Il faudra un jour faire
l'histoire de cette génération d'oubliés des années 80, coincés
entre les triomphateurs encore reconnus et en activité, Scorcese,
Coppola, De Palma, Lucas, Spielberg ou Ridley Scott, et les gloires
des années 70, définitivement oubliées ou considérées comme
artistiquement mortes : Argento, Romero, ou Tobe Hooper. Tenus dans une ignorance critique à
peu près complète, ils furent pourtant à tour de rôle les
sensations du box-office et entretinrent des polémiques aussi vives
alors qu'oubliées aujourd'hui. Pourtant, il me semble avec le recul des 30 années écoulées depuis,
qu'Adrian Lyne, Alan Parker, Russel Mulcahy, Peter Hyams,
ou Hugh Hudson méritent qu'on revienne sinon sur leur œuvre, sur
leurs films les plus marquants des années 80, qui contribuèrent
grandement à l'élaboration de l’esthétique particulière de
cette décennie. Revoir 1982 nous adonné envie de revoir la décennie 80. Si les 80's
sont le tombeau dont le couvercle étouffe le dernier souffle de
liberté remonté des années 70, certains films démontrent qu'il
est plus difficile qu'il n'y paraît de saisir dans toute leur
singularité des métrages à l'époque bien vite qualifiés de
ratages, de fiascos ou de produits calibrés renvoyant aux heures
triomphantes du cinéma de studios et de producteurs 40 ans avant. Nous reviendrons donc
régulièrement poursuivre l'exploration la plus méthodique possible de ces glorious eighties.
Michael Mann, en 1983,
est un jeune premier paradoxal : à 40 ans, il n'a qu'un long
métrage derrière lui, Thief (Le solitaire) qui lui vaut un beau
succès critique mais ne brille pas au box-office. Porté sur le
polar, réalisateur de documentaires, producteur télé efficace et
en phase avec l'air du temps, rien ne prédispose Mann au cinéma
fantastique. Il n'y reviendra d'ailleurs jamais frontalement, même
si des œuvres comme Manhunter (Le sixième sens) ou Collateral
témoignent d'une sensibilité fantastique certaine. Au générique
de La forteresse noire, une colllaboration anecdotique, et pourtant
révélatrice de l'état d'esprit de Mann et de l'avant garde
Hollywoodienne : Enki Bilal, qui a eu en charge la conception de
la créature du film. Et avec lui, nous retrouvons une fois encore
l'ombre du magazine Metal Hurlant, dans lequel Bilal publie alors
Exterminateur 17, sur un scénario du rédacteur en chef Jean-Pierre
Dionnet, que Mann ira trouver en vue d'adapter l'histoire au cinéma1.
Et on peut comprendre ce qui a attiré Mann dans l'univers de Bilal
et Dionnet. Car à l'image du travail encore balbutiant du
dessinateur (Bilal n'a pas encore réalisé son chef d'oeuvre, la
formidable trilogie Nikopol ), ce qui attire Mann dans l'adaptation
du roman de Wilson, c'est l'allégorie politique.
Exterminateur 17, la bande dessinée de Bilal et Dionnet que Mann voulait adapter dans les années 80. |
Le cinéaste veut faire
de son film une exploration des racines du nazisme, à travers son
histoire de soldats allemands et de juifs enfermés ensemble dans
cette forteresse noire hantée par un mal surnaturel et païen. La
mutilation que subira le film ne nous permettra pas de juger si le
projet de Mann aurait abouti dans le film achevé. Car, en quelque sorte,
La Forteresse Noire est sorti, mais ne fut jamais terminé. Véritable
film maudit (on trouvera en ligne des dizaines de pages consacrées
aux difficultés du cinéaste, de la pré-production jusqu'à la
sortie) Mann dut en fait en rabattre sur ses ambitions et sortir le film comme il pouvait. Face au résultat, dont la durée est réduite à la moitié
de ce que souhaitait le cinéaste, nous sommes bien obligé de juger
le film autant sur ce qu'on y voit que sur ce qu'on n'y voit pas. Du
monument envisagé, que reste-t-il ?
Une succession d'images
envoûtantes, et peut-être qu'il n'y a rien de plus a demander. Très sûr de ses plans, Mann a recours a tout ce qui
est, déjà en 1983, reconnu comme une nouvelle esthétique radicale,
typique de l'époque, puisant dans les expérimentations des
réalisateurs de publicités et de vidéo-clips : éclairages à
contre jour, changements de lumière au mépris des règles de
raccords, mouvements de caméra rapides, montage vif, recours a de très gros plans. Une sophistication dans la recherche de la belle image bien souvent
pointée du doigt comme le symptôme d'un abandon du discours
cinématographique au profit d'une recherche de stimulation
sensorielle vide de sens et d'ambition intellectuelle.
Film a dominante bleutée,
aux décors envahis de fumée, à l'image cotonneuse et au
silhouettes découpées par des lumières rasantes, La Forteresse
Noire pourrait être aux côté de The Hunger, Near Dark ou Blade
Runner un des films manifeste du cinéma fantastique des années 80.
Dès la première séquence, arrivée d'un colonne de blindés nazis
dans un village des Carpathes, Mann multiplie les afféteries :
Gros plan de regard, de l'extrémité d'une cigarette qui s'embrase,
caméra placée sur la chenille d'un tank, plan descendant lentement
du ciel, et, pris au zoom, brouillant nos repères spatiaux. Nimbée
par la musique strictement synthétique de Tangerine Dream, la
séquence est si bien rythmée, les enchainements si musicaux, qu'on
est immédiatement happé par le film. La précocité du talent de
Mann, la particularité de sa manière est déjà évidente ici :
filmer le banal d'une façon extraordinaire. La progression de la
colonne de véhicules sur la route, qui pourrait faire l'objet d'une
exposition sèche en 2 plans est pourtant l'objet pour Mann d'une
construction cinématographique sophistiquée et complexe. C'est un
peu le paradoxe de tout le film d'ailleurs : des idées
extrêmement ambitieuses, en appelant à des références
philosophiques, théologiques, historiques, mais au final, un film de
96 minutes qui n'a pas peur de saborder son intrigue au profit de
passage très atmosphériques et peu utile à la progression du
scénario et au développement d'un propos.
Mais c'est ça aussi,
l'essence du cinéma de Mann. Je ne parierai pas que la version de
180 minutes changerait radicalement l'identité du film. Qu'on songe à un film de Mann bien plus récent : Miami Vice, joyau noir,
chef d’œuvre du cinéma américain des années 2000. Le film est
aussi très déstabilisant dans le traitement de ces enjeux policiers
et psychologiques : L'enquête est traitée au premier plan,
puis on pense que c'est la problématique de l'infiltration et des
troubles identitaires qu'elle provoque qui va fournir la matière
thématique, avant qu'une histoire d'amour percute le récit. Et, à
voir la version allongée de Miami Vice, on ne peut pas dire que le
film sorti en salle soit une contradiction de la version longue.
Si Mann na pas à
l'époque de La Forteresse Noire le pouvoir qu'il a aujourd'hui, le
film est déjà tellement proche de ce que son cinéma deviendra
arrivé à maturité qu'on peut aussi imaginer que les 3 heures
fantasmée n'auraient été qu'une anamorphose étirée de ce que
nous pouvons voir -à la faveur d'un passage télé, encore
aujourd'hui- le film n'étant toujours pas disponible sur un autre
support que la VHS.
Un plan, en particulier,
apparaît dans le film comme un manifeste de tout l'art de Mann.
Glaeken, ange gardien mystérieux dont on ne saura rien, s'éveille
quelque part en grèce, en même temps que le monstre Molasar dans sa
forteresse. Glaeken part pour les Carpathes, et Mann pour illustrer
son voyage va placer dans le montage un long plan du bateau de pèche
qui emmène le personnage de Scott Glenn, fendant les flots au
crépuscule-à moins que ce soit l'aube. L'image, magnifique, évoque
les cieux tourmentés sur lesquels le réalisateur placera plus tard
Sonny Crockett, Ricardo Tubbs, Oeil de Faucon ou Dillinger. La ligne
d'horizon sur laquelle se fixe sa caméra est aussi celle qui
matérialisera le désir de s'échapper de presque tous les héros de
Mann. Ce plan de La forteresse noire échappe complètement à
l'économie du film, et étonne d'autant plus qu'on imagine que
contraint à aller à l'essentiel, c'est ce genre d'image en
apparence sans utilité pour le récit qu'il aurait fallu réduire au
minimum nécessaire à la compréhension. Par ses mutilations, par ce
que Mann a décidé de privilégier au cœur d'un montage contraint,
La forteresse noire nous renseigne peut-être mieux que le film
achevé sur ce que déjà, Mann tenait pour l'essentiel de son
cinéma.
Si le montage malmené de
La Forteresse Noire déstabilise quelque chose, c'est sans doute
l'appartenance du film à un genre. Si l'on en croit les déclarations
du cinéaste, il souhaitait se confronter aux codes du film
d'horreur. L'exemple, trois ans plus tôt, de Kubrick et de son film
d'horreur auteurisant, Shining stimule peut-être les imaginations de
cinéastes aux prétentions « intellectuelles ». L'Alien
de Scott n'est pas loin non plus, et esthétiquement, il est évident
que Mann est de cette famille-là. La structure de La Forteresse
Noire évoque d'ailleurs celle du film de 79 : un groupe
prisonnier d'un lieu clos, tentant d'échapper à une menace invincible, qui décime les reclus un a un. Avouons qu'à la
structure stylisée que Ridley Scott habille d'un minimum de rapports
entre les personnages, Mann préfère de multiples sous-intrigues et
registres qui partent dans tous les sens. Mais au fond, le récit est
tellement stéréotypé et le « message » tellement clair
(les monstres se sont les nazis, et Molasar, la créature, n'est
finalement que l'émanation de l'ombre qu'ils ont jeté sur le monde
) qu'on accepte facilement les coupes pratiquées dans un montage qui
porte tous les stigmates d'une mutilation sauvage : personnages
laissés en plan (le prêtre), situations à peine esquissées (la
romance entre Glaeken et la fille du Dr Cuza), dénouement simpliste
(on fait péter le monstre!) pour se laisser envoûter par des images
au climat fantastique prenant et formidablement évocateur. Le film
est pétri d'influence européennes : la mitteleuropa hantée
par la guerre de Bilal, bien sûr, mais aussi la démesure du cinéma
allemand des années 1910, jusqu'à la sécheresse plastique d'un
Tarkowski. Alors que Tony Scott propose à ses vampires un cadre
urbain tout contemporain saturé par la présence d'images diffusées
sur des écrans dans The Hunger, ou que Kathryn Bigelow transporte
les vampires jusqu'au champs de maïs de l'Amérique dans Near Dark, Mann revient,
lui, vers les Carpathes du Comte Dracula, dans un contexte historique
typiquement européen.
Il y a pourtant bien une
influence américaine au cœur de La forteresse noire, outre le roman
à l'origine du film, c'est celle, bien évidemment, de
H.P.Lovecraft. Les espace infinis révélés au cœur de la
Forteresse par un interminable travelling arrière isolant dans le
noir la silhouette devenant minuscule d'un soldat diffuse une
angoisse toute lovecraftienne. Mais c'est encore dans une mythologie
du centre de l'europe qu'on trouvera d'autres clefs du film :
dans la mythologie juive d'abord, Molasar étant un Golem
négatif, et le pacte qu'il propose au Dr Cuza ayant tout du pacte
Faustien : jeunesse éternelle en échange de son âme au
diable. Le pacte est bien sûr un marché de dupes, et Molasar ne
cherche qu'à s'échapper de la Forteresse. Son impuissance à le
faire lui-même souligne l'allégorie du film : il n'est de mal,
au fond, que celui qui se loge au cœur des hommes. On pourra encore
se demander si 3 heures étaient vraiment nécessaires à Michael
Mann pour énoncer pareille grande vérité. Je préfère croire
qu'une grande partie de la beauté de La Forteresse Noire a survécu
à son remontage.
Pour photographier le
film, Mann fait appel à Alex Thompson, génial chef opérateur qui
sort du tournage de l'Excalibur de Boorman- autre film séminal des
années 80. Et c'est peut-être cette collaboration qui convainc le cinéaste de solliciter Thompson. On s'en apercevra plus tard, mais les héros de Mann, d'une certaine façon, sont toujours de preux chevaliers.
Au-delà des frontières toujours floues- ici aussi- entre bons et méchants, défenseurs de l'ordre et hors-la loi (Heat, Miami vice, Public Ennemies), étrangers et autochtones (Le dernier des mohicans), blanc et noirs (Ali), sains d'esprits et psychopathes (Le sixième sens, Collatéral), de la circulation des identités et des valeurs, trouvent grâce, sous la caméra de Mann, les personnages chevaleresques, c'est à dire ceux qui sont habités par un idéal, et même, ceux qui agissent suivant des principes, ceux qui prêtent serment et ceux qui tiennent leur promesses, coûte que coûte. Et, en négatif, la figure déchue par excellence de son cinéma, c'est la figure du traitre, présente dans presque chacun de ses films, de Magua dans Le dernier des mohicans aux « balances » des différents polars.
Au-delà des frontières toujours floues- ici aussi- entre bons et méchants, défenseurs de l'ordre et hors-la loi (Heat, Miami vice, Public Ennemies), étrangers et autochtones (Le dernier des mohicans), blanc et noirs (Ali), sains d'esprits et psychopathes (Le sixième sens, Collatéral), de la circulation des identités et des valeurs, trouvent grâce, sous la caméra de Mann, les personnages chevaleresques, c'est à dire ceux qui sont habités par un idéal, et même, ceux qui agissent suivant des principes, ceux qui prêtent serment et ceux qui tiennent leur promesses, coûte que coûte. Et, en négatif, la figure déchue par excellence de son cinéma, c'est la figure du traitre, présente dans presque chacun de ses films, de Magua dans Le dernier des mohicans aux « balances » des différents polars.
Dans La Forteresse Noire,
Molasar, avant d'apparaitre comme un tentateur utilisant le mensonge
est présenté comme une figure chevaleresque : il soustrait la
fille du Dr Cuza a ses agresseurs. Nous comprendrons plus tard qu'il
s'agit là d'une traitrise et d'une perversion de cette figure de
chevalier : la créature a probablement agi par calcul, pour
corrompre plus facilement le Dr cuza lui-même. Celui qui vaincra le
monstre, Glaeken, est aussi représenté comme un compagnon
d'Eva, mais lui tiendra parole et fera ce qu'il a promis: tuer le monstre. Son personnage, bien que très peu
developpé fournit une figure de
Saint Georges idéale, transperçant de sa lance le dragon Molasar.
Entre les ténèbres et
la lumière évolue le Dr Cuza, celui qui va être tenté par le mal.
Et c'est bien sûr en demeurant fidèle aux valeurs qu'il défend
qu'il parviendra, symboliquement, à défaire le monstre en payant le
prix fort.
Qu'on ne s'imagine pas que La Forteresse Noire est un pensum ennuyeux. C'est avant
tout une succession d'image marquantes, démesurées, un film à la
photographie, la décoration et la musique somptueuses. Composée par
Tangerine Dream, totalement synthétique, par sa radicalité elle
échappe au ravages du temps qui ont anéanti bien des
bande-originales de l'époque. Imprégnée d'une étrange
religiosité, la composition participe beaucoup de l'expérience
hallucinée provoquée par le film. Film étrange à la confluence de
bien des genres, unique en son genre par son sérieux et son
inspiration plastique, La Forteresse Noire n'est tombée dans l'oubli
que par son indisponibilité sur le marché vidéo et son absence de
diffusion. C'est pourtant un film important pour la compréhension du
cinéma de Mann, son seul essai aussi ouvertement fantastique. Au
delà du cercle des Manniens (Manniaques?) c'est un des films
fantastiques important des années 80, par la liberté de son récit
et de sa mise en scène, qui témoignent de l'instinct très sûr
d'un artiste en train d'inventer un cinéma qui ne doit rien au
passé, même s'il en fait ici l'objet de ses interrogations, ou mieux encore, l'inspiration d'images authentiquement mystérieuses.
1« Quand
Exterminateur 17 est sorti j'ai reçu une lettre de Michael Mann qui
disait : « je voudrais en faire un film. » Après,
il a rencontré Bilal et ils ont travaillé ensemble sur The Keep. »
Poussin Gilles et Marmonnier
Christian, Métal Hurlant, la machine à rêver,
Paris, Denoël, 2005, p.52
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