jeudi 27 octobre 2011

30 – 28 ans plus tard : Rec, Paco Plaza et Jaume Balagueró, Espagne, 2007

Le cinéma fantastique est un cinéma d’exploitation. Il se vend, se consomme comme un produit fabriqué à destination d’un public spécifique, dont la nature a profondément changé ces dernières décennies. Depuis que jouer à se faire peur n’est plus réservé à une frange marginale de la population des spectateurs de cinéma, le fantastique, loin de gagner ses lettres de noblesse, est sorti des espaces singuliers qui était les siens pour investir des zones de « grande distribution » qui n’ont eu de cesse de le ramener au centre d’un paysage de l’Entertainment, qui s’est régulièrement plu à son tour à jouer à se faire peur. Au risque d’amoindrir considérablement la capacité de ces images à « inquiéter » réellement. Tout s’est passé comme si le chemin vers la lumière de ce genre s’était accompagné, non de sa légitimation culturelle, mais bien de l’épuisement de sa capacité à fabriquer des formes dérangeantes. Peut-être aussi parce que ce cinéma des formes extrêmes est un « opium », dont ses spectateurs apathiques ont besoin pour continuer de flirter avec certains sentiments excessif et démesuré, mais aussi parce qu’il finit par « accoutumer » son public, qui demande donc toujours d’aller plus loin. La logique obsessionnelle et compulsive se met en place, la fascination du dégoût est toujours plus fortement exploitée, et plus loin repoussée, dans le même temps que la force mystérieuse des histoires racontées et des images montrées s’évanouit dans ce spectacle de plus en plus explicite, qui abandonne progressivement toutes les ressources du hors champs, cette pierre pourtant angulaire du genre. La tendance de ces dernières années du Torture-movie, avec la série des Saw, ou des Hostel, ainsi que la figure de plus en plus récurrente et « à toutes les sauces » du Zombi, révèle ce quelque chose du genre qui balance décidément d’une manière de plus en plus excessive entre extrême du supplice infligé aux vivants et torpeur de la faim obsédée des morts. Comme une guerre entre les vivants et le morts, mais ramenée à sa plus simple – et pauvre - expression.


Ce Rec espagnol, tout en demeurant un film de genre efficace, est symptomatique de ce « basculement », dans tous les sens du terme, du genre et de ses représentations. Ce film prétend, à l’instar de nombreux « produits » de ces dernières années, être l’archive d’une émission de télévision, diffusée sur une chaîne locale, et baptisé « Pendant que vous dormez », tout un programme… Une jeune femme, Angela, accompagnée de son seul caméraman, Pablo, va accompagner durant toute une nuit une équipe de pompiers dans ses pérégrinations bienfaitrice. Le « reportage » commence dans la caserne des pompiers. La toute première image du film pose le dispositif : Angela est filmée en plan serré, un micro à la main, les rutilants camions rouge derrière ; elle s’adresse à la fois au (télé)spectateur et à son camarade, lorsqu’elle reprend à plusieurs reprise l’introduction de son sujet. Une première clé de ce film nous est très vite donnée : alors que se tient juste derrière elle le chef de la brigade, Angela s’approche de la caméra et glisse à l’oreille de Pablo, et donc à notre oreille, « n’hésite pas à couper si c’est trop chiant. » Ce film qui prétend prendre la forme d’un unique plan-séquence, admet tout de même un montage, strictement chronologique : quand il n’y a rien à filmer, ne filme pas. Et pourtant il n’y a pas grand-chose à filmer. C’est bien le paradoxe de tout ce cinéma fantastique qui « occupe » l’écran, selon la règle intangible de la télévision, et semble dans le même temps incapable de « ménager » son récit : seul compte l’ici et le maintenant. Le temps qui existe entre la cause et l’effet doit être ramené à son plus court délai. Ce n’est pas la vitesse qui importe, mais l’instantanéité, l’attente n’est plus tolérée. Le film, d’ailleurs très court, à peine une heure quinze minutes, s’interrompt donc régulièrement, afin d’aller de pousser toujours plus loin l’effet sur ses spectateurs. Un shoot, d’une certain manière, très correctement réalisé, mais un shoot tout de même.


Angela, Pablo et les deux pompiers sont donc appelés en ville, et parviennent dans un bâtiment d’habitation dont tous les locataires ont été réveillés en pleine nuit par les cris horribles venant de l’un des appartements, celui d’une vieille dame que les pompiers aussitôt tentent de prendre en charge. Toutefois, les choses ne se passent pas comme prévues, et la vieille dame, si elle paraît effectivement souffrante, se jette cependant sur l’un des policiers venu en renfort, et lui déchiquète le cou. Le second policier abattra cette « enragée », avant de rejoindre son camarade, déjà emporté vers le rez-de-chaussée par les pompiers pour lui permettre d’évacuer les lieux. Commence alors véritablement la nuit de cauchemar : plus personne ne peut quitter le bâtiment, la police et l’armée bloque toutes les issues, pour cause officielle de « contamination », dont nous ne saurons pour l’instant rien de plus, et même les vitres du bâtiment sont recouvertes d’un plastique opaque qui ne laisse plus rien voir de l’extérieur. Puis les choses se dérèglent très vite : la vieille dame revient à elle, malgré les deux balles qu’elle a reçue en pleine poitrine, d’autres victimes, dont le policier finalement décédé, reviennent à leur tour à la vie, l’immeuble se remplit progressivement de zombies, tandis que les vivants meurent les uns après les autres. Finalement, seuls Angela et Pablo parviennent à se terrer dans le grenier prétendument fermé depuis des années, et là ils découvrent finalement la raison de tout cela, grâce à une antique bande magnétique. S’est caché là afin de circonscrire le cas de « possession » d’une jeune enfant, un vague scientifique dont les recherches ont hélas échouées. Il a en désespoir de cause décidé de sceller ce grenier afin que l’abomination qui y vit ne puisse jamais en sortir. C’est pourtant chose faite, puisque les deux camarades finissent bien malgré eux par la libérer, cette enfant-zombie, ce monstre cadavérique et affamé. Les dernières scènes sont filmées dans le noir, de ce noir « infra-rouge » typique de la télévision depuis la première guerre du Golfe, et l’on voit brutalement disparaître finalement Angela, dernière survivante, emportée par la petite croque-mitaine.


Le trait principal de ce film, à partir du moment où le dispositif est mis en place, est l’hystérie. La caméra à l’épaule participe bien évidemment de ce sentiment de l’agitation, de la frénésie, ainsi que le caractère tout « méditerranéen » des personnages qui ne cessent de hurler, de s’injurier, de se quereller au fur et à mesure de la contagion « zombiesque ». Nul silence dans ce film – nul immobilisme, nous ne sommes pas là pour nous « faire chier », mais bien pour prendre notre dose adrénaline. Le fantastique, et la peur suscitée, deviennent l’équivalent du cinéma d’action : pas de temps mort ! Nous devons être sans cesse au cœur de l’action, avec Angela sans cesse filmée en amorce du plan. Car il est indéniable que durant toute la nuit d’horreur, le dispositif télévisuel ne cesse à aucun moment. Angela et Pablo réalisent leur reportage.


Cette omniprésence de la grammaire télévisuelle a un effet tout intéressant toutefois sur le propos secret du film. Une scène, filmée donc en caméra subjective, nous présente Pablo et Angela s’introduisant précautionneusement dans un appartement, dont ils espèrent bien sûr qu’il est vide de tout mort-vivant. Dans cette scène, par rapport à la grammaire habituelle du film d’horreur, depuis au moins Hitchcock, les valeurs se sont inversées : ce n’est plus le monstre qui avance en caméra subjective, dans une alliance toute cinématographique avec le spectateur, à la rencontre du héros, mais bien l’inverse. De menace, le point de vue est devenu menacé. Nous regardons partout avec Pablo, sans rien voir toutefois. C’est, depuis le fameux Projet Blair Witch, l’une des apories du cinéma fantastique : quand l’on peut voir partout, ne voit-on en fait rien ? Il me semble que l’égocentrisme de la télévision se heurte là à l’altérité du cinéma. Une autre scène est assez éloquente à ce sujet. Tandis qu’un médecin ausculte l’un des blessés, Angela et Pablo, qui ont été virés des lieux, parviennent tout de même à filmer par-dessus une porte selon un angle où certes, l’on devine plus que l’on voit vraiment. Et Angela demande alors à Pablo de commenter ce qu’il voit. Nous assistons alors à cette scène certes un peu surréaliste où une voix off, celle du caméraman, explique exactement ce qu’il est en train de nous montrer. Une tautologie cinématographique, pourrait-on dire, typique une fois encore de « l’occupation » du temps d’antenne par la télévision. L’on ne semble plus faire confiance aux images, et pourtant, dès lors que l’on tente d’ajouter un commentaire, on finit sans cesse par retomber dans l’unique limite – pauvre finalement – de ce que nous présente cette image. A mon sens le contraire de l’image littérale qui définit le cinéma.


Par ailleurs, cette histoire d’infection de l’espace domestique participe d’une manière plus scénarisée cette fois, de cette logique d’inversion des valeurs. Dans ce film, l’on est chassé dans son appartement, et l’on se réfugie dans le hall du rez-de-chaussée. Tout semble « retourné » : ainsi les policiers tabassent-ils sans vergogne – ils ont peur !- la vieille femme enragée, les pompiers se sentent menacés par une petite fille, une autre, qui vient de mordre sa mère. Tout finit par ainsi s’inverser. Jusqu’au sens du hors-champs, à la toute fin du film. Pablo utilise sa caméra pour s’assurer que rien de menaçant ne se trouve dans le grenier – il filme pour regarder ensuite ce qu’il a filmé. Il effectue un panoramique complet et au dernier moment « tombe » furtivement sur l’enfant-monstre qui examinait la caméra durant tout ce temps. Un geste de la petite arrache le flash et désormais tous sont dans le noir complet. Quant à nous spectateurs, nous serons donc bien les seuls à avoir aperçu ce monstre, les personnages n’en auront pas eu le temps. Ce qui est dans le champ pour nous est resté en dehors pour eux, dans un ultime geste d’inversion de la grammaire habituelle du cinéma.


Un dernier aspect de ce film me semble notable. En effet, alors que pour nous autres spectateurs, habitués du fantastique, et des films de Zombies, ce qui nous est montré ne fait aucun doute, à aucun moment les protagonistes de l’histoire ne semblent en mesure de répondre à leur sinistre aventure par la connaissance que l’on pourrait leur supposer du genre lui-même, eux qui nous ressemblent tellement. Rec, s’il est donc symptomatique de ces transformations du genre, nous renseigne finalement sur la nature paradoxale du genre : le mystère, s’il est ce qui mérite d’être filmé, prend le risque de se perdre. Vouloir faire la lumière sur l’invisible, c’est éventuellement se condamner soi-même à rester dans l’obscurité. Un film nihiliste quant à la vocation du genre, sans aucun doute, puisque même une histoire codée à ce point ne semble plus être perceptible par ses propres participants. Du présent, rien que du présent…

2 commentaires:

  1. la ferveur des analyses est encore plus remarquable que les films eux-même,on dirait.
    Ça donne envie de "bouffer de la pellicule".
    J'ai pas vu" Rec",mais j'aime moyennement les films "concepts" du style Blairwitch ou Paranormal activity.Ils sont artificiels comme certains jeux vidéos.

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  2. Sauf que là, le concept est magnifiquement exploité je trouve. Et l'aspect européen du film le rend "crédible" et donc plus flippant encore. J'ai une tendresse particulière pour "Rec"

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