvé à la destruction de cette petite bande ne pèse pas lourd face au ravissement de l'amour. Il n'y a rien de moral, là-dedans, parce qu'il n'y a rien de moral dans l'enfance.
C'est l'une des forces de ce film que de nous renvoyer à ces sentiments, qui sont ceux que l'on continue de fréquenter à l'âge adulte, parfois, et qui célèbrent la confusion comme seul repère immuable dans un monde à l'atroce arrangement. Un retournement des valeurs, dont le titre original que l'on pourrait traduire par « laissez entrer les justes » nous donne toute la mesure. Toute l'ambiguïté du genre, vous avais-je dit...

12 commentaires:

  1. Bel article qui me fait comprendre beaucoup d'enjeux de ce film superbe qui m'avait beaucoup marqué. J'ai l'impression d'être plus intelligent :-) La représentation du monde de l'enfance et spécialement de l'éternité de l'enfance est très troublante et loin des saletés régulatruces et cul-cul qu'on nous inflige au cinéma, à la télé et partour ailleurs quoi.
    Je me demande ce que vaut le... remake us qui a eu de relatives bonnes critiques, mais que je n'ai pas eu la force de voir. Pourquoi font-ils des choses comme ça ?

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  2. ils font des choses comme ça parce qu'il serait mauvais de perdre de belles choses profitables sous le seul pretexte que le public américain, le plus insulaire du monde, ne voit pas de films doublés et peu de films étrangers.

    Je n'ai pas vu non plus ce remake, mais il pose presque, je crois, la question de la copie, car il est parait-il extrèmement proche de l'original.

    Il y aussi un facteur simplement exotique qui joue dans le charme de Morse, et que nous ne retrouverions sans doute pas dans l'américain.

    Qui, notons le, n'a connu aucun succès.
    Décaler les métaphores du vampirisme de l'adolescence (à la mode en ce moment) vers l'enfance fut peut-être fatal au film.

    N'oublions pas que Neil Jordan avait déjà fait la tentative, en révélant Kirsten Dunst dans ce beau film qu'est Entretien avec un vampire.

    Tu connais ?

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  3. Je connais "Entretien pour un vampire", je l'avais vu à sa sortie. Ma mémoire est obscure, mais j'ai le souvenir d'un assez bon film, même si trop romantique et même si... Tom Cruise. Mais effectivement, il y a cette idée de l'enfant immortelle condamnée à son enveloppe de chair alors que la chair appelle. L'idée est reprise dans "Morse" et les sous-entendus sont assez présents (les rapports entre le jeune vampire et son protecteur) : quelque chose me dit que cela n'est pas présent dans le remake américain. Soi-dit en passant, ce remake a bénéficié d'assez bonnes critiques

    Pour les vampires, je suis plus... disons... "Vampires" de Carpenter.

    As-tu vu les "Twilight" : ces films me fascinent... :-) Et ont condamné le film de vampires pour des années et des années...

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  4. Ah, peut-on être trop romantique ? Mon coeur penchera toujours plus pour des vampires, même incarnés par Tom Cruise (excellent comédien, et très bien dans ce film, au passage...), romantiques que pour les vampires carnassiers d'un Blade II (que j'aime aussi hein !)

    Quant à Twilight... je n'ai aucun mépris pour la chose, il y a un public sincèrement touché par ces films, mais je n'en fait pas partie. Pour tout t'avouer, je ne suis pas allé au bout du premier film...

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  5. Je l'ai vu jeune homme et en tant que jeune homme, James Woods m'a plus embrasé que Tom Cruise. Mais dans mes vagues souvenirs, je me demande si je n'amalgame pas le premier film au deuxième (si si, celui où Vincent perez apparaît).

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  6. Tu me troubles mon cher Lemmy. Moi, j'ai beau aimer Carpenter, j'échange sans états d'âme son Vampire contre l'entretien de Neil Jordan.
    Quand au deuxième film dont tu me parles ?? Est ce qu'il s'agit de la reine des damnés ? Parce que je ne vopis guère de Vincent Perez là-dedans, à moins que tu ne parles de The Crow II (City of Angels) qui n'a rien à voir, ni avec Carpenter, ni avec Neil Jordan, ni avec les vampires, en fait.
    Eclaire ma lanterne !

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  7. Avec un immense retard, je me repens. Je confonds. Vincent Perez m'a tellement traumatisé que j'auraus dû aller consulter. Même si je n'ai jamais vu the crow 2 au cinéma : deux amis l'ont vu et les deux m'ont dit s'être physiquement endormis pendant la séance.

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  8. Ah, les "amis"...à mon avais, ils auraient dû me dormir la veille. The Crow II n'a rien de honteux. C'est un film dans lequel la présence e Perez est étrange- pas forcément négativement. C'est un film de chef op'- et il en a les traits classiques: une grande attention à la lumière, un sens de la séquence et du récit global pêut-être bancal, mais rien de honteux. je n'ai pas revu el film depuis sa sortie. j'avais été très déçu, en regard du premier film, mais je pense que si je le revoyais aujourd'hui, je trouverais bien des qualités à ce City of Angels, largement malmemé, dit-on, par ses producteurs.

    Les gens qui s'endorment devant les films, a cinéma, sont encore moins fréquentables que les fils devant lesquels on s'endort !

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  9. Les fils, les fils... Tu me décris le monde de la matrice. Je n'avais pas - comment dire - saisi le système d'abonnement.

    Donc "The crow 2" est un film à ajouter à la liste des films non vus mais à ne pas voir de suite. Je crois que j'ai toujours eu, en plus de quelques préjugés envers Perez, un curieux sentiment viscéral de rejet envers toute suite de The Crow, suite évidemment à la disparition de Brandon Lee.

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  10. Les fils...les films, il fallait lire les films, bien sûr ma langue à chourfé !

    Y'a t-i-l la moindre urgence à revoir un film quel qu'il soit ?
    Pour The Crow II, c'est tout de même très respecteux de ce qu'a fait Brandon Lee- puisque ce n'est pas son personnage qui est repris, mais la sructure de l'histoire. D'ailleurs, et c'est assez beau, il me semble que cette fois c'est l'amour filial qui ramène le corbeau d'entre les morts. C'est le jeune fils de Perez, il me semble, qui est assassiné. Il y a pas mal d'images assez fascinantes dans le film, une BO rock splendide, et Iggy Pop en motard taré et voyou. C'est de toute façon a des kilomètres de ce qui a été fait ensuite avec cette série, et bien au dessus de 3/4 de la production d'horreur DTV en bout de course d'aujourd'hui. Voilà qui me donne d'ailleurs envie de le revoir.

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  11. Iggy Pop est dans ce deuxième volet ? Il fallait le dire tout de suite ! Va falloir que je trouve ce 2.

    Il y a eu un 3ème je crois. Et si je ne m'abuse, une série télé avec l'excellent Dacascos ? ou alors est-ce un cauchemar que j'ai eu ?

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  12. Excellent Dacascos ... Il faut faire le tri, tout de même ! Disons qu'il fut merveilleux chez Gans.

    Oui,série TV, DTV, nombreux comics, le pauvre corbeau a eu droit au grand chelem des mythes cinématograhiques dont ont presse le citron jusqu'à la dernière goutte. Allez ! Souvenons-nous des deux premiers films, du comics original- réédité tout récémment, et des albums liés au deux premiers films, et calons tranquillement un ou deux meubles avec le reste !

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