mercredi 28 novembre 2012

59- Gardien de l'ordre : The Dark Knight Rises, Christopher Nolan, 2012, U.S.A

Traqué par les hommes de loi et leurs bêtes, le noir justicier de Gotham City roulait à tombeaux ouverts, à travers une aube toute nouvelle, vers des jours dont, en théorie, il n'y aurait rien à dire : au terme de The Dark Knight, le Joker avait bel et bien gagné: qu'importe s'il n'avait pu démontrer la corruption profonde des citoyens de Gotham, il était parvenu a faire goûter à l'immaculé procureur Harvey Dent la joie nihiliste de la souillure, et il avait pour elle de telles prédispositions qu'une  simple pichenette  avait suffit. 



Et surtout, par un pacte le liant au commissaire Gordon, travestissant la vérité sur la nature révélée de Dent, Batman achève l'aventure sur un ultime constat d'impuissance : son armure est vide et tout juste bonne, farcie d'un mensonge, à être agitée telle un épouvantail rappelant les vertus de la loi. Car, aux yeux du peuple, Batman, parce qu'il a voulu faire de la justice l'instrument d'une volonté individuelle, et par là même, faillible, a fini par tuer le procureur Harvey Dent, symbole, lui, d'une justice impartiale, car rendue au nom de tous. Et pour que cette certitude, celle d'avoir choisi pour eux et parmi eux l'incarnation d'une volonté de justice courageuse survive, l'homme-chauve souris doit continuer à incarner aux yeux du peuple de Gotham la folie d'une force qui confond justice et jugement par un individu. En faisant de sa chair la cicatrice de Dent, le chevalier noir se condamne à la porter pour toujours, car révéler la vérité reviendrait, en se disculpant, à mettre à jour la faillite du procureur. Car le mal doit toujours être quelque part, et l'un innocent, l'autre ne peut qu'être coupable.

Bien qu'il déclare lorsqu'on l'interroge qu'il se sent pourvu d'une liberté créative totale, digne des écrivains les plus insoumis, on ne peut qu'ironiser lorsque ce formidable pouvoir aboutit à l'ajout d'un chapitre au diptyque parfait Batman Begins/ The Dark Knight. D'autant plus que, lorsque tombe le générique de ce dernier, il est évident que tout a été dit.

Et, passé l'ouverture de ce troisième volet, qui rejoue exactement celle du film précédent, le cinéaste met en scène son absence d'objet : reclus dans son Manoir, qui est curieusement, l'endroit choisi pour célébrer la pérennité de l'influence de Dent sur les institutions, Bruce Wayne se morfond et attend que plus rien ne se passe. Et plus le film avance, plus le récit tente de se gonfler de lui-même, et plus on constate à quel point Christopher Nolan a beaucoup à raconter et plus rien à dire.

Bane, le super-vilain, incarne à la perfection le projet du film. Hyper-puissance dont la force n'est jamais contestée le monstre se révèle, finalement n'être que l'expression du désir d'un autre personnage. Exactement comme son adversaire, Batman, dont la volonté se dissout dans les nécessités du pacte le liant à Gordon. Bien plus que le contraire de l'homme chauve-souris, Bane est son double, identique. Il partageront d'ailleurs le même désir, pour la même femme. Il ont aussi reçu leur vision du monde du même mentor, Ra's al Ghul, dont ils se sont tous deux détachés pour affirmer une croisade personnelle, aussi légitime pour l'un que pour l'autre. Et ce n'est certainement pas l'idée que Gotham est une cité corrompue qui doit être expurgée de son mal qui les sépare.

A l'instar de Batman, Bane est représenté comme une force dynamique, une âme ayant plié un corps à l'exécution d'une mission, d'un programme : donc, malgré la réputation du cinéaste, n'attendre aucune surprise d'un film dont la seule aspérité formelle est de baliser son récit de pistes à priori excitantes, pour toujours les abandonner au profit du choix le plus attendu. Alors qu'on découvre, logiquement, qu'au début du film, Batman est une figure du passé de Gotham, et que l'homme qui l'incarnait ne semble plus posséder la moindre volonté de vivre, Nolan, plutôt que de passer à l'acte en éliminant Bruce Wayne du récit, et de prendre acte dans son projet formel du vide ainsi laissé, préfère d'abord combler son impuissance volontaire en s'attachant à des personnages au fond sans intérêt -la croqueuse de diamants Selina Kyle, (Anne Hataway) le jeune policier idéaliste John Blake (Joseph Gordon-Levitt), l'officier cynique Foley (Matthew Modine), puis en réactivant forcément Batman/Bruce Wayne lorsque Bane arrive à Gotham.
De la volonté de Gordon d'avouer la vérité au sujet des événements du film précédent, de l'enquête voulue par le commissaire au sujet des activités suspectes dans les souterrains de Gotham, du départ d'Alfred, de la révélation à plusieurs personnages de l'identité secrète de Batman, il n'est fait aucun profit thématique, Nolan, écartant toutes les possibilités de renouvellement théorique de son film : alors que dans le précédent, chaque nouvelle intrigue provoquait l'escalade d'un récit s'emballant lui-même jusqu'au vertige, c'est ici le mouvement contraire qui est produit : chaque embranchement de l'intrigue doit être coupé par Nolan, pour toujours nous ramener à Batman / Bane (même leurs noms se ressemblent !) jusqu'à ce que l'affrontement espéré par les personnages autant que par les spectateurs finit par se produire.

Lorsque le Joker dresse sa silhouette dégingandée face à Batman sur la route, ce n'est pas tant pour se mettre en son travers, que pour le faire aller, littéralement, de travers. En lui affirmant son désir (Fais-le, je n'attends que ça!), le clown met le doigt dessus : Batman, incapable de satisfaire le Joker, doit dévier de la route, et laisser apparaître l'évidence : il est, au fond, une figure de l'impuissance.

C'est exactement le contraire qui se produit dans le mano-a-mano contre (tout contre) Bane. Le Joker demandait à Batman d'accomplir son désir, Bane lui, est là pour accomplir le désir de Batman- il le dit d'ailleurs littéralement. Le scénario prend acte de l'union des personnages, puisque après leur premier affrontement, Batman est mis à la place de Bane et va revivre,à l'identique, l'histoire de ce dernier. Le Joker, lui, n'avait aucun récit des origines. Batman, cette fois, partage doublement celles du méchant.

Ambiguïté relayée par la musique : le thème associé au super-vilain se révèle aussi être le chant de liberté encourageant les prisonniers d'un puit infernal à s'évader, et c'est le chant triomphal accompagnant le retour à la lumière d'un Batman Reborn.


Mais ce n'est qu'une ambiguïté de surface, le film substituant à l'inconfortable mélange des contraires du chapitre précédent un manichéisme rassurant, qui culmine avec une illustration littérale : des policiers en rang, tels une légion de centurions romains, chargent au pas de course une masse indistincte de criminels et d'émeutiers, nouveaux barbares à l'assaut d'une Gotham City plus que jamais comparée à la capitale de l'antique empire. L'image redouble d'ailleurs, à une plus grande échelle, l'affrontement frontal de Bane et Batman,et tout le film procède de ce redoublement de dispositif déjà vu avant. Dans le volet précédent, The Dark Knight, dont, en surface, ce Dark Knight Rises est un décalque : une force extérieur émerge, décidée à mettre à jour la véritable nature de ces citoyens, qui, une fois soulevée le couvercle de la civilisation, choisirait forcément l'interêt de soi contre l'interêt de tous,avec pour seule loi celle de la jungle. Pour cela, Gotham est isolée par le Joker comme par Bane, pour devenir un archipel isolé, terrain d'expérimentation pour une force de déstabilisation. Mais c'est aussi son propre récit que The Dark Knight Rises répète : l'invalidité de Bruce Wayne, le retour de Batman, rejoués deux fois, comme si Nolan cherchait à se prouver à lui même qu'il n'y a rien d'autre à raconter. Cette asphyxie narrative, qui prend la forme paradoxale d'un trop plein de récits ni réellement connectés, ni signifiants, donne pourtant au film son étrange beauté.

D'abord, parce que pour erratiques, incohérentes ou sans objet que soient les histoires de chacun des personnages, leur spectacle produit le même plaisir que celui qu'on peut avoir à suivre les aventures de héros de papier, les regarder éprouver des sentiments, obéir à des pulsions, et c'est d'autant plus grisant ici que tous les comédiens (excepté Marion Cottillard) font corps avec leur personnages. Débarrassé de ses véleités théoriques, Christopher Nolan, nous procure ici un pur plaisir feuilletonesque, celui de revoir des personnages beaux comme des silhouettes de comic-book.

Quoi qu'il en dise, le cinéaste a certainement fini par aboutir, au bout de presque 5 heures de films, si on considère bout à bout Batman Begins et The Dark Knight, à une adaptation naive et émue d'une bande-dessinée américaine. Une forme de retour au point de départ, qui au fond ne manque ni de charme ni de modestie. The dark knight rises est un formidable recueil d'images, un comics où les plans sont substitués aux cases, qui dégage une énergie formidable, un vitalité conquérante, et charie tout du long des images belles, parfois étranges, souvent marquantes. L'univers  plastique de Nolan est souvent qualifié de réaliste, simplement parce qu'il ne relève d'une baroque aussi débridé que chez Burton ou Raimi. Mais il n'y a rien de réaliste chez Nolan : Gotham City est une ville-monde résumant toutes les mégapoles, et l'histoire qui nous est racontée a tout du conte de fée. La dernière partie du film, l'étrange siège d'une Gotham à la merci de Bane en est l'exemple le plus révélateur : les repères géographiques et temporels sont complètement brouillés, et Nolan et bien plus intéressé par une représentation poétique du chaos que par un quelconque réalisme. On pourra d'ailleurs mesurer l'ampleur de son geste à la quantité de commentaires jugeant que non, vraiment, des policiers ne peuvent pas sortir si propres d'un séjour de plusieurs mois dans les souterrains de Gotham. Et ce n'est pas la moindre des entorses à son prétendu « réalisme » que Nolan pratique joyeusement ici. Outre qu'il y a toujours quelque chose de comique à voir le qualificatif attribué aux aventures d'un illuminé se déguisant en chauve-souris pour se bagarrer avec des dealers et des aliénés, il est réjouissant de voir Nolan malmener son scénario dans le seul but de trouver de quoi faire des images.


De bout en bout, le souffle qui soulève The dark knight rises m'a éléctrisé. Peu de cinéastes parviennent à créer de toute pièce la tension, l'excitation, la curiosité que suscite les derniers films de Nolan dès leur première scène, souvent intriguante- et l'ouverture est ici extraordinaire : une transfusion sanguine dans un avion à demi coupé, remorqué par un autre. Pour qui ? Pourquoi ?... Ce sens très musical du récit est très sûr chez Christopher Nolan, qui sait provoquer un crescendo, déployer une grande séquence de traque, organiser un morceau de bravoure avec un plaisir et une sophistication proche de ce qu'on peut voir chez un cinéaste comme Brian De Palma.

Ces images donc, peut-être faciles, mais dont on se souviendra longtemps : Les traders ficelés sur le dos des motards du gang de Bane, cette prison en forme de spirale, le manoir Wayne comme un mausolée pour un chatelain pourtant encore vivant, les rues silencieuses et enneigées de Gotham City, ou roulent au pas d’énormes batmobiles militarisées, le tribunal populaire planté au sommet d'une immense montagne de livres déchirés, où trône le dément Dr Crane, Selina Kyle, femme chat chevauchant couchée sa moto sur le fond rose d'une aube hésitante, Robin, enfin, s'élevant vers une Batcave réduite à une géométrique cathédrale de verre... Il ne suffit pas d'un énorme budget, quoi qu'on en pense, pour réussir des images aussi fortes, à la croisée de genres et d'esthétiques. Il faudrait dire un mot, par exemple, du travail vocal remarquable de tous les acteurs, du ton faussé très particulier-et envoutant- de Bane, au passage du murmure au grognement, sans demi mesure de Batman.

Peut importe, au fond ce que semble vouloir nous dire Nolan, nous n'avons qu'à regarder ce que ces images nous racontent. La force mythologique de ces grands récits héroïques ou tragiques qui fascinent encore les imprègne. Les conteurs se passent le conte, et n'en finissent plus, depuis le début peut-être, de nous raconter la même chose. Mais avec les meilleurs d'entre-eux, ou ceux que nous avons le plus de plaisir à écouter, c'est toujours un peu la première fois. Qu'importe si Arthur se nomme Bruce Wayne, Lancelot Harvey Dent, ou Mordred Bane, l'impossible beauté de leurs vertus, et la triviale réalité de leurs failles nous dit toujours quelque chose, finalement, de nous même.

 

Un autre duel légendaire de Batman: contre le chef du gang des mutants,
dans The dark knight returns de Frank Miller, ici pauvrement adapté en animation.




1 commentaire:

  1. Tout à fait d'accord avec l'affirmation insensée que Nolan est réaliste. Alors qu'il est fantasmatique et/ou de l'ordre de la fantaisie mixant diverses périodes du Batman du comics. Je ne sais pas si j'ai aimé ce film, mais je l'ai dévoré et il m'a pas mal happé. Les questions sont venues après, les sous-textes républicains, propagande ou description désabusée, blablas sans importance. Tom Hardy dans Bane avec sa voix de Sean Connery et son physique lourd est fantastique.

    Vivement Noël qu'une âme aimante me l'offre peut-être.

    RépondreSupprimer