"Nous sommes folles"
Pauline
et Juliet rêvent de châteaux, de princesses, de licornes, de
Chevaliers... Dans une vignette de Hellboy, Mike Mignola faisait dire
à son démon « Putain, je rêve comme un fou ».
Putain, elles rêvent comme des folles, et il y a un fou avec elle,
c'est Peter Jackson.
En 1994, quand j'ai vu ce film en salles, le cinéaste du bout du monde n'avait même pas encore le projet de réaliser une adaptation du Seigneur des Anneaux, son horizon impossible, c'était King Kong. Presque 20 ans plus tard, je revois ce film, la trilogie du Seigneur des anneaux est devenue un monument cachant toute sa filmographie et le rêve de revisister King Kong a été accompli. J'étais en 1994 bien proches de Pauline et Juliet- à peine plus âgé qu'elles, aujourd'hui, j'ai presque l'âge de leurs parents. Même si je continue, putain, de rêver comme un fou.
En 1994, quand j'ai vu ce film en salles, le cinéaste du bout du monde n'avait même pas encore le projet de réaliser une adaptation du Seigneur des Anneaux, son horizon impossible, c'était King Kong. Presque 20 ans plus tard, je revois ce film, la trilogie du Seigneur des anneaux est devenue un monument cachant toute sa filmographie et le rêve de revisister King Kong a été accompli. J'étais en 1994 bien proches de Pauline et Juliet- à peine plus âgé qu'elles, aujourd'hui, j'ai presque l'âge de leurs parents. Même si je continue, putain, de rêver comme un fou.
La
folie, c'est peut-être, au fond, le grand objet de Peter Jackson, et
si on veut bien l'admettre, alors Heavenly Creatures est le
film central de son œuvre. Tous ses films montrent, à un moment, un
point de non-retour, un basculement dans la folie des héros. Bad
Taste, film totalement primitif montre Derek lutter littéralement
contre l'effondrement de son esprit en ceinturant sa boîte crânienne
fendue, pour empêcher des morceaux de cerveau d'en sortir. On ne
saurait imaginer geste artistique plus clair et fondateur. Le
personnage est interprété par Peter Jackson lui-même...
Dans
Les Feebles, la santé mentale de Vynyard la grenouille finit par
s'effondrer sous l'assaut des psychotropes que le vétéran absorbe,
et Heidi l'Hippopotame perd la sienne après une humiliation de trop.
Le
Lionel de Braindead, sous la coupe d'une mère castratrice,
bascule lorsqu'il décide de garder des morts-revenus à la vie dans
sa cave, à l'insu des habitants de la maison.
Dans
Fantôme contre fantômes, le héros est un medium dépressif,
spectateur de sa vie à la dérive depuis qu'il a provoqué
l'accident mortel qui a coûté la vie à sa femme dans une scène de
ménage qui a tout de la crise de démence passagère. Dans le même
film, Patricia vit cloîtré parce qu'elle s'est rendue complice des
meurtres du tueur Johnny Bartlet, une folie meurtrière passagère,
dont elle redoute d'être un jour ressaisie.
Moins
nettement, dans King Kong, ce sont tous les personnages qui
sont atteint par une sorte de folie de la jungle, plus nettement
celui de Carl Denham (un cinéaste, évidemment) qui entraînera son
équipe à sa perte avec un refus de la réalité proche de la
démence. Dans le Seigneur des anneaux, la figure du fou est centrale: c'est Gollum, dans lequel Frodo reconnaît immédiatement un devenir possible, une folie dont il n'est peut-être séparé que par l'avenir, et qui finira effectivement par le rattraper.
L’Anneau, déjà. |
Et
le moment de folie, chez Jackson, c'est la plupart du temps un
jaillissement à la fois horrible et drôle, dont les conséquences
morales sont secondaires, mais qui par contre provoquent de la joie
ou un déchainement de l'imaginaire (La jungle de King Kong
par exemple ). Le cinéaste l'associera d'ailleurs souvent à la
création artistique. Qu'il s'agisse du spectacle des Feebles,
de celui de King Kong , ou du film que Denham tente de tourner à tout
prix, ces moments sont toujours des aboutissements dramatiques, des
apogées vers lesquelles tout le film tend. Il y a dans le mouvement
intérieur des films de Jackson un emballement (qu'on peut juger
épuisant), une accélération jusqu'au point de rupture, qui a, à
la fois, quelques chose d'adolescent (chercher la limite) et de
sexuel (excitation crescendo jusqu'à l'orgasme). Ceci admis,
Heavenly Creatures est le précipité le plus pur du cinéma
de Peter Jackson, un film où sont portés à incandescence toutes
ses manies plastiques. Un chef d’œuvre, surtout, qui capte comme peu
de films l'ont fait la grâce et l'horreur de l'adolescence.
Accompagnant,
d'une steady-cam toujours en mouvement, de plus en plus heurtée,
l'éveil sexuel et artistique de deux adolescentes, Heavenly
Creatures, est une longue poursuite, insensée puisque le film se
court après lui-même : sa fin est au début, ou l'inverse.
Plus les filles deviennent folles, plus leur rêves deviennent beaux
et prenants, jusqu'au double épanchement final. D'une part dans les
visions que Pauline traduit dans son journal et qu'elle conclue en y
inscrivant : nous sommes folles. Sa voix, en off, lisant son
texte, est illustrée par une immense tour moyen-âgeuse du somment
de laquelle se déroule un immense drapeau barré du mot MAD. D'autre
part le meurtre de la mère de Pauline, par les deux jeunes filles,
réalisation dans le réel (littéralement) de la scène précédente. La
mise-en-scène, même si elle suit deux régimes différents (le
musical pour le journal de Pauline et le reportage pour le
meurtre) fait de ces scènes deux aboutissement successifs mais
d'égale intensité du film: l'une conclut la fiction que se sont construite, l'autre le récit de leur difficultés croissantes à faire accepter leur amitié à leur entourage.
Si
la direction d'acteur de Jackson, qui pousse à un jeu extériorisé
à la limite de la grimace est ici une idéalement justifiée par
l'intériorité exubérante des deux adolescentes, dont la caméra nous fait
adopter le point de vue (même dans les scènes, très rares, dont
elles sont toutes deux absentes, comme cet échange entre le docteur
et la mère de Pauline ) ce sont toutes ces scènes où la caméra
court avec les deux filles, filmées de dos qui émeuvent le plus. Là
Jackson traduit formellement une impulsion fondamentale de son
cinéma : n'arriver au bout d'une scène, d'un bobine, d'un
film, qu'à bout de souffle, certain d'avoir cherché à courir le
plus longtemps et le plus loin possible. Mais quand le relâchement
survient, le cinéma de Jackson ne s'anéantit pas, au contraire, il
enregistre ce que seule la dépense folle de la course a pû
produire, un authentique moment d'abandon : c'est Juliet et
Pauline s'écroulant dans les feuilles mortes, mais aussi Kong
relâchant sa prise pour chuter du sommet de l'Empire State Building,
la longue conclusion du Retour du Roi.
A bout de souffle. |
La
crise de folie qui a précédé prend parfois des proportions
délirantes, littéralement (le gigantisme de Kong, l'inflation sanguine dans Braindead, les batailles de plus en plus gigantesques du Seigneur des anneaux), contaminant parfois des groupes entiers.
Ces grands moments des films de Jackson ont quelque chose de
carnavalesques, quelque chose du Tohu-Bohu du moyen âge, quelque
chose de la fête des fous où tout se met à marcher cul par
dessus-tête. Les animaux sont plus humains que les humains (King
Kong) les morts reviennent à la vie (Braindead), les
voisins sont en fait des extra-terrestres (Bad Taste) les
clowns, au fond, sont tristes (Les Feebles) et les anges deviennent
des démons (Heavenly Creatures).
Il
y a quelque chose de moyen-âgeux dans les grands carnavals
hystériques de Peter Jackson. Si le Seigneur des Anneaux est
le film qui le plus évidemment va se confronter à cette imagerie
médiévale, on est saisi à rebours, en nous retournant sur Heavenly
Cretaures des similitudes entre les deux films. Les personnages
courant sur la crête d'une montagne, filmée depuis un hélicoptère
leur tournant autour, la caméra plongeant dans les entrailles d'un
château qu'elle explore en plan séquence, un meurtre sauvage au
cour duquel un personnage convoite un bijou trouvé, un chant de
deuil entonné par un personnage féminin, les personnages filmés
courant et la caméra qui court avec eux, les personnages se serrant,
s'embrassant pour se prouver et éprouver leur sentiments... Autant
de figures présentes dans les deux films.
Analogie
plus profonde : Juliet et Pauline incarnent un double personnage
étrangement proche de Tolkien : le monde secondaire médiéval
de Borovia, pour lequel elles inventent des généalogies, des
costumes, des lois, des décors, des personnages à sa propre
réalité, et elles le considèrent de la même façon que Tolkien
semblait considérer la Terre du Milieu.
Le
décorum médiéval est présent à deux niveaux dans Le seigneur des
anneaux : d'abord comme inspiration pour la direction
artistique, mais aussi dans le traitement de certaines scènes, je
pense à toutes les scènes concernant les orques, qui se rattachent
clairement à ces scènes « carnavalesques » qui
traversent tous les films de Jackson : masses grouillantes et
grimaçantes courant en tous sens, envahissant l'espace et l'écran
pour le submerger.
Dans
Heavanly Creatures, et c'est troublant, le monde médiéval à
ce même double rôle, mais pour les personnages : il est
l'inspiration des fictions qu'inventent les filles (le monde de
Borovia) aussi bien littéraires que plastiques (elles confectionnent
des figurines miniatures, des illustrations et des costumes), mais
donne aussi le ton, si l'on s'en tient à l'idée d'une expression
« carnavalesque » des scènes ou l'amitié de Pauline et
Juliet se manifeste le plus violemment : il s'agit presque
toujours de scènes les montrant dérangeant un ordre établi :
on interrompt ensemble l'enseignante, on court dans la rue parmi des
piétons qui marchent tranquillement et qu'on bouscule, au passage on
embrasse un clochard répugnant, on ne dessine pas le sujet proposé
en cours de nature morte, on refuse de manger, on dérègle le
déroulement d'une vie domestique bien réglée (chez Pauline)... le
principe culmine dans ce qui est que des plus belles scènes filmées
par Peter Jackson.
Pauline
a cédé aux avances maladroites, et qu'elle a trouvées plutôt
déplaisantes du locataire d'une des chambres de sa maison. Le
rejoignant chez lui, elle va le laisser prendre sa virginité.
Toujours en empathie avec ses personnages- il faudrait dire à
quelle point la caméra dans le carnaval Jacksonnien, est très
souvent un masque au point de vue presque subjectif- le cinéaste
nous fait vivre la scène du point de vue de Pauline. Au dessus de
nous, le visage du garçon, ahanant et grimaçant. Pourtant, le
réalisateur ne va pas verser dans la caricature : c'est
Pauline qui a choisi son amant, il est plus maladroit que grossier et
on le sait sincèrement amoureux de la jeune fille. Alors que John va
et vient sur elle, Pauline rêve, et vois d'autres visages- deux
masques, plutôt, se substituer au sien : ceux des deux Orson
Welles, celui qu'elles ont fabriqué pour leurs jeux en
Borovia, et qui est un chevalier, et le visage en noir et blanc de
l'acteur qu'elles ont vu dans le 3eme homme au cinéma. Welles est
dans le filmer désigné comme étant « ça » (it) et
« ça » est selon Juliet d'une laideur répugnante.
Pauline fantasme donc sa naissance à l'amour physique en s'offrant à
un objet de dégoût, un homme qualifié de plus laid du monde, qui à
la fois la répugne et l'attire. Aveu touchant, pour Jackson, d'un amour des monstres, d'un goût pour le port du masque grimaçant
qui est aux fondements de son cinéma- pour lequel il a un amour physique. Doit-on s'étonner alors, de le
voir évoluer vers un cinéma, apparemment de plus en plus virtuel et
privé de matérialité ? Pas si évident... Certains plans du
Seigneur des anneaux ont été filmé par Jackson avec un caméscope,
dans son salon, puis intégrés au montage et envoyés aux
techniciens chargés de les raccorder techniquement au reste...
Cette
liberté de créer, c'est ce que le cinéaste met au cœur de
Heavenly Creatures, c'est ce qui anime Juliet et Pauline, les
rend vivantes l'une à l'autre et matérialise la beauté du lien
qu'elles se découvrent. On sait que leur grand carnaval se
terminera par un meurtre- peut-être un sacrifice- qui aurait dû
être symbolique mais qui s'incarne tragiquement. La véritable
Juliet, qui a inspiré le personnage de Kate Winslet est sorti de
prison à 21 ans. Elle a changé de nom et s'est installé en
Angleterre. En 1979, paraît son premier livre. Elle en écrira plus
de 70.
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