mercredi 21 novembre 2012

58 - After Hours - Martin Scorcese - USA - 1985



Que vient donc faire ce film dans les wagons du Train fantôme, me demande, inquiet, le Chef de gare. After hours ne serait pas un film fantastique… Voilà qui me convient : une fois de plus nous allons pouvoir débattre un instant de ce que serait, théoriquement, un film relevant du genre qui nous intéresse, et constater par là même que la forme compte décidément plus que le fond. Nous pourrions dire pour parler avec un langage plus cinématographique, que le caractère fantastique d’une œuvre ne réside pas tant dans les ressorts de l’histoire qui nous est contée que dans sa mise en scène, son « point de vue », sa perspective, qui tout à coup peut transformer le geste le plus quotidien en une incompréhensible et mystérieuse esquisse de l’outre-monde.




Nous l’avons déjà dit, il y a dans cette définition du fantastique quelque chose d’assez européen, qui vient s’opposer à la tradition au fond plus rationnelle du genre – hyper-rationnelle même – incarnée par les grands monstres anglo-saxons. After hours, cas presque unique d’incursion dans le genre par le maestro Scorcese, avec peut-être Shutter Island ces dernières années, autre exemple d’un fantastique « en apparence », repose non sur le contenu de son récit, mais bien sur le seul déroulement de ce récit. Il y a un scénario dans ce film, assez construit, cohérent d’une certaine manière, mais dont le traitement pourrait faire l’objet de multiples registres. Il me semble qu’il n’est pas contestable que le ton, le rythme et l’ambition de Scorcese est ici de flirter avec un certain cinéma de genre, jusque dans l’économie des moyens utilisés. Ce film, même s’il fut tourné à New York sur les lieux même de l’action racontée, respire l’artifice, dans ses décors, dans sa description anti-naturaliste de personnage tous plus improbables les uns que les autres, dans ses enchaînements narratifs. Quelle étrange ambition que de transformer à ce point ce qui est plus vrai que nature en un cirque où tout sonne faux ! Et pourtant, me semble-t-il, c’est bien dans ce geste du « décalage » du représenté avec le réel que se glisse justement le caractère éminemment fantastique de l’œuvre de Scorcese.

Nous sommes en 1985, entre La valse des pantins, « grand » film sur le monde du spectacle avec De Niro et Jerry Lewis – succès critique mais échec public – et La couleur de l’argent, suite officieuse de l’Arnaque, avec Paul Newman et un Tom Cruise en pleine ascension, Scorcese semble se donner du temps pour une déambulation dans ce New York qui est le sien, qu’il connaît si bien, et qu’il s’amuse tout à coup à « altérer ». After hours nous raconte l’histoire d’une mécanique qui se détraque, d’une pendule dont la trotteuse serait la conscience du personnage principal – After hours dresse littéralement la topographie mentale d’un coin familier au moment même où cette familiarité laisse place à l’étrangeté. Ce voyage du connu vers l’inconnu dans l’espace unique de nos représentations habituelles, ce voyage qui fabrique de la multiplicité à partir d’une unité originelle, voilà bien qui me semble définir ce que peut aussi être un projet de cinéma fantastique.

Cette logique déambulatoire, presque à la manière dont l’on peut errer lorsque l’on est sous l’emprise de l’ivresse, n’est pas toujours la marque de fabrique de Scorcese, cinéaste attaché au principe de la narration, mais toutefois ses plus grands films sont tous structurés par ce principe de mise en scène qui laisse la forme libre d’évoluer sans contrainte narrative. Casino, probablement son plus grand film, ne tient sa narration que par le jeu des voix offs, jamais tout à fait par ce qu’il montre, de la même manière Kundun, film relativement méconnu et méprisé, existe au moins autant par la référence explicite à son histoire toute réelle que par son rythme tout « glassien » - de Philip Glass, compositeur de la musique « répétitive » du film – parvenant à certains moments à atteindre une forme d’abstraction encore rare dans le cinéma – et dont à mon sens les plus grands exemples sont aujourd’hui Michael Mann et surtout Terence Malick. Dans After hours, tout ceci est plus modeste et plus « divertissant », mais c’est aussi cette légèreté qui fait le charme du film.

After hours nous raconte donc l’histoire de Paul, informaticien typique de la nouvelle génération de Yuppies américains du début des années 80, qui surtout s’ennuie dans la vie. La première séquence nous le présente en « coach » d’un nouvel arrivant qui doit apprendre à se familiariser avec l’outil informatique. Au-delà de la référence à ce tout nouveau monde des moyens de communication électronique, le monde de l’entreprise qui nous est présenté dans cette première scène dit tout d’une certaine misanthropie propre à Scorcese et qui sera l’un des motifs de tout le film : cet open space est surtout un empty space. Chacun s’enferme dans sa bulle d’incommunicabilité. Durant tout le film, les personnages que rencontrera Paul n’auront à la bouche que leur propre histoire, leur propre « moi » : celui-ci veut devenir éditeur, et méprise ouvertement auprès de son formateur la tâche qui est la sienne actuellement. Celle-là, un peu plus tard, ne répond pas à ses questions, et semble s’enfermer dans un dialogue dont elle est le sujet principal, et dont Paul ne semble pas être l’interlocuteur – lors même qu’il est seul avec elle. Jusqu’au gardien de boite de nuit qui joue un étrange jeu de devinettes auquel Paul ne peut rien comprendre. Paul est donc ce personnage qui tente sans cesse d’entrer en communication avec les autres, et qui se heurte en permanence à une incommunicabilité irrationnelle – et pourtant toute évidente : chacun ne veut parler que d’une chose et d’une seule, de lui-même.

Ce monde où l’altérité semble se dissoudre dans l’obsession égotiste, ce monde désespérant d’absence d’empathie, un cinéaste le raconte la même année dans un film à l’ambition bien plus tenue, et avec un humour bien plus cruel – Terry Gilliam et son chef-d’œuvre Brazil. Cet After hours apparaît alors comme la version amusée et amusante de ce 1984 contemporain. Mais face au désespoir terminal de Gilliam, Scorcese semble opposer un chemin encore possible, celui de l’art. Si en effet, il est impossible de communiquer directement entre êtres humains, peut-être toutefois est-ce encore possible par l’entremise d’une œuvre – aussi laide et insignifiante puisse-t-elle être, à l'instar de ces presses-papiers en forme de petits pains. Au rêve chimérique de Gilliam à la fin de Brazil, Scorcese propose le recours à l’objet concret qu’est l’œuvre. Jusqu’à, pour sauver son héros des griffes de la milice citadine qui en veut à sa vie, le transformer littéralement en œuvre d’art. Jolie image qui voit un personnage prendre soudainement de la valeur, marchande et « métaphysique », dès lors qu’il se trouve réduit à une statue à la Georges Segal.

Les deux cambrioleurs qui lui permettent, bien malgré eux, d’échapper à la horde de poursuivants, sont par ailleurs les deux seuls personnages qui semblent faire preuve d’une forme de communication. Ils discutent, débattent, se disputent quant à la valeur de tel ou tel objet, une télévision, une statue – faite de billets de banque ! – des antiquités… Dans ce monde chosifié où tout se trouve assignés à la valeur qui semble être la sienne, dans ce monde de propriétaires paranoïaques, seuls les voleurs conservent ce supplément d’âme qui permet d’échanger. Quant à Paul, son retour à la vie « réelle » au terme de sa nuit qui pourrait ressembler à une vie complète (rencontres, amours, déceptions, mort, amitiés, peur, espoirs…), il retourne à son quotidien, peut-être rassuré de retrouver ce monde ennuyeux après s’être littéralement trouvé absorbé dans un univers aliéné propre au fantastique – cette ligne de partage entre royaume des vivants et royaume des morts. After hours pourrait ainsi presque s’apparenter à un conte d’initiation pour adulte – en tout bien, tout honneur ! – à la noirceur amusée, et aux couleurs pop acidulées tout droit sorties d’un mauvais trip où le réel nous semble perdre sa substance, au profit d’une étrangeté dont ces années 80 semblent nous dire qu’il est peut-être préférable qu’elle reste décidément à bonne distance. Du nihilisme probablement. Le sentiment  de la futilité de l’existence, certainement… Mieux vaut en rire finalement.

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