Voilà un film dont j’ai bien du mal à penser quelque chose… Fin d’année, fatigue, et indifférence relative durant les deux heures d’images à la fois construites et pourtant lisses… Je n’aime ni ne méprise ce film saugrenu qui ne semble pas exactement savoir où il va. Mais essayons d’avoir de l’empathie à défaut de pertinence quant à cet objet singulier.
Le « bijou mal aimé des frères Hughes », dixit le Chef de Gare dans ces colonnes – chronique n°45 du dimanche 4 décembre 2011, Sherlock Holmes contre Jack l’Eventreur – mérite-t-il la réputation qui est la sienne ? Les dix années écoulées depuis sa sortie ne sont-elles pas l’occasion de revenir sur ce film vite rangé dans la catégorie des adaptations léchées et insignifiantes, pour tenter d’en percer sinon le mystère tout au moins l’énigme : pourquoi ce film, s’il est indéniablement beau, ne parvient-il jamais à nous inquiéter ?
Revenons un peu aux sources du projet, revenons à l’œuvre à l’origine du film, le « graphic novel », comme l’on dit maintenant, d’Alan Moore et Eddie Campbell, paru au Etats-Unis en 10 volumes entre 1991 et 1996. Ce monument de la bande dessinée, qui fait suite aux autres monuments déjà commis par Moore (Watchmen, Souriez, V pour Vendetta…), explorait pendant plus de 500 pages le « mythe » moderne de Jack l’Eventreur, et dressait du fait divers sordide de 1888 une interprétation quasi-cosmique des origines du XXème siècle. Bien entendu, en conteur génial, Moore ne nous épargnait rien des motifs obligés de l’histoire officielle et officieuse du fait divers, et n’hésitait pas à faire sienne la théorie selon laquelle les meurtres de Jack l’Eventreur furent couvert par la haute hiérarchie de la Couronne anglaise, mais il ajoutait à cette manifestation de la lutte des classes un autre combat, plus sourd et pourtant plus fondamental, celui des sexes, qu’il envisageait depuis les origines de l’humanité jusqu’au l’aube de la période contemporaine, dans ses déclinaisons politiques et sociales notamment. L’ambition de cette œuvre l’emportait donc bien loin du seul épisode policier des meurtres de cinq prostituées des faubourgs londoniens, et si l’on pouvait se perdre dans l’emphase philosophico-narrative du roman, la magie opérait néanmoins : les fulgurances brillantes de Moore, accompagnées au dessin d’un Campbell tout en hachures et contrastes appuyés, ne pouvaient qu’enflammer l’intelligence et l’imagination, un peu à la manière d’un Umberto Eco de la BD, et nous faire franchir des portes de la perception sur le monde qui est le nôtre que seule la littérature peut ouvrir. En travaillant sur le fantasme de l’Eventreur, sur les lieux communs du Londres victoriens, et enfin sur l’identité incertaine du pays qui est le sien, l’Angleterre, Moore est parvenu à construire une œuvre majeure du genre – et une œuvre majeure tout court. Après les immenses réussites que furent déjà les œuvres citées plus haut, et dont certaines, comme V pour Vendetta ont beaucoup à voir avec son From Hell, Alan Moore s’est imposé comme l’un des plus grands auteurs de cette fin de XXème siècle – et la liste des prix qu’il a reçu durant toute sa carrière ne peut que confirmer à quel point le bonhomme est immensément respecté.
Alors, s’attaquer à l’adaptation d’une telle œuvre, voilà qui ne manque ni de prétention, ni de panache. Toutefois, peut-on se dire, que sont venus faire dans cette galère les frères Hughes, honnêtes cinéastes venus du rap américain et spécialisés dans un certain cinéma du ghetto noir américain, avec par exemple le fameux Menace II society ? A priori nous sommes très loin du Londres victorien, des errements de la monarchie anglaise, ou même de l’enquête policière en haut-de-forme. C’est toutefois probablement l’une des très bonnes idées qu’ont parfois quelques producteurs que de confier la mise en scène de l’adaptation d’un roman faisant la part belle aux enjeux sociaux générés par la confrontation d’une immense pauvreté avec une incommensurable richesse, à deux jeunes cinéastes noirs américains, qui revendiquent dans leurs films la question sociale comme une question à part entière. Après tout, envisager l’East End du Londres de 1888 à l’aune du Watts de Los Angeles, voilà qui peut être tout à fait excitant.
Sauf que précisément, les jumeaux Hughes abandonneront à partir de From Hell leur regard presque entomologiste sur les rapports sociaux – et notamment la violence qui en découle. Ainsi ce qui pouvait constituer la bonne idée de départ est nul et non avenu : les frères Hughes d’une certaine manière nous surprennent par les choix esthétiques radicalement différents qui vont désormais être les leurs, et semblent refuser la case qui devenait la leur, celle de cinéastes « sociaux ». C’est qu’avant d’être des observateurs du monde des ghettos, ils sont d’abord de cinéastes de genre, au même titre que tous les cinéastes blancs qui se réclament de ce registre, et qu’ils n’entendent pas se laisser eux-mêmes « ghettoïser » dans un registre qui ne semble pas leur faire justice. Mais si c’est par ces choix esthétiques radicaux que les deux frères s’émancipent, c’est aussi par une trahison fondamentale de l’œuvre originale de Moore dont la dimension sociale demeurait absolument déterminante.
Un petit mot à ce sujet sur le principe de l’adaptation cinématographique d’œuvres réputée inadaptables. En effet, à la lecture de From Hell, l’on peut se demander quelle valeur ajoutée peut apporter un film à ce chef d’œuvre. Habituellement l’on peut toujours se raconter que le cinéma nous donnera à voir en images ce qui n’existe qu’en mots, mais dans le cas de From Hell, ce contestable argument ne tient pas : la BD nous donnait déjà à voir cette histoire. Le seul ajout du cinéma serait alors éventuellement de transformer l’image fixe en plans en mouvement, bien faible ajout en vérité…
La triste raison de la prolifération d’adaptation de romans et BD au cinéma est bien entendu l’appât du gain, un bon succès littéraire ne présageant que d’un immense succès cinématographique, et la possible déclinaison alors rendue possible de l’œuvre d’origine en une franchise tout ce qu’il y a de plus lucrative… Toutefois, il est indéniable que certaines adaptations d’œuvres littéraires ont donné lieu à de nouveaux récits, à leur tour fondateur, ainsi en est-il des films de la Universal dans les années 30 ou de la Hammer dans les années 50, fabriquant une « imagerie » qui elle-même viendra nourrir de nouvelles formes encore à venir, et qui s’éloigneront certes de l’œuvre d’origine, mais pour affirmer une liberté toute salvatrice. Cependant, la « mode » de l’adaptation d’œuvres presque concomitamment pensées pour l’édition et le cinéma, si elle a pu donner lieu à quelques très belles réussites, est le plus souvent pensée comme un « coup » commercial : profiter du succès de l’un pour fabriquer dès l’abord le succès de l’autre. Minimiser une prise de risque en quelque sorte – même si le risque de décevoir les fameux fans de l’œuvre d’origine demeure et a pu parfois entrainer quelques accidents industriels…
Dans le cas de From Hell, le problème se redouble : Jack l’Eventreur, personnage historique tout autant que mythique, a déjà fait l’objet d’un nombre incroyable d’adaptations en tout genre, et notamment celle de Moore, qui a son tour va être l’objet de cette adaptation cinématographique dont le projet peut ainsi d’emblée apparaître comme assez vain. Considérons à ce sujet – et au sujet de tous les films tirés de ses œuvres – ce qu’en pense Moore lui-même : « Ce sont des films idiots, sans la moindre qualité, une insulte à tous les réalisateurs qui ont fait du cinéma ce qu'il est, des magiciens qui n'avaient pas besoin d'effets spéciaux et d'images informatiques pour suggérer l'invisible. Je refuse que mon nom serve à cautionner d'une quelconque manière ces entreprises obscènes, où l'on dépense l'équivalent du PNB d'un pays en voie de développement pour permettre à des ados ayant du mal à lire de passer deux heures de leur vie blasée. La majorité de la production est minable, quel que soit le support. Il y a des films merdiques, des disques merdiques, et des BDs merdiques. La seule différence, c'est que si je fais une BD merdique, cela ne coûte pas cent millions de dollars. » (Alan Moore, entretien dans la revue D-Side n°29 juillet-août 2005). Le cinéma dispense de la littérature, voilà probablement le drame des adaptations au cinéma d’œuvres littéraires… C’est une question vieille comme le cinéma lui-même, et probablement ne faut-il pas seulement penser l’un comme adjuvent de l’autre, mais bien comme produisant des œuvres distinctes – au fond, c’est peut-être cette seule manière de ne pas trahir qu’ont choisi les frères Hughes, à la fois en s’émancipant de la place où l’on pensait les avoir assignés, mais aussi en s’éloignant résolument du chef d’œuvre de Moore.
Le récit de From Hell, le film, se concentre sur deux personnages, Frédéric Abberline, l’enquêteur chargé d’instruire le dossier Jack l’Eventreur – pour les distraits, l’un des premiers serial-killer qu’a retenu la postérité, tueur de femmes de petite vertu dans les quartiers pauvres de l’est londonien – et Mary Kelly, l’une des prostituées en question et dernière victime connue de l’Eventreur, assassin qui au reste ne sera jamais confondu. Le film prend très vite ses distances avec l’Histoire, puisque la véritable intrigue qui semble intéresser les frères Hughes, c’est la relation amoureuse naissante entre Abberline et Kelly, et jouant sur notre connaissance de la fin tragique de Kelly, les frères Hughes donne à l’Histoire une version alternative où Mary est sauvée et élève, seule toutefois, la bâtarde d’un Prince royale, quelque part en Irlande. Cet happy end n’en est cependant pas tout à fait un, car si Abberline a « sauvé » son tout nouvel amour, pour sauvegarder sa sécurité, il ne peut toutefois pas la rejoindre, et finira par se suicider dans les vapeurs d’opium qui constituait déjà avant cet épisode de l’Eventreur son lamentable quotidien.
Ce caractère opiomane du personnage principal, incarné par un Johnny Depp tout en retenu pour une fois, semble d’ailleurs être le motif principal de mise en scène des frères Hughes. Abberline est opiomane, c’est un drogué, un toxicomane, un vrai, qui connaît des moments surnaturels d’extase mais qui en éprouve également la descente dépressive et désespérée. Cette description d’un monde à la frontière permanente de la réalité – mais bien à sa frontière, le réel est toujours là, juste derrière la porte – à travers Abberline, mais aussi à travers le docteur William Gull, l’Eventreur lui-même, ou encore la jeune Ann Crook, par qui le scandale arrive, c’est là que réside le projet plastique du film. Tous ces personnages sont « accros » à leur irréalité – ou plutôt à la seule réalité de leurs constructions mentales. C’est ainsi que le Londres des frères Hughes, et principalement le quartier de Whitechapel où se déroule l’action, est un Londres qui se fabrique à partir des images mentales et fantasmatiques de ce Londres victorien et gothique issu de toute une tradition de cinéma fantastique. Un peu à la manière de Coppola dans son Dracula, les frères Hughes ne cherchent jamais l’authenticité – ils ne se situent pas dans un registre social – mais travaillent, recomposent comme l’hallucination d’un Londres qui n’a jamais existé qu’au cinéma. C’est par là probablement que leur film est attachant : il est une œuvre qui rend hommage au genre, à sa capacité à construire des formes sans rapport aucun avec le réel. Les frères Hughes sont eux-mêmes comme des « addicts » à ce cinéma qui est celui qu’ils aiment. Et une fois encore, peut-être était-ce là le seul moyen de ne pas trahir une tradition révérée.
Qu’il nous soit toutefois permis de penser que c’est aussi là qu’est la limite de leur projet : si à la manière des hallucinations d’un drogué ou d’un aliéné, la réalité n’existe plus que dans sa mise en images, tout comme une œuvre de mots n’existera pour ces spectateurs non-lecteurs que dans sa transcription à l’écran, alors c’est bien le principe même de l’imagination qui se trouve battu en brèche. Il n’est plus ici question que d’exécution, au sens d’une réduction : l’image hallucinatoire ne peut qu’être réductrice, dans la mesure où si elle prétend déborder d’elle-même, c’est d’abord en faisant signe, non vers un hors-champ qu’il resterait précisément au spectateur à imaginer, mais bien en renvoyant à une tradition picturale dont elle se contente d’être une annotation – qui vient en quelque sorte dans le même temps détruire le projet de la littérature et le projet du cinéma, qui visent tout deux non à faire signe, à « indiquer », mais bien à révéler ce qui n’est pas montré, ce qui ne peut se laisser réduire au signe. Le moyen cinématographique le plus évident de cela, c’est bien entendu le hors-champ, et il est éloquent de constater que les frères Hughes ne résistent pas à la tentation, même très furtive – et mon Dieu que ces plans de quelques dixièmes de seconde sont agaçants, littéralement !- de nous montrer les cadavres dépecés des victimes de Gull, les exécutions pour reprendre mon terme cité plus haut, transformant le fameux « accouchement du XXème siècle » cité dans le film – citation à laquelle on ne comprend rien si l’on n’a pas lu le livre…- en « accomplissement » du XXème siècle : tout peut désormais faire image, belle image, même l’immontrable – comme l’on dirait l’indicible en littérature. Cette conclusion, loin d’être me concernant moralement affectée, incarne à la fois la terrible puissance du cinéma et son immense faiblesse : en montrant, l’on réduit.
Reste un résultat plastique de haute tenue, même si convoquer l’imagerie du Londres victorien pour sa seule beauté « gothique », autant dire monstrueuse, et jamais pour fabriquer de la tension signe le manque de lecture social de ce Londres du XIXème siècle, qu’il aurait tout de même été intéressant de voir se confronter aux catégories de deux jeunes cinéastes noirs américains. A ce sujet, la scène qui nous présente l’Elephant man est très loin du film de Lynch, qui avait parfaitement compris la dialectique de « foire » du Londres Victorien et de ses cruels jeux sociaux. Avec les frères Hughes, nous sommes dans le plaisir du montreur de monstre. Nous sommes également dans la délectation de deux américains face à l’exotisme très fin de race de l’Europe de la fin du XIXème siècle. Le romantisme décadent est désormais très mainstream et ce cinéma vise à se réapproprier des figures du genre tout en préservant leur caractère européen. Un peu à la manière d’un Disney, qui aime sincèrement ce qu’il représente – notamment ces contes européens – mais qu’il américanise, et c’est bien normal, pour en faire de nouveaux canons de la représentation populaire – et ça, c’est moins normal… Faire d’un mythe un produit – que l’on consomme avec plaisir, puis sans modération. Voilà bien quelque chose du XXème siècle en effet… et du cinéma, après tout, ne l’oublions pas, drogués de la pellicule que nous sommes !
une image autrement plus "indicible" que les meurtres graphiques du Gull des frères Hughes |
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